Droits des groupes parlementaires et parti extrémiste en Allemagne. À propos de la décision du 6 septembre 2023 de la Cour constitutionnelle du Brandebourg

Par Clothilde Melin

<b> Droits des groupes parlementaires et parti extrémiste en Allemagne. À propos de la décision du 6 septembre 2023 de la Cour constitutionnelle du Brandebourg </b> </br> </br> Par Clothilde Melin

Par un arrêt du 6 septembre 2023, la Cour constitutionnelle du Brandebourg rejette un nouveau recours entre organes initié par l’AfD, parti populiste allemand. Ce dernier invoquait notamment son droit à l’égalité des chances, en tant que groupe parlementaire, pour imposer la présence de ses membres à la commission de contrôle parlementaire. Au regard de la sensibilité de l’activité exercée par cet organe spécial – chargé du contrôle des services du renseignement intérieur, la question des droits des groupes parlementaires dans l’élection de ses membres était délicate. Par une mise en balance des droits en présence et une acception globale du concept d’opposition parlementaire, le juge constitutionnel régional allemand parvient à justifier l’absence du parti populiste à la commission.

 

In a ruling issued on 6 September 2023, the Brandenburg Constitutional Court has rejected a new Organsstreit proceedings brought by the AfD, the German populist party. The AfD invoked its right to equal opportunities, as a parliamentary group, to impose the participation of its members in the parliamentary control commission. Considering the delicate nature of the work carried out by this special body – responsible for overseeing the domestic intelligence services – the question of the rights of parliamentary groups in the election of its members was a sensitive one. Thanks to a balance of the rights affected and a global understanding of the concept of parliamentary opposition, the German regional constitutional court managed to justify the populist party’s absence from the commission.

 

Par Clothilde Melin, doctorante en droit public à l’Université Toulouse Capitole et à l’Université de Greifswald (Allemagne) (cotutelle)

 

 

La montée en puissance des partis populistes ou extrémistes pose de nombreux défis aux démocraties européennes. L’Allemagne n’échappe pas à ce constat, confrontée à l’implantation durable du parti de droite radicale AfD (Alternative für Deutschland) dans le paysage politique fédéral et régional. Depuis son entrée au Bundestag en 2017, le parti populiste n’a de cesse d’exploiter son statut de groupe parlementaire (Fraktion) et les instruments constitutionnels mis à sa disposition afin de briser le « cordon sanitaire » imposé par les autres partis et d’accroître son importance politique[1]. L’arrêt du 6 septembre 2023 de la Cour constitutionnelle du Land du Brandebourg[2] illustre cette attitude « procédurière » systématique de l’AfD, visant à intenter divers recours, notamment constitutionnels, tant au niveau fédéral que des Länder, dans l’objectif de déstabiliser les institutions politiques allemandes.

 

En l’espèce, le groupe parlementaire régional de l’AfD a formé un recours entre organes (Organstreitverfahren) contre le Landtag du Brandebourg, contestant le rejet, par ce dernier, de toutes les candidatures provenant du parti pour l’élection des membres de la commission de contrôle parlementaire (Parlamentarische Kontrollkommission), commission spéciale du Landtag. Celle-ci a vocation à contrôler l’activité des services du renseignement intérieur, appelés offices de protection de la constitution (Verfassungsschutz). Il ne s’agit pas d’une mission proprement parlementaire, mais d’une mission relevant par principe du pouvoir exécutif (du Ministère de l’Intérieur, ministère de tutelle des services de renseignement), déléguée aux parlements des Länder et au Bundestag au regard de la sensibilité des activités de ces services pour les droits fondamentaux. Si ce contrôle délégué est une exigence constitutionnelle fédérale (art. 45d de la Loi fondamentale, ci-après LF), il n’est pas prévu constitutionnellement dans tous les Länder (seulement dans les constitutions de Berlin, de Thuringe et du Brandebourg). Il découle en revanche du principe général de démocratie, que les Länder doivent respecter en vertu de l’article 28 al. 1er phr. 1 LF. Partant, des organes parlementaires spéciaux ont été créés, tant au Bundestag (Parlamentarisches Kontrollgremium) que dans l’ensemble des Landtage, dans le but de surveiller l’action des services de renseignement fédéraux et fédérés. Dans le Land du Brandebourg, l’article 11 de la Constitution (ci-après C. Brand.) impose la création d’un tel contrôle parlementaire spécifique. Le législateur a ainsi créé une « commission de contrôle parlementaire », composée de neuf membres au maximum, élus parmi et par les députés du Landtag[3].

 

L’enjeu de cette nouvelle procédure intentée par l’AfD est de taille : depuis 2019, le parti, certains de ses membres et divisions ont été progressivement mis sous surveillance par les différents services de renseignement[4]. En Brandebourg, l’AfD a été placée sous surveillance par le Verfassungsschutz en 2020, en tant que « cas suspect » (Verdachtsfall) d’extrême droite. La question de la participation de membres de ce parti à la commission chargée spécifiquement de surveiller l’activité du Verfassungsschutz est donc délicate et illustre une nouvelle fois le « dilemme »[5] que la présence de l’AfD représente pour la démocratie allemande : celle-ci se veut à la fois respectueuse du principe cardinal de démocratie, ancré à l’article 20 LF et, en même temps, « militante » ou « combative », soit capable de se défendre contre ceux qui contestent les fondements même de l’« ordre fondamental libéral et démocratique », tel que garanti par la Constitution allemande.

 

La Cour constitutionnelle brandebourgeoise, ainsi saisie d’un nouveau litige entre organes à l’initiative de l’AfD (1), répond par la mise en balance des droits en présence : égalité des chances des partis politiques d’une part, libre mandat des députés d’autre part (2). Une acception globale du concept d’opposition parlementaire lui permet de rejeter le recours et évite ainsi l’entrée de l’AfD dans la commission (3).

 

 

1. Un nouvel exemple de litige entre organes à l’initiative de l’AfD

La procédure initiée dans l’affaire exposée est tout sauf inattendue, l’AfD tentant par tout moyen de se poser en victime des manœuvres des partis traditionnels et de les présenter comme anti-démocratiques[6]. La procédure de litige entre organes, inconnue du droit français et prévue, au niveau fédéral, à l’article 93 al. 1er n° 1 LF, permet en particulier à tout organe fédéral suprême ou à tout autre partie investie de droits propres d’engager une procédure contre un autre organe, afin de faire garantir ses droits propres. L’AfD, en tant que groupe parlementaire, bénéficie du statut privilégié d’institution constitutionnelle et dispose notamment d’un droit à l’égalité des chances dans la compétition politique.

 

En l’espèce, l’AfD a intenté, devant la Cour constitutionnelle de Brandebourg, un recours contre le parlement de ce Land, en vertu de l’article 113 n° 1 C. Brand. Entre 2020 et 2022, le groupe de l’AfD a proposé au Landtag de multiples candidats pour l’élection des membres de la commission de contrôle parlementaire. Tous ont été rejetés par le parlement, qui a finalement établi une commission de cinq membres. Selon l’AfD, ces rejets, entrainant sa non-représentation à la commission, constitueraient une violation de l’article 67 al. 1er C. Brand. (égalité des chances entre les partis), de l’article 56 C. Brand. (droit à une application loyale et équitable du règlement du Landtag) et de l’article 2 al. 1er C. Brand., lu en combinaison avec les articles 20 al. 2 LF et 55 al. 2 C. Brand. (droit à une opposition effective).

 

En 2016, le parti populiste avait initié une requête similaire devant la même cour, en se fondant sur l’article 70 al. 2 phr. 2 C. Brand., lequel prévoit que tout groupe parlementaire a le droit d’être représenté par au moins un député dans chaque commission parlementaire. Toutefois, le juge constitutionnel brandebourgeois avait rejeté le recours comme infondé[7], considérant que cet article ne s’appliquait qu’aux commissions parlementaires « classiques », et non pas à la commission de contrôle parlementaire. Au regard de l’origine exécutive de sa mission de contrôle, celle-ci constitue un organe sui generis créé spécifiquement pour que les règles classiques sur les commissions parlementaires ne lui soient pas appliquées.

 

En 2022, l’AfD a pris acte de cette première leçon de droit constitutionnel et modifié en conséquence sa stratégie, mettant en avant l’égalité des chances entre partis et le principe d’opposition effective. Cette démarche ne sera pas davantage fructueuse.

 

 

2. La mise en balance entre égalité des chances des partis politiques et libre mandat des députés

Face au principe d’égalité des chances entre partis invoqué par l’AfD, la Cour constitutionnelle régionale répond par un autre principe constitutionnel : celui du libre exercice du mandat de député (art. 38 al. 1er LF et art. 51 C. Brand.). Selon les juges, ce principe doit être pris en compte dans l’interprétation de l’article 24 al. 1er de la loi brandebourgeoise sur la protection de la constitution : ce dernier aurait vocation à garantir à la majorité des députés, qui ne sont pas eux-mêmes membres de la commission et qui ne peuvent pas exercer directement leur propre droit de contrôle de l’exécutif dans le domaine sensible des services de renseignement, d’avoir un droit minimal pour décider quels députés doivent exercer ce contrôle à leur place. La Cour fait primer les droits des députés individuels sur les droits et garanties des partis et s’oppose à ce que soit imposée l’élection d’au moins un député par groupe à la commission concernée.

 

En 2016, lors de la première procédure concernant cette élection, les juges constitutionnels avaient déjà insisté sur le fait que les parlementaires ne faisant pas partie de la commission devaient pouvoir avoir une pleine confiance dans les députés qui en font partie (tant dans leur compétence technique, que dans leur discrétion). Cette confiance ne pourrait être obtenue que par un vote individuel et libre des députés.

 

Alors que l’AfD mettait en avant son droit de participation, en tant que groupe parlementaire, à l’ensemble des activités du Landtag (Mitwirkungsrecht), la Cour constitutionnelle interprète ce droit à la lumière des droits individuels des députés, en tant que simple droit de proposition (Vorschlagsrecht). Par ailleurs, une conception globale de l’opposition parlementaire lui permet d’écarter les prétentions de la fraction à la présence de ses membres à la commission de contrôle parlementaire.

 

 

3. Une conception globale de l’opposition parlementaire comme dernier rempart à l’entrée de l’AfD dans la commission de contrôle parlementaire

S’il n’existe pas de règle générale, au niveau fédéral, concernant la participation de l’opposition aux différents organes de contrôle parlementaire, les juges constitutionnels brandebourgeois reconnaissent qu’une telle interprétation de l’article 24 de la loi précitée pourrait donner les moyens à la majorité parlementaire de réduire à néant la participation de l’opposition à la commission. La Cour précise donc que son rôle de juridiction constitutionnelle est de contrôler les abus éventuels dans l’exercice du droit de vote des députés, afin que l’opposition parlementaire, prise dans une acception globale, soit représentée de manière adéquate – en conformité avec l’article 24 de la loi brandebourgeoise. Lors de l’audience, le président de la Cour a précisé qu’une composition déséquilibrée de la commission, par laquelle la majorité parlementaire empêcherait ou entraverait l’accès à l’organe à l’opposition, ne serait pas admissible d’un point de vue constitutionnel. En l’espèce, la Cour retient cependant que deux des cinq membres de la commission appartiennent à l’opposition parlementaire (Die Linke et Freie Wähler), même s’ils ne sont pas membres de l’AfD spécifiquement. Cette participation de l’opposition à hauteur de 40 % lui paraît alors adéquate.

 

On peut néanmoins se demander si cette interprétation, consistant à comprendre l’opposition parlementaire de manière générale et non pas selon les groupes parlementaires particuliers, est suffisante pour garantir une balance équilibrée entre les droits des députés et les droits des partis politiques. En effet, l’AfD constitue le premier parti d’opposition au Landtag du Brandebourg (avec 23 députés – la majorité relative étant détenue par le SPD avec 25 députés). Or, ce sont de plus petites formations politiques qui ont obtenu les deux sièges à la commission, et non la plus grande force d’opposition. C’est ce qu’a immédiatement critiqué le chef de l’AfD du Brandebourg, Hans-Christoph Berndt, condamnant ce « coup bas pour la démocratie » et dénonçant une « décision politique ». Nul doute que l’AfD ne s’arrêtera pas à cette défaite et tentera par tout moyen de peser sur la politique régionale et fédérale allemande. Selon les sondages actuels, elle est en bonne posture pour devenir le parti majoritaire lors des élections régionales du Brandebourg de 2024, et pourrait alors faire jouer cette jurisprudence en sa faveur.

 

 

 

[1] A. Gaillet, M. Wendel, « Les limites de la démocratie défensive allemande face au populisme de l’AfD », in A. Duffy, N. Perlo (dir.), Populisme et changements constitutionnels, Confluences des droits (coll. d’ouvrages numériques), à paraître, 2024.

[2] VerfGBbg, arrêt du 6 septembre 2023, VfGBbg 78/21.

[3] Art. 24 al. 1er de la loi brandebourgeoise sur la protection de la constitution : « La commission de contrôle parlementaire est instituée par le Landtag. Le Landtag décide de sa taille, qui ne doit pas dépasser neuf membres, ainsi que de sa composition et élit le président, le vice-président et les autres membres. L’opposition parlementaire doit être représentée de manière adéquate. ».

[4] Au niveau fédéral, le parti est surveillé depuis 2021. V. A. Michel, « AfD vs. Verfassungsschutz – La surveillance d’un parti par les services de renseignement », Blog JP, 1er avril 2021.

[5] A. Le Divellec, « Surveillance d’un parti politique “extrémiste” par l’État : le dilemme de la démocratie constitutionnelle allemande », Le Club des Juristes, 25 mars 2021.

[6] Pour une autre illustration récente de cette attitude, voy. par ex. le recours entre organes déposé par l’AfD le 11 août dernier devant la Cour constitutionnelle de Bade-Wurtemberg, afin d’imposer la présence de ses députés au Conseil rhénan (communiqué de presse).

[7] Arrêt du 19 février 2016, BbgVerfG 57/16.

 

 

 

Crédit photo: Landtag Brandenburg / Manuel Dahmann.