Australie : donner une « Voix » aux peuples autochtones ? Retour sur les origines et les enjeux du référendum constitutionnel du 14 octobre 2023

Par Zérah Brémond

<b> Australie : donner une « Voix » aux peuples autochtones ?  Retour sur les origines et les enjeux du référendum constitutionnel du 14 octobre 2023 </b> </br> </br> Par Zérah Brémond

Le 14 octobre 2023, les Australiens sont appelés à voter pour amender la Constitution fédérale afin de donner une « Voix » au sein du Commonwealth aux peuples aborigènes et insulaires du détroit de Torres. Ce faisant, il s’agirait, du point de vue des Autochtones, d’acter l’idéal de la coexistence entre souveraineté autochtone et souveraineté de la Couronne. Ce billet entend revenir sur les origines et les enjeux de ce vote historique pour la consolidation de l’Etat post-colonial australien.

 

On October 14, 2023, Australians will vote to amend Federal Constitution in order to provide a “Voice” for Aboriginal and Torres Strait Islander peoples within the Commonwealth. Thus, from Indigenous point of view, it would be enacted the ideal of coexistence between indigenous and Crown sovereignty. This post intends to return to the origins and stakes of this historic vote for the consolidation of Australian post-colonial State.

 

Par Zérah Brémond, Maître de conférences en droit public, Univ Pau & Pays Adour, Aix Marseille Univ, Université de Toulon, CNRS, DICE, IE2IA, Pau, France, Chargé de recherche peuples autochtones pour l’IFJD-Institut Louis Joinet

 

 

 

En 1979, Paul Thomas Coe, un aborigène australien, sollicita la Haute Cour d’Australie afin qu’elle adopte une déclaration visant à reconnaître la souveraineté aborigène sur l’ensemble du territoire. Il motivait sa requête par le caractère irrégulier de l’affirmation initiale de la souveraineté britannique sur l’île. Le recours fut évidemment rejeté, la Cour estimant naturellement ne pas avoir compétence pour discuter des conditions dans lesquelles l’État dont elle relève a étendu sa souveraineté sur le territoire[1]. En dépit de son caractère impossible, cette requête soulevait néanmoins des questions pouvant être discutées[2]. De fait, comme le soulignait le juge Murphy, la justification de la conquête britannique de l’Australie par le caractère prétendument inoccupé du territoire apparaissait comme « un mensonge commode pour justifier la prise de possession des terres aborigènes »[3]. En prévoyant l’instauration d’une « voix » autochtone auprès des institutions du Commonwealth d’Australie, la révision constitutionnelle soumise au référendum du 14 octobre 2023 constitue, a minima, un moyen de concrétiser cette « souveraineté aborigène » revendiquée par Paul Thomas Coe, en permettant l’association des peuples autochtones d’Australie à l’adoption des décisions qui les concernent. Cette réforme, si elle devait être adoptée, constituerait un moyen de consolider l’État post-colonial australien (III). Pour en comprendre les enjeux, il importe de revenir d’abord sur le long chemin pour la reconnaissance des peuples autochtones d’Australie (I) avant d’examiner la signification que pourrait prendre, dans le cadre du fédéralisme australien, l’affirmation d’une souveraineté autochtone sur l’Australie (II).

 

 

I. De la doctrine de la terra nullius à l’arrêt Mabo : un long chemin pour la reconnaissance des peuples autochtones d’Australie

Contrairement à son voisin néozélandais, dont la colonisation fut actée par un traité conclu entre la Couronne britannique et les peuples autochtones de l’île, la conquête de l’Australie fut réalisée sur la base de la doctrine de la terra nullius. Celle-ci suppose, en termes simples, qu’un territoire inoccupé peut faire l’objet d’une appropriation par la première nation « civilisée » qui en fait la découverte. Souvent invoquée, cette doctrine s’accompagne généralement de tempéraments, des accords pouvant être conclus avec les colonisés, dimension qui se retrouve particulièrement en Amérique du Nord. De fait, il importe bien souvent de composer avec les colonisés, le droit colonial apparaissant « avant tout comme un droit de terrain, dont l’effectivité dépend notamment de l’adhésion des populations auxquelles il s’applique »[4]. Or, il n’en fut rien en Australie, la colonisation ayant été justifiée par la négation pure et simple du peuplement originel de l’île[5]. Par cohérence, la Constitution fédérale australienne, adoptée en 1900, prévoyait initialement l’exclusion formelle des populations autochtones du recensement.

 

La proclamation en droit de l’inexistence des peuples originaires ne pouvant remettre en cause le fait de leur présence établie, les Autochtones d’Australie ont pu formuler plusieurs revendications auprès des institutions australiennes. D’abord portées sur le plan politique, plusieurs requêtes visèrent à conférer aux peuples aborigènes et insulaires du détroit de Torres une représentation au Parlement fédéral. On songe notamment à la demande adressée en ce sens en 1938 au roi Georges VI par William Cooper, pour le peuple Yorta Yorta. Ces revendications ont pu, a minima, aboutir à la remise en cause de l’exclusion constitutionnelle des autochtones du recensement, suite au référendum du 27 mai 1967. Parallèlement, plusieurs recours ont pu être portés devant les tribunaux. Si certains visaient, comme ce fut le cas dans l’arrêt Coe v. Commonwealth, à contester de manière générale la souveraineté de la Couronne sur l’Australie[6], d’autres portèrent plus spécifiquement sur des questions foncières. Face à des revendications « plus raisonnables », la Haute Cour d’Australie a finalement admis, dans l’arrêt Mabo v. Queensland rendu en 1992[7], qu’il y avait bel et bien une occupation précoloniale de l’Australie et que par conséquent, l’affirmation de la souveraineté britannique n’a pu emporter par elle-même appropriation par la Couronne de l’ensemble du dominium. Dès lors, les titres « natifs » subsistent tant qu’aucun acte ne vient définitivement en altérer l’usage, la Cour ayant pu par la suite considérer que ni l’octroi de baux pastoraux[8] ni l’attribution de concession minière[9] ne satisfait à ce critère. Si de telles décisions traduisent bien la subsistance du droit autochtone, elles ne viennent en revanche nullement remettre en cause la souveraineté de la Couronne, le Parlement fédéral restant théoriquement habilité à éteindre les titres natifs. Cependant, le voile de la terra nullius étant levé, l’Australie se retrouve face à un passé colonial qu’elle ne peut raisonnablement ignorer. Doit-elle pour autant en arriver à la réhabilitation d’une souveraineté autochtone ?

 

 

II. Du débat sur la constitutionnalisation des droits des peuples autochtones à la déclaration d’Uluru : vers une souveraineté autochtone en Australie ?

Depuis les années 1980, l’on assiste à un phénomène d’internationalisation des droits des peuples autochtones. D’où qu’ils viennent, tous ont subi un préjudice similaire qu’il appartient aujourd’hui à la communauté internationale d’assumer. L’adoption en 2007 par l’Assemblée générale des Nations Unies d’une Déclaration sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) est venue formellement reconnaître non seulement la qualité de « peuple » aux anciens colonisés, mais aussi le droit attaché à cette qualité, en l’occurrence le droit à l’autodétermination. Bien que n’impliquant pas formellement un droit à l’indépendance, le bénéfice d’un tel privilège paraît devoir ouvrir la voie à la question de la souveraineté autochtone. Craignant de voir remise en cause son intégrité territoriale et politique, l’Australie figura parmi les 4 seuls États (avec le Canada, les États-Unis et la Nouvelle-Zélande) ayant voté contre la Déclaration. Une telle position ne tint néanmoins pas longtemps, chacun de ces États s’étant finalement rallié à la Déclaration. L’Australie fut la première à s’y prêter, dès 2009, suite à l’alternance entre libéraux et travaillistes survenue fin 2007. Le nouveau Premier ministre, Kevin Rudd, prononça en ce sens, le 13 février 2008, un discours historique devant le Parlement australien afin de présenter officiellement les excuses de l’Australie pour les « générations volées » d’enfants autochtones australiens envoyés de force dans des pensionnats.

 

Au-delà des mots, l’idée d’une révision constitutionnelle permettant de sanctuariser la reconnaissance des peuples autochtones d’Australie fit son chemin, un premier projet ayant été adopté par le Parlement fédéral en 2013 à cette fin[10]. Celui-ci devait se traduire par l’organisation d’un référendum visant à amender la Constitution en ce sens. Un organe bipartisan – le Conseil du Référendum – fut institué en 2015 par le Premier ministre et le chef de l’opposition pour déterminer les attentes des peuples autochtones d’Australie quant à cette révision constitutionnelle. Plus que leur simple reconnaissance, il apparaît que ceux-ci entendent non seulement faire valoir leur droit à l’autodétermination, dans le cadre établi par la DNUDPA, mais également réaffirmer le fait que leur souveraineté n’a pas été cédée[11].

 

De telles attentes furent réaffirmées en 2017 lors d’un rassemblement à Uluru de plusieurs représentants des peuples autochtones australiens. Le lieu apparaissait chargé de symbole en ce qu’il s’agit d’un site sacré majeur des Aborigènes d’Australie, preuve s’il en est de l’occupation plurimillénaire de l’île. Il en ressortit une Déclaration en forme d’adresse au peuple australien : la « Uluru statement from the hearth »[12]. Celle-ci affirme d’une part, le fait que la souveraineté autochtone, vieille de 60.000 ans, n’a pu être effacée du seul fait de la colonisation. Elle reconnaît toutefois d’autre part que cette souveraineté coexiste aujourd’hui avec celle de la Couronne, repoussant ce faisant toute velléité sécessionniste, comme avait pu le faire craindre la revendication portée par Paul Coe en 1979. Cette « double souveraineté » s’apparenterait à la théorie américaine de la souveraineté[13], l’élément autochtone devenant une composante à part entière de l’État fédéral australien. Afin de matérialiser cette double souveraineté, les peuples autochtones d’Australie revendiquent une « Voix » inscrite dans la Constitution, ce qui permettrait alors « une expression plus complète du statut de nation de l’Australie ».

 

 

III. Donner une « Voix » aux peuples autochtones d’Australie : un référendum pour la consolidation de l’État post-colonial australien

Suivant les préconisations formulées par le Conseil du référendum, le gouvernement travailliste présenta en 2023 au Parlement un projet de révision constitutionnelle visant à instituer une « Aboriginal and Torres Strait Islander Voice ». Prenant la forme d’un nouveau titre ajouté à la Constitution, le projet poursuit, selon l’exposé des motifs présenté par le gouvernement, quatre objectifs :

  • reconnaître que les Aborigènes et les Insulaires du détroit de Torres sont les premiers peuples d’Australie, rompant ainsi définitivement avec la doctrine de la terra nullius,
  • établir un nouvel organe constitutionnel fédéral : la « Aboriginal and Torres Strait Islander Voice »,
  • définir la principale fonction de cet organe, en l’occurrence être représenté auprès des organes législatifs et exécutifs sur les questions concernant les peuples autochtones d’Australie,
  • habiliter le Parlement pour que celui-ci précise la composition, le fonctionnement, les pouvoirs et les procédures propres à la Voix.

 

Sans reprendre formellement l’idée d’une double souveraineté, la réforme a le mérite d’aller au-delà d’une simple reconnaissance constitutionnelle des peuples autochtones d’Australie. En instituant un organe de représentation spécifique, elle place l’Australie à l’avant-garde des États post-coloniaux[14], la Voix devant permettre de systématiser les procédures de consultation des peuples autochtones dans l’organisation de l’État. Ce type de mécanisme peut néanmoins trouver certaines limites. Du point de vue des autochtones, il peut être facteur de frustration dès lors que les institutions ne jouent pas le jeu de la consultation. La réforme constitutionnelle paraît en ce sens apporter peu de garanties, en particulier en ce qui concerne le financement de la Voix et la manière dont ses avis seront pris en compte. Du point de vue des non autochtones, il peut être critiquable, sur le plan purement démocratique, de donner un privilège spécial dans la prise de décision à une partie de la population pourtant largement minoritaire. Cette crainte est fortement présente en Australie où les Autochtones ne représentent qu’environ 4 % de la population. En faisant le choix finalement de s’engager en faveur du non au référendum, l’opposition libérale au gouvernement actuel a pu avancer le risque de « séparatisme autochtone » induit par cette réforme[15]. Cette rupture du soutien bipartisan à la réforme pourrait conduire à son échec, ce que les derniers sondages paraissent confirmer[16]. Reste à espérer, comme le professeur Harry Hobbs, qu’un résultat négatif ne mette pas définitivement un coup d’arrêt à la politique de réconciliation en Australie[17]. Verdict le 14 octobre 2023…

 

 

 

[1] Position qui fut affirmée précédemment par le juge Gibbs dans sa décision New South Wales v. Commonwealth, (1975) 135 CLR 337, (Gibbs) §14.

[2] Coe v. Commonwealth, [1979] HCA 68, (Gibbs) §17.

[3] Id, (Murphy) §8.

[4] F. Duverger, La coexistence des conceptions étatiques et coutumières de la représentation politique en droit constitutionnel canadien et français, Thèse, U. Paris-I, 2023, §109.

[5] Le Conseil privé soulignait en ce sens, en 1889, le caractère « pratiquement inoccupé » du territoire au moment de l’arrivée des Britanniques. Cooper v Stuart, [1889] UKPC 1.

[6] Dont l’acquisition, en application de la doctrine de la terra nullius, apparaitrait comme une négation pure et simple de la souveraineté autochtone préexistante.

[7] Mabo v. Queensland (No 2) (1992) 175 CLR 1.

[8] Wik Peoples v. Queensland, (1996) 187 CLR 1.

[9] Western Australia v Brown, [2014] HCA 8.

[10] Aboriginal and Torres Strait Islander Peoples Recognition Act 2013.

[11] Referendum Council, « Final Report of the Referendum Council », 2017, p. 22-24.

[12] Cette déclaration a été traduite en de très nombreuses langues autochtones et non autochtones que l’on peut retrouver sur le site dédié : https://ulurustatement.org/the-statement/translations/

[13] Telle qu’elle résulte de la fameuse décision McCulloch v. Maryland rendue par la Cour suprême en 1819.

[14] Que l’on peut définir comme étant des États dans lesquels il n’y a pas eu formellement de processus de décolonisation, mais dont le dépassement de la période coloniale s’incarne par l’adoption d’une organisation pluraliste associant autochtones et non autochtones à l’exercice du pouvoir et à la production du droit.

Pour une définition plus complète de cette notion, nous renverrons à nos propres travaux, notamment ceux issus de notre recherche doctorale. Z. Brémond, Le territoire autochtone dans l’État post-colonial. Étude comparée des États issus des colonisations britannique et hispanique, Bayonne, IFJD — Institut Louis Joinet, 2021, 804 p.

[15] SBS News, ”Peter Dutton digs in behind No campaign for Indigenous Voice to Parliament”, 8 avr. 2023.

[16] Financial Times, “The Voice: a vote on indigenous rights divides Australia”, 24 sept. 2023.

[17] H. Hobbs, “A First Nations Voice to Parliament”, 19 sept. 2023.

 

 

 

Crédit photo : Jared Noah Photography / Tsima Radio4MW-Torres / CC BY 2.0 / Détroit de Torres, Strait Flag Day 2021