Un « code de conduite » pour répondre à la crise de confiance de la Cour suprême ?

Par Margaux Bouaziz & Elina Lemaire

<b> Un « code de conduite » pour répondre à la crise de confiance de la Cour suprême ? </b> </br> </br> Par Margaux Bouaziz & Elina Lemaire

Sous la pression d’une série de scandales révélés par la presse, d’une enquête devant le Congrès et de la discussion d’un projet de loi relatif à l’éthique de ses membres, la Cour suprême des États-Unis s’est récemment dotée d’un code de conduite, réclamé depuis de nombreuses années. Mais ce dispositif nouveau n’est-il pas un miroir aux alouettes ? Instrument de communication, absence de force contraignante, absence de sanction : il est en réalité très improbable que le code de conduite permette de résoudre la crise de confiance que traverse la Cour suprême.

 

Under the pressure of a series of ethics scandals, an investigation by the Senate and the discussion of a bill on the Supreme Court Ethics, Recusal, and Transparency, the Supreme Court had no choice but to adopt a long-overdue code of conduct. However, it might be more of a smokescreen than a true evolution of ethics on the Court. It is more about the Court’s image than anything else considering that it is not binding in any meaningful way and there is no enforcement mechanism. It will certainly not be enough to restore the confidence in the Court.

 

Par Margaux Bouaziz, Maîtresse de conférences en droit public à l’Université de Bourgogne

et Elina Lemaire, Professeur de droit public à l’Université de Bourgogne (CREDESPO)

 

 

 

Le 13 novembre 2023, la Cour Suprême des États-Unis d’Amérique a adopté un « code de conduite » afin de « définir et de rassembler en un seul document les règles et principes éthiques qui guident la conduite » de ses membres (« Statement of the Court regarding the Code of conduct »).

 

Comme la Cour le précise dans sa déclaration, il s’agit, pour la plupart de ces principes, d’une simple codification, les juges se soumettant, depuis longtemps, aux règles éthiques de la common law, découlant d’une pluralité de sources (la déclaration cite notamment les règles statutaires, le code de conduite applicable aux autres juges fédéraux, ou encore la pratique historique). Toutefois, souligne la déclaration, ces dernières années, « l’absence de Code […] est à l’origine d’un malentendu : les membres de la Cour, contrairement à tous les autres juristes de ce pays, se considéreraient comme déliés de toute obligation éthique ». L’adoption de ce code aurait ainsi et principalement pour objet de « dissiper ce malentendu ».

 

En réalité, plus qu’un simple « malentendu », c’est une série de scandales liés à des suspicions de corruption des membres de la Cour révélés par Propublica, média indépendant géré par un organisme à but non lucratif, qui est en cause. Les enquêtes menées par des journalistes mettent en lumière plusieurs voyages de luxe, cadeaux et autres avantages offerts à ses membres par des groupes d’intérêts privés, que les juges ont omis de mentionner dans leurs « déclarations financières » (de cadeaux et autres dons) annuelles[1]. Ces révélations ont donné lieu à l’ouverture d’une enquête par la Commission des affaires judiciaires du Sénat. Cette dernière a notamment demandé au président de la Cour suprême, John Roberts, de venir témoigner – ce qu’il a refusé de faire en estimant qu’un tel témoignage était « extrêmement rare », en raison du principe de séparation des pouvoirs et de l’importance de la préservation de l’indépendance judiciaire. En juillet 2023, le Sénat a par ailleurs entamé la discussion d’une loi sur l’éthique des membres de la Cour (Supreme Court Ethics, Recusal and Transparency Act).

 

Les révélations embarrassantes ayant continué de pleuvoir, la Cour suprême a fini par se décider à adopter un code de conduite pour couper court au débat. Un tel code était dans les tiroirs depuis 2019 (au moins) ; en 2011, le président John Roberts avait estimé, dans son rapport annuel, que l’adoption d’un code n’était pas nécessaire. Il semble bien que la pression de l’opinion publique et du Congrès ait fait évoluer la position des juges.

 

La Cour Suprême des États-Unis assume donc partiellement la dimension communicationnelle de ce nouveau dispositif (I). Son adoption peut par ailleurs être considérée comme un progrès, mais elle n’est pas exempte de critiques (II). Surtout, la question se pose de sa portée normative réelle et de sa sanction (III).

 

 

I – Un instrument de communication ?

L’activité communicationnelle des organes constitués s’est très fortement développée ces trente dernières années, avec pour objet affiché la meilleure connaissance et, à travers elle, la valorisation, la promotion et la légitimation des différentes institutions, afin de renforcer leur autorité. En France – on évoquera ici simplement la situation des juridictions suprêmes et constitutionnelle – le Conseil d’État, la Cour de cassation et surtout le Conseil constitutionnel ont développé chacun une activité communicationnelle intense, qu’il s’agisse de communication institutionnelle (plaquettes, livrets de présentation, rapports, discours des membres, site Internet et – récemment – le portail QPC360°…) ou de communication décisionnelle (conférences et communiqués de presse, commentaires « officiels » des décisions, etc.).

 

Ce mouvement n’épargne pas les juridictions étrangères. La Cour Suprême des États-Unis, pour ne parler que d’elle, s’ouvre aussi – quoique timidement – au public. Depuis la crise sanitaire liée au covid-19, ses audiences peuvent ainsi être écoutées en ligne. La Cour fournit également un rapport annuel d’activité, qui est souvent très succinct (à peine une dizaine de pages), mais qui permet d’attirer l’attention sur des sujets sensibles. Ainsi, le rapport de 2022 mentionnait les attaques subies par les juges fédéraux au cours de la déségrégation (faisant ainsi le parallèle avec celles dont les membres conservateurs de la Cour ont fait l’objet après la décision remettant en cause la protection constitutionnelle du droit à l’avortement). Le rapport peut ainsi avoir une visée politique.

 

Il serait toutefois assurément restrictif d’appréhender le code de conduite des membres de la Cour dans sa seule dimension « politique » et communicationnelle. Le « malentendu » qui, selon les membres de la Cour, était à l’origine de la codification des règles de conduite était susceptible d’ébranler la confiance des individus dans l’institution. Le célèbre aphorisme « justice must not only be done, it must be seen to be done » trouvait ici un terrain particulièrement propice à son application, la première qualité attendue d’un juge étant l’impartialité. C’est pourquoi la question de l’éthique du juge constitue un topos de toute réflexion sur la justice ; c’est pourquoi également les progrès déontologiques des dernières années ont aussi et très largement concerné les juges et les magistrats. C’est notamment le cas en France où le droit « dur » (loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires, loi organique du 8 août 2016 relative aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats […]) complète désormais les instruments déontologiques de droit souple (« Recueil des obligations déontologiques des magistrats » (2010), « Charte de déontologie des membres de la juridiction administrative » (2011).

 

On observera au passage que le Conseil constitutionnel est resté plutôt en marge du mouvement de progression des exigences déontologiques applicables aux juges (comme à l’ensemble des organes constitués). Il est vrai que les incompatibilités applicables à ses membres ont été sensiblement élargies depuis 1958 ; mais elles ne sont toutefois pas pleinement sanctionnées. La composition du Conseil multiplie les risques de conflits d’intérêts ; le déport (et la récusation) sont certes possibles dans le contentieux a posteriori et a priori, mais les mécanismes les instaurant sont insuffisants[2]. De plus, comme l’ont récemment montré les QPC Éric Dupond-Moretti[3] (2023-1046 QPC du 21 avril 2023) et François Fillon[4] (2023-1062 QPC du 28 septembre 2023), la prévention du conflit d’intérêts peut conduire à la violation d’autres règles procédurales (ici, celle du quorum). D’autres avancées déontologiques (soumission des membres à des obligations déclaratives de situation patrimoniale et d’intérêts), envisagées par le législateur organique, ont été censurées par le Conseil lui-même, sans justification juridique convaincante (v. la décision no 2016-732 DC du 28 juillet 2016, Loi organique relative aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats). Adoptée par l’Assemblée nationale le 1er février 2017, une proposition de loi organique relative aux obligations déontologiques applicables aux membres du Conseil constitutionnel n’a pas été discutée au Sénat. Faut-il par ailleurs rappeler que le régime indemnitaire des membres de l’institution est partiellement illégal et que sa tentative de réforme récente n’a pu aboutir, faute de volonté politique ?

 

 

II – Un renforcement en trompe-l’œil des exigences déontologiques

Les juges fédéraux états-uniens sont quant à eux soumis depuis 1973 à un code de conduite adopté par la Conférence judiciaire (l’équivalent de notre Conseil supérieur de la Magistrature), qui dispose d’un pouvoir réglementaire et de sanction disciplinaire. Cependant, ce code n’est pas applicable aux membres de la Cour suprême. Depuis de nombreuses années, des voix réclamaient donc un code équivalent pour ses membres. Plusieurs juges y siégeant actuellement, qui étaient ciblés par les récentes révélations, s’étaient publiquement opposés à une telle adoption. Le Congrès envisage(ait) quant à lui – comme cela a été rappelé plus haut – d’adopter une loi relative à l’éthique des membres de la Cour.

 

La Cour suprême ne s’est jamais prononcée sur la compétence du Congrès pour édicter des règles concernant ses membres, qu’il s’agisse d’obligations de déclarations financières, de règles de déport ou de toute autre règle disciplinaire. En 2011, le président de la Cour avait estimé que les limites de la compétence du Congrès en la matière restaient incertaines en l’absence de décision de la Cour à ce sujet. En apparence neutres, ces affirmations indiquent néanmoins qu’à ses yeux, il est possible de douter de la compétence du pouvoir législatif pour édicter des règles déontologiques s’imposant aux membres de la Cour suprême. En juillet dernier, le juge Samuel Alito est allé plus loin en estimant purement et simplement que le Congrès était incompétent pour imposer à la Cour un code de conduite. Plus largement, il a considéré qu’« aucune disposition de la Constitution ne lui donne [au Congrès] le pouvoir d’édicter des règlementations relatives à la Cour suprême, point barre[5] ». Il semble néanmoins que la pression de « l’opinion publique » ait eu raison des résistances de certains membres de la Cour qui ont finalement fait le choix de « l’autorégulation » – coupant ainsi et par ailleurs fort opportunément l’herbe sous les pieds du Congrès.

 

Le code de conduite adopté par la Cour s’inscrit donc, en partie, dans un mouvement de renforcement de la culture déontologique (d’autres juridictions constitutionnelles se sont dotées d’instruments similaires : on songe notamment à la Cour constitutionnelle allemande).

 

Le code de la Cour suprême est calqué sur le code de conduite des juges fédéraux ordinaires et organisé selon le même plan. Le document est long de sept pages et comporte cinq « canons » – ce terme désignant de grands principes, et non des règles précises et détaillées. Il est suivi de quatre pages de commentaires.

 

Le code s’articule autour de cinq principes : 1) maintenir et respecter l’indépendance et l’impartialité du pouvoir judiciaire, 2) éviter d’agir de manière inappropriée et incompatible avec la dignité des fonctions ou d’une manière qui pourrait apparaître comme telle, 3) exercer les fonctions de manière juste, impartiale et diligente, 4) l’autorisation de prendre part aux activités non juridictionnelles compatibles avec l’exercice des fonctions, 5) s’abstenir de prendre part à des activités politiques.

 

Le code est présenté comme codifiant à droit constant des obligations que la Cour respectait déjà, mais il autorise en réalité des comportements dont la légalité était jusque-là douteuse, les lavant ainsi de tout soupçon. Tel est par exemple le cas des règles relatives à la récusation et au déport qui sont plus souples que celles s’appliquant aux autres juges. La Cour comprend neuf membres et ne peut, contrairement aux cours inférieures, faire remplacer un juge récusé. Comme une décision doit être prise à une majorité de cinq membres, toute récusation affaiblit le demandeur. Le risque est donc que les juges ne se récusent pas – d’autant que la décision est à leur entière discrétion – alors même que leur impartialité est douteuse. Le code autorise ainsi expressément les juges à ne pas se déporter en cas de « nécessité » (« la règle de la nécessité peut surpasser la règle de la récusation »). Si un juge estime qu’il est « nécessaire » qu’il ne se récuse pas (cette décision est à son appréciation discrétionnaire), alors même qu’il est en situation de conflit d’intérêts, cela est parfaitement conforme au code. De même, le code autorise les juges à intervenir dans des conférences et à prendre part à diverses activités, à mi-chemin entre représentation et commercialisation de la présence et de la proximité avec les juges. Il en va par exemple ainsi lorsque les juges sont invités à un gala dont les places sont vendues à prix d’or à des personnes ayant souvent des affaires présentées devant la Cour…

    

    

III – Une portée normative limitée

Les membres de la Cour suprême sont soumis à quelques obligations statutaires écrites, mais une partie d’entre eux les considèrent inconstitutionnelles et estiment qu’il ne s’agit pour eux que d’une soumission volontaire à des principes non contraignants. C’est là une différence importante avec les juridictions françaises, Conseil constitutionnel compris – même si pour ce dernier, la question de la sanction du non-respect des obligations statutaires reste entière. De ce point de vue-là, l’adoption d’un code de conduite est sans doute un progrès. Mais quelle est sa portée effective ?

 

Il faut d’abord souligner que les principes figurant dans le code de conduite sont rédigés au conditionnel, et non selon une forme déontiquement modalisée : les juges « devraient » (should) et non « doivent » (shall). Quatre des cinq principes directeurs (canons) énoncés par le code sont formulés ainsi : « un membre de la Cour suprême devrait… ». Le dernier canon formulé de la façon suivante : les juges « sont autorisés à prendre part à telle ou telle activité » (may). Cette remarque concerne aussi le code de conduite des juges fédéraux ordinaires qui présente des recommandations et peut servir de fondement à des sanctions disciplinaires (même si chaque manquement ne justifie pas en soi une sanction). Selon une distinction classique, bien que discutée, ces codes présentent donc des principes et non des règles. Les deux codes ont d’ailleurs la même structure et dans l’ensemble le même contenu, même si quelques différences notables ont pu être relevées[6].

 

Cependant, la différence entre le code de la Cour suprême et celui des juges fédéraux réside dans l’existence de règles contraignantes et d’une instance extérieure susceptible de sanctionner d’éventuels manquements. Là où les juges fédéraux sont soumis au pouvoir disciplinaire de la Conférence judiciaire, qui fait respecter les obligations législatives et règlementaires auxquelles ils sont soumis, les membres de la Cour suprême seront juges de leur propre cause. Personne ne peut les contraindre à respecter les principes formulés dans le code et aucun recours n’est prévu pour sanctionner (ou même enquêter sur) un éventuel manquement. Notons toutefois que la Constitution fédérale prévoit (art. III section 1) que « les juges de la Cour suprême […] conserveront leurs charges tant qu’ils auront une bonne conduite » et qu’ils peuvent, en cas contraire, faire l’objet d’une procédure d’impeachment. Il appartiendrait alors à la Chambre des Représentants de mettre le juge « indigne » en accusation et au Sénat de voter pour le démettre de ses fonctions à la majorité des deux tiers.

 

Le problème de la sanction est évidemment récurrent dès lors qu’il est question de la discipline des membres des Cours suprêmes et constitutionnelles[7], dans la mesure où leur indépendance est en jeu. En France, la seule sanction prévue par les textes en cas de non-respect des obligations statutaires par les membres du Conseil (incompatibilités, devoir de réserve, secret des délibérations et des votes, interdiction des prises de position publiques, etc.) est la démission d’office, prononcée par le Conseil constitutionnel lui-même. La dimension très réduite du collège (qui peut conduire à une forme de connivence) rend évidemment le prononcé de telles sanctions très improbable.

 

Aux États-Unis comme en France, les exigences déontologiques applicables aux juridictions constitutionnelles restent donc souvent plus cosmétiques qu’effectives. Toutefois, aux États-Unis, le tribunal de l’opinion publique, l’insistance des médias, les nombreux reportages et l’action des membres du Congrès ont poussé les juges dans leurs retranchements. Acculés, ils ont cédé à la pression politique et médiatique et adopté un code de conduite qu’ils avaient jusqu’alors rejeté. On peut légitimement imaginer que le respect des principes qui y sont énoncés sera (au moins partiellement) assuré par le même biais. En France, le désintérêt des médias et des politiques pour le Conseil constitutionnel rend un tel scénario hautement improbable.

 

 

 

[1] Par exemple, le juge Samuel Alito a omis de déclarer un voyage en jet privé et une partie de pêche de luxe en Alaska organisée par des milliardaires qui ont ultérieurement eu des affaires présentées devant la Cour suprême et dans lesquelles M. Alito ne s’est jamais déporté : https://www.propublica.org/article/samuel-alito-luxury-fishing-trip-paul-singer-scotus-supreme-court (site consulté le 29 novembre 2023).

[2] Jean-François Kerléo, « Les conditions d’amélioration du régime de déport et de récusation devant le Conseil constitutionnel », in Elina Lemaire et Thomas Perroud, Le Conseil constitutionnel à l’épreuve de la déontologie et de la transparence, Paris, IFJD-LGDJ, 2022.

[3] Margaux Bouaziz, « Pas d’inviolabilité ministérielle : la non-invocabilité du principe de séparation des pouvoirs à l’encontre des perquisitions dans les ministères. Note sur la décision du Conseil constitutionnel n° 2023-1046 QPC du 21 avril 2023, M. Éric D. [Perquisitions réalisées dans les locaux d’un ministère] », chronique coordonnée par Aurélie Duffy-Meunier et Laurence Gay, RFDC, à paraître, 136, 2023.

[4] V. le commentaire de cette dernière décision par Jérémy Martinez sur ce même blog.

[5] David B. Rivkin Jr. and James Taranto, « Samuel Alito, the Supreme Court’s Plain-Spoken Defender », The Wall Street Journal, 28 juillet 2023, https://www.wsj.com/articles/samuel-alito-the-supreme-courts-plain-spoken-defender-precedent-ethics-originalism-5e3e9a7?st=yaf444fmb8q9vd1 (consulté le 28 novembre 2023)

[6] Charles Geyh, « The new SCOTUS Code of Conduct », SCOTUS Blog, 24 novembre 2023 https://www.scotusblog.com/2023/11/the-new-scotus-code-of-conduct/ (consulté le 28 novembre 2023)

[7] V. Guillaume Tusseau, Contentieux constitutionnel compare. Une introduction critique au droit constitutionnel processuel, Paris, LGDJ-Lextenso, 2023, p. 583 s.

 

 

 

Crédit photo : Andrew MacDonald