La gouvernance de la Convention citoyenne sur la fin de vie : entre auto-organisation et structure imposée Par BERNHARD STÜER
Les assemblées citoyennes délibératives constituent actuellement l’une des principales préoccupations des théoriciens ainsi que des praticiens de la démocratie. Néanmoins, leur organisation institutionnelle précise et en particulier leur gouvernance semblent encore sous-explorées. Ce billet[1] tente de contribuer à combler cette lacune en analysant si la gouvernance de la Convention Citoyenne sur la fin de vie a assuré une délibération productive et protégé l’autonomie des citoyens.
Deliberative mini publics are currently one of the main concerns of democratic theorists and practicians. Nevertheless, their precise institutional set-up and particularly their governance seem still underexposed. This blogpost tries to enter this gap in analyzing if the governance of the Citizens’ Convention on the end of life ensured a productive deliberation and protected the citizens’ autonomy.
Par Bernhard Stüer, LL.M. (Paris Panthéon Assas), stagiaire juridique auprès du Tribunal Régional de Bonn, Allemagne
La Convention Citoyenne sur la fin de vie[2] (CCFV) est l’exemple le plus récent d’une assemblée citoyenne délibérative en France. Après la Convention Citoyenne pour le climat (CCC) en 2019/2020, il s’agit de la seconde assemblée consultative utilisée en tant qu’instrument de délibération, ce qui témoigne d’un ancrage des assemblées citoyennes dans la boîte à outils du gouvernement français. Malgré l’actuelle « vague de démocratie délibérative »[3], la manière de structurer précisément et surtout de gouverner une assemblée citoyenne délibérative semble encore sous-explorée. En outre, l’autonomie des citoyens est principalement analysée par rapport aux influences extérieures plutôt que par rapport à l’influence potentielle des propres organes de l’assemblée. Cependant, une gouvernance appropriée est d’une importance fondamentale pour l’autonomie des citoyens, la qualité de la délibération ainsi que la légitimité de l’assemblée. Ce billet tente de combler cette lacune en analysant si la CCFV a été gouvernée de manière appropriée. Dans ce but le billet commence par une présentation de l’organisation institutionnelle de la CCFV et en particulier du comité de gouvernance (I). Ensuite, des aspects fonctionnels, structurels et organisationnels de la gouvernance de l’assemblée sont analysés et évalués (II). Enfin, les principaux résultats sont résumés et contextualisés (III).
I. Une organisation institutionnelle complexe
La CCFV disposait d’une structure institutionnelle complexe, avec plusieurs organes aux rôles peu clairement différenciés. La convention en elle-même a été organisée par le Conseil économique, social et environnemental (CESE), qui est considéré comme la chambre de la société civile et de la participation citoyenne et conseille le Parlement sur les questions sociales et économiques. Le CESE a ensuite désigné un comité de gouvernance, composé de six membres du CESE, trois chercheurs universitaires, deux membres du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE), une représentante du Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie ainsi que deux citoyens ayant participé à la précédente assemblée citoyenne (CCC). Le rôle du comité de gouvernance n’a été défini qu’au sens large en s’appuyant sur les articles 4-3 et 4-2 de l’ordonnance du 29 décembre 1958 portant loi organique relative au CESE, récemment modifiée : superviser la transparence et la neutralité de l’organisation de la convention et assurer l’indépendance et le respect de la volonté des citoyens.
En outre, quatre garants ont été nommés par le président du CESE. Leur rôle était d’assurer le respect des principales valeurs de la Convention (sincérité, égalité, transparence, respect de la parole citoyenne) et de conseiller le comité de gouvernance. Des facilitateurs (employés des agences Eurogroup, Planète Citoyenne et Stratéact’) ont eu pour mission de soutenir le travail des citoyens et d’assurer une délibération efficace.
II. Des interrogations persistantes sur le modèle de gouvernance
La gouvernance appropriée d’une assemblée citoyenne, c’est-à-dire une gouvernance qui assure une délibération productive et protège l’autonomie des citoyens, dépend fondamentalement du rôle politique conféré à l’assemblée. Ici, le Président Macron semble avoir appris de ses erreurs : contrairement à la CCC, il a été clairement établi dès le départ que la CCFV n’avait qu’un rôle consultatif et donc la tâche de formuler des recommandations plutôt que de rédiger un texte juridique.[4] En conséquence, le problème de la traduction des propositions en un texte juridique, le risque de s’éloigner du texte des citoyens lors de la phase législative, ainsi que la modification accidentelle de la substance des recommandations lors de l’écriture du projet de loi ont été évités.
Il est plus difficile d’évaluer si le comité de gouvernance et les facilitateurs ont défini un calendrier de travail excessivement court pour la CCFV. Alors que certains affirment qu’un encadrement externe aussi strict est nécessaire pour garantir une délibération productive, d’autres estiment qu’elle réduit excessivement l’autonomie des citoyens et leur liberté de délibérer. Une certaine participation à la création et à la modification du calendrier devrait néanmoins être accordée aux citoyens. La manque de temps a un impact significatif sur la délibération puisque les citoyens ne peuvent pas traiter les sujets comme ils le souhaitent et délibérer en profondeur, ce qui peut conduire à un développement insuffisant des arguments. La production d’arguments, même minoritaires, est vitale pour la délibération et essentielle pour obtenir le soutien d’un public plus large.
L’aspect positif est qu’une composition clivante du comité de gouvernance, comme c’était le cas pour la CCC[5], a été évitée. Le comité de gouvernance de la CCC est devenu un espace de confrontation permanente entre les représentants du gouvernement, du CESE et des Gilets Citoyens. Les conditions politiques plus calmes ayant présidé à la création de la convention sur la fin de vie ont permis la nomination au comité de gouvernance de la CCFV de personnes qui n’ont pas d’intérêt direct dans le résultat de la convention, ce qui a prévenu toute critique du comité de gouvernance pour une composition « partisane » ou « orientée ».
Très problématique est le fait qu’aucune possibilité d’auto-organisation et donc d’autonomie organisationnelle n’ait été accordée aux participants. Le modèle irlandais d’une gouvernance par les participants eux-mêmes[6] a été rejeté au profit d’un comité externe. Contrairement à la CCC, les propositions permettant d’inclure certains citoyens dans la gouvernance ont été rejetées. À la demande des citoyens d’être associés aux réunions du comité de gouvernance, ce dernier a finalement décidé de s’y opposer par six voix contre quatre[7]. Bien qu’il ait été reconnu important de ne pas capturer la parole des citoyens et de respecter le principe de coresponsabilité, il a été jugé plus important de ne pas compromettre l’égalité entre les citoyens, en ne donnant pas accès à certains d’entre eux au comité de gouvernance, et d’éviter la complexité d’un organe composé de manière mixte. Le compromis a consisté à inviter quatre citoyens tirés au sort aux réunions de débriefing du comité à la fin de chaque session. Malgré la taille considérable et la durée respectable de la CCFV, il est problématique que les participants n’aient pas eu le pouvoir d’exercer leur compétence en participant à la gouvernance de la convention.[8]
Par ailleurs, le comité de gouvernance était chargé d’un large éventail de tâches différentes et très complexes, notamment l’établissement de l’ordre du jour, la définition de la procédure et la supervision du processus. Cela aurait pu s’avérer écrasant pour un comité relativement restreint et nouvellement formé, conduisant à une délégation de tâches importante, en particulier aux facilitateurs, et donc à un transfert de pouvoir involontaire mais significatif. Ce risque est accru par l’absence de règles écrites précises et préétablies sur la procédure et la délimitation des compétences. Même si cela peut permettre plus de flexibilité, cela conduit aussi à des incertitudes quant à la répartition des responsabilités et soulève des questions de légitimité, si le rôle du comité de gouvernance pluraliste est en partie endossé par le CESE ou par les facilitateurs.
Alors que l’indépendance vis-à-vis de l’exécutif semblait très bien assurée par le comité de gouvernance, d’autres dépendances sont apparues. En particulier la composition du comité de gouvernance révèle certaines faiblesses. Bien que les six conseillers du CESE n´étaient pas majoritaires dans le comité de gouvernance, leur homogénéité en tant que bloc de membres d’une part et l’hétérogénéité des autres membres d’autre part entraînaient un risque de domination par le CESE. En outre, la présidente du comité de gouvernance était membre du CESE et a rédigé un grand nombre des documents importants (comme le calendrier ou les principes structurants de la sélection des participants), ce qui a renforcé son influence. La présidence unique par un membre du CESE marque un changement important par rapport à la CCC, où les deux co-présidents étaient des représentants de think-tanks. La raison de ce changement n’est pas claire, mais il conduit à renforcer le rôle du CESE. Par ailleurs, il est important de noter que la lettre de saisine de la Première ministre était explicitement adressée au président du CESE et non aux citoyens. Cela renforce encore le rôle du CESE et risque de menacer davantage l’autonomie organisationnelle déjà très limitée des participants. Au-delà, les incertitudes qui en résultent quant à la répartition des rôles, des responsabilités et des compétences génèrent des tensions, notamment entre le CESE et le comité de gouvernance : Comme l’a décrit Thierry Pech pour la CCC,[9] le CESE s’est trouvé dans une situation ambiguë où il est légalement responsable des décisions qui ont été prises par un comité de gouvernance autonome dont la majorité des membres n’est pas sous sa responsabilité. Pour reprendre les termes de Thierry Pech,[10] le CESE était plus qu’un hôte, mais moins qu’un organisateur, il était responsable, mais pas décisionnaire.
Enfin, le rôle des facilitateurs a soulevé quelques questions. Même si le comité de gouvernance était le seul responsable, les facilitateurs semblent avoir eu une liberté impressionnante dans l’organisation de la procédure. Ils ont notamment créé l’architecture générale et les principes organisationnels de la délibération, proposé la procédure de délibération, les sessions et les votes, structuré les discussions et synthétisé les idées des citoyens. Ce rôle important et très difficile des facilitateurs soulève des questions de légitimité. Au-delà, la grande marge de manœuvre des facilitateurs s’est matérialisée par des conflits entre les facilitateurs et le comité de gouvernance. Ce dernier a fortement critiqué les facilitateurs pour avoir organisé un vote sans leur validation en posant une question qui a créé de la confusion et dont la formulation a été jugée « très inopportune ».[11] Comme l’ont indiqué les garants, cet incident a mis en péril les principes de sincérité, de transparence et de respect de la parole des citoyens. Les mesures prises par le comité de gouvernance après cet incident montrent à quel point le pouvoir des facilitateurs était étendu, comment cela peut nuire au processus délibératif et comment le comité de gouvernance a essayé de reprendre le contrôle. Cet incident a également été critiqué par plusieurs citoyens.
III. Un bilan positif malgré un besoin d’amélioration considérable
En résumé, l’organisation institutionnelle de la CCFV et en particulier sa gouvernance était en partie déficitaire. Alors que l’indépendance des citoyens vis-à-vis de l’exécutif et leur marge de manœuvre étaient très bien protégées, ils n’avaient pratiquement aucune autonomie organisationnelle, ce qui est pourtant essentiel pour une délibération autonome. Cette situation peut être améliorée en accordant aux citoyens la possibilité de s’autoorganiser ou au moins en les incluant dans le comité de gouvernance. En outre, la répartition des compétences entre le CESE, le comité de gouvernance et les facilitateurs n’était pas claire. Cela a entraîné de graves problèmes d’incertitude, de légitimité et de protection de l’autonomie des citoyens. Ces risques peuvent être réduits efficacement par l’établissement préalable de règles claires et écrites sur les compétences des différents organes et par la mise en œuvre de mécanismes de contrôle.[12]
En utilisant cette critique pour améliorer la prochaine convention citoyenne, il faut rappeler que la tâche de gouverner une assemblée citoyenne est extrêmement complexe. De plus, en raison du nombre limité de recherches portant précisément sur la gouvernance d’une assemblée citoyenne, cette question est encore entourée d’incertitudes. De nouvelles recherches devraient être consacrées à la structure interne des assemblés citoyennes, à leur gouvernance et, en particulier, à la question d’une possible auto-organisation des citoyens.
Enfin, il faut souligner que la délibération de la CCFV a globalement été de grande qualité. Presque tous les citoyens ont été fortement impliqués dans les débats, des expertises et expériences diverses ont amélioré la délibération et le rapport final est très riche et élaboré. Ainsi, la CCFV a contribué de manière significative au débat public sur la fin de vie en France. Ceci résulte bien sûr également du travail du comité de gouvernance.
[1] La version quasi-finale de ce billet a été relue et commentée par Éric Buge que je remercie vivement pour ses remarques constructives.
[2] J’étais observateur officiel de la Convention citoyenne sur la fin de vie et j’ai donc eu accès à l’ensemble du processus. J’ai assisté à la plupart des sessions, mais j’en ai manqué quelques-unes, de sorte que mes observations peuvent être en partie incomplètes.
[3] OECD. (2020). Innovative Citizen Participation and New Democratic Institutions: Catching the deliberative wave.
[4] Entre autres sur ce problème et en ce qui concerne la CCC, voir : https://blog.juspoliticum.com/2020/01/13/convention-citoyenne-pour-le-climat-vers-un-droit-constitutionnel-souple-par-denis-baranger/.
[5] Pech, T. (2021), Le Parlement des citoyens: La Convention citoyenne pour le climat, p. 88.
[6] Farrell, D. M., Suiter, J., & Harris, C. ‘Systematizing’ constitutional deliberation: The 2016-18 Citizens’ Assembly in Ireland. Irish Political Studies, 34 (Novembre 2018), pp. 1-11.
[7] Relevés de décisions du Comité de Gouvernance, 4 jan. 2023, https://conventioncitoyennesurlafindevie.lecese.fr/l-organisation/le-comite-de-gouvernance.
[8] Concernant la CCC : Fourniau, J.-M. Gouverner une assemblée citoyenne: Le rôle du Comité de gouvernance de la Convention Citoyenne pour le climat. Participations, 2022/3 (N° 34), pp. 139-171 (148, 159).
[9] Pech, T. (2021), Le Parlement des citoyens: La Convention citoyenne pour le climat, p. 80.
[10] Pech, T. (2021), Le Parlement des citoyens: La Convention citoyenne pour le climat, p. 81.
[11] Relevés de décisions du Comité de Gouvernance, 11 jan. 2023, https://conventioncitoyennesurlafindevie.lecese.fr/l-organisation/le-comite-de-gouvernance; Collège des garants, 28 fév. 2023, Avis No. 2, https://conventioncitoyennesurlafindevie.lecese.fr/l-organisation/les-garants.
[12] Voir d’autres propositions importantes dans Buge, É. La Convention citoyenne pour le climat a-t-elle travaillé comme une assemblée parlementaire ? Participations, 2022/3 (N° 34), pp. 205-235.
Crédit photo : Démocratie Ouverte, CC by NC 2.0