« On achève bien les chevaux » : Le Conseil constitutionnel, les cavaliers législatifs et la loi « immigration »

Par Benjamin Fargeaud

<b> « On achève bien les chevaux » : Le Conseil constitutionnel, les cavaliers législatifs et la loi « immigration » </b> </br> </br> Par Benjamin Fargeaud

La décision n° 2023-863 DC rendue par le Conseil constitutionnel le 25 janvier dernier a déclenché des réactions à la hauteur des tensions générées par la séquence politique ayant mené à l’adoption de la dernière loi « immigration ». Si les accusations de « coup d’État de droit » ne tiennent guère, il faut toutefois reconnaître que la chasse aux cavaliers législatifs menée par le Conseil constitutionnel est le fruit d’une politique jurisprudentielle qui ne se résume pas à une simple application mécanique de la Constitution. Cette politique jurisprudentielle a beau avoir ses mérites, elle a aussi ses limites. Ces dernières sont particulièrement mises en lumière par la décision du 25 janvier dernier, révélatrice d’une jurisprudence excessivement formaliste et aveugle aux compromis institutionnels.

 

Decision n° 2023-863 DC handed down by the French Constitutional Council on January 25th triggered reactions commensurate with the tensions generated by the political sequence leading up to the adoption of the latest « immigration » statute. While accusations of a « coup d’État de droit » hardly stand up to scrutiny, it must be acknowledged that the hunt for legislative « cavaliers » conducted by the Conseil constitutionnel is the fruit of a policy argument, used by the judge, that cannot be summed up as a simple mechanical application of the Constitution. This policy argument may have its merits, but it also has its limits. These limits are particularly highlighted by the January 25th decision, which reveals a set of legal precedents that are excessively formalistic and blind to institutional compromises.

 

Par Benjamin Fargeaud, Professeur de droit public à l’Université de Lorraine

 

 

 

« They shoot horses, don’t they ? » est le titre d’un drame de Sydney Pollack sorti en salles en 1969. Il pourrait être repris à son compte par le Conseil constitutionnel tant il résume l’orientation récente d’une partie de la jurisprudence de l’institution. Au rythme où vont les choses, il ne fait guère de doute que la dernière boucherie chevaline – spécialité en voie d’extinction – à demeurer en activité sera celle de la rue de Montpensier.

 

La décision n° 2023-863 DC du 25 janvier 2024 relative à la « loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » est, à cet égard, un nouvel exemple du zèle mis par le Conseil constitutionnel dans la traque des « cavaliers législatifs » – ces dispositions intégrées par voie d’amendement dans un texte de loi alors même qu’elles n’avaient, selon les termes de l’article 45 de la Constitution, « aucun lien, même indirect » avec le projet (ou la proposition) de loi initial. Ce ne sont ainsi pas moins de trente-deux articles qui ont été censurés « pour motif de procédure » (selon la formulation du communiqué de presse du Conseil). Si la décision ne se limite pas à cette question procédurale, c’est bien cette dernière qui a cristallisé l’attention des premiers commentateurs. De fait, elle offre un dénouement particulièrement pathétique à la longue séquence politique liée à l’adoption de cette nouvelle loi immigration : les péripéties parlementaires avaient permis aux élus de la droite parlementaire de tordre la main du Gouvernement dans la phase finale de l’adoption du texte, mais voici que le Conseil expurge très largement la loi d’une partie de son contenu polémique pour des motifs procéduraux, plaçant au cœur du débat public la notion de « cavalier législatif ».

 

Si la décision a d’ores et déjà fait couler beaucoup d’encre, elle est particulièrement pénible pour le commentateur universitaire qui, à défaut d’être d’une neutralité absolue dans sa tour d’ivoire, est astreint à faire preuve de bonne foi dans son commentaire de l’actualité. Or, si quelque chose fait particulièrement défaut chez les différents commentateurs politiques de cette affaire, c’est bien la bonne foi. Il apparaît ainsi utile de revenir – dans la droite ligne de ce qui a déjà été excellemment dit sur ce même blog dans le billet de Samy Benzina[1], mais en se focalisant sur cet unique thème – sur ce sujet des « cavaliers législatifs ».

 

Si la décision du Conseil constitutionnel n’est probablement pas un « coup d’État de droit », elle ne peut non plus être résumée à une simple application mécaniste de la Constitution. Axer le contentieux constitutionnel sur la traque des cavaliers législatifs est donc un choix de politique jurisprudentielle qui peut, à bien des égards, se justifier par des raisons objectives. Il n’en demeure pas moins que la récente décision du Conseil constitutionnel témoigne de la dimension envahissante prise par cette jurisprudence dans le contexte parlementaire actuel.

 

 

Un coup d’État de droit ?

L’opposition de droite a présenté la décision du Conseil constitutionnel comme étant un « coup d’État de droit »[2] ou encore un « coup d’État institutionnel qui viole la Constitution »[3]. Formulée ainsi, cette thèse a le double inconvénient d’être excessive et de mauvaise foi.

 

La thèse est excessive dans la mesure où l’opposition ne pouvait pas ignorer le risque de se voir appliquer une jurisprudence préexistante et constante. La chasse aux « cavaliers législatifs » menée par le Conseil constitutionnel est une jurisprudence bien établie dont l’intensité a cru au cours des années 2010. Il est ainsi connu que l’institution se fonde sur le contenu du texte déposé devant la première assemblée saisie pour en tracer le cadre définitif. Toute disposition ajoutée par voie d’amendement et s’éloignant du thème des dispositions initiales prend le risque d’être censurée en tant que cavalier, soit qu’elle soit désignée comme telle par une saisine parlementaire, soit que le Conseil constitutionnel soulève d’office cette inconstitutionnalité. Cette jurisprudence a d’ores et déjà, par le passé, donné lieu à des censures massives détricotant une partie conséquente d’un texte adopté par le Parlement (songeons à la loi égalité et citoyenneté en 2017[4] ou encore à la loi EGALIM en 2019[5]). Elle est bien connue des assemblées parlementaires, lesquelles accompagnent désormais cette jurisprudence en pratiquant elles-mêmes cette chasse aux cavaliers, sur le fondement de dispositions transposant au sein de leur règlement respectif les dispositions de l’article 45 de la Constitution[6]. Il est donc bien difficile de voir dans cette décision un « coup » ou un retournement des règles au détriment des parlementaires ayant permis l’adoption de la loi immigration.

 

La thèse est également de mauvaise foi dans la mesure où la jurisprudence du Conseil constitutionnel relative aux cavaliers législatifs n’a pas été construite par l’institution de la rue de Montpensier dans un splendide isolement. La majorité sénatoriale avait rapidement perçu l’intérêt d’une jurisprudence qui lui permettait, à peu de frais, d’obtenir devant le Conseil la censure d’initiatives parlementaires portées par leurs homologues de l’Assemblée nationale. Il y a là une arme stratégique que les sénateurs n’ont pas hésité à mobiliser au moment où la règle leur était profitable (c’est l’hypothèse de la large censure de la loi égalité et citoyenneté de 2017). C’est d’ailleurs au Sénat que la chasse aux cavaliers dans le cadre du débat parlementaire a été mise en œuvre le plus tôt. La pratique actuelle au sein de la Chambre haute a été formalisée par un vademecum adopté par la conférence des présidents en 2017 et mis à jour en 2019. En application de ce mode d’emploi, chaque rapporteur d’un projet ou d’une proposition de loi établit en début de discussion le périmètre indicatif du texte, afin d’écarter plus aisément tous les amendements jugés sans lien avec ce dernier. C’est d’ailleurs bien ainsi qu’il a été procédé en mars dernier lors de l’étude du projet de loi immigration par la commission des lois du Sénat. Or, certains amendements que les rapporteurs avaient pourtant estimé sans lien avec le texte en discussion ont été, à cette occasion, déclarés recevables par la commission (c’était notamment le cas des amendements relatifs à la nationalité, que l’on retrouve parmi les dispositions censurées par le Conseil). Dans ces conditions, et quoi qu’en disent les observations produites devant le Conseil par le président et les rapporteurs de la commission des lois du Sénat, il est difficile pour les parlementaires de droite de plaider la surprise. Si le périmètre exact des cavaliers est une science délicate, le risque de censure d’une partie notable des initiatives sénatoriales était connu de tous. Au demeurant, il est piquant de voir la droite parlementaire dénoncer avec tant de véhémence une technique qu’elle a employée par le passé sans scrupule particulier.

 

Cela étant dit, la critique n’est pas pour autant entièrement illégitime sur le fond dans la mesure où la jurisprudence relative aux cavaliers législatifs est, non pas la simple application d’une obligation constitutionnelle évidente, mais bel et bien un choix de politique jurisprudentielle.

 

 

La simple application classique d’une obligation constitutionnelle ?

On ne peut réduire cette jurisprudence à la simple mise en œuvre mécanique d’une obligation constitutionnelle. C’est pourtant la ligne de défense principale du Conseil constitutionnel : ce dernier ne ferait que faire respecter la lettre explicite de la Constitution – en l’espèce, l’article 45[7]. Si cette position a l’avantage de la simplicité, elle a l’inconvénient de ne dire qu’une petite partie de la vérité dans la mesure où il est ici question d’une obligation que le Conseil constitutionnel s’est imposé lui-même et qu’il définit largement seul.

 

La version du Conseil constitutionnel a en effet l’inconvénient de masquer le fait que la lutte contre les cavaliers législatifs est fondamentalement un choix – qui plus est, relativement récent en ce qui concerne son intensité actuelle – de politique jurisprudentielle. Cette dernière a d’ailleurs longtemps tâtonné. Un temps, le Conseil a fondé sa jurisprudence sur les « limites inhérentes au droit d’amendement » ou encore sur les articles 39 et 44 de la Constitution. Les déclarations d’inconstitutionnalité sont longtemps demeurées sporadiques. Les choses évoluent toutefois après 2008 et l’inscription à l’article 45 de la Constitution de la règle selon laquelle « tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu’il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis ». Cette inscription dans la Constitution a toutefois la singularité d’avoir été motivée, comme en témoignent les travaux préparatoires, par la volonté d’assouplir la jurisprudence constitutionnelle relative aux cavaliers. Le Conseil ne l’a pourtant pas du tout entendu de cette oreille puisque ces dispositions ont, par la suite, servi à justifier la montée en puissance de la traque aux cavaliers législatifs. Pour l’ensemble de la XIIe législature (2002-2007), ce ne sont que 18 cavaliers législatifs qui ont subi la censure du Conseil. Ce chiffre paraît aujourd’hui bien timide comparé aux 36 cavaliers censurés lors de la seule décision Égalité et citoyenneté, aux 23 cavaliers censurés lors de la décision EGALIM ou encore aux 32 cavaliers de la décision du 25 janvier dernier[8]. Il n’apparaît donc pas déraisonnable, eu égard à l’évolution de la jurisprudence, de relever que le Conseil constitutionnel a progressivement précisé et systématisé sa jurisprudence relative aux cavaliers législatifs. Difficile de ne pas apercevoir là les effets d’une politique jurisprudentielle déterminée. Cette dernière représente un choix d’autant plus remarquable qu’il a été fait contre les vœux explicites du législateur constituant.

 

Autrement dit, il est un peu facile pour l’institution de la rue de Montpensier de s’abriter derrière la lettre de la Constitution. C’est d’autant plus vrai que l’appréciation du « lien, même indirect, avec le texte déposé » laisse fatalement une grande marge de manœuvre à l’autorité en charge d’assurer le contrôle. Le flottement dans la décision du 25 janvier dernier autour des amendements relatifs à la nationalité, déjà relevé dans les précédents commentaires, en témoigne : le Conseil a considéré comme « cavaliers » ces dispositions alors qu’il n’en avait pas fait de même, dans des circonstances comparables, en 2018 lors de l’examen de la précédente loi consacrée à l’immigration. Le président du Conseil a paré la critique en affirmant que la disposition incriminée de 2018 n’était pas un cavalier dans la mesure où le projet de loi initial, à défaut de traiter de la nationalité, contenait déjà des règles spécifiques à Mayotte[9]. L’explication apparaît embarrassée : est-ce que qu’un amendement relatif aux jours fériés spécifiques à Mayotte aurait été reconnu recevable en 2018 au motif que s’appliquant à Mayotte ? On peut en douter. Le lien entre l’amendement et le texte initial était donc bien, d’une manière ou d’une autre, la nationalité. Les justifications de la rue de Montpensier ne feront donc probablement pas changer d’avis les commentateurs, qui ont souligné la sévérité à géométrie variable du Conseil.

 

La chasse aux cavaliers législatifs est donc bel et bien un choix de politique jurisprudentielle qui peut, en tant que tel, être discuté.

 

 

Les limites de l’intransigeante politique jurisprudentielle de chasse aux cavaliers législatifs

Une politique jurisprudentielle ne pouvant être réduite à une simple application mécaniste de la Constitution, elle peut être appréciée en mettant en balance ses intérêts et ses inconvénients.

 

À cet égard, il faut souligner que la jurisprudence relative aux cavaliers législatifs ne s’est pas développée sans raison et qu’elle n’aurait pas prospéré dans de telles proportions si elle était sans mérite. Sa justification est parfois présentée de manière abstraite par référence à la nécessaire protection de la « cohérence » de la loi. Cette jurisprudence a pourtant, pour les acteurs institutionnels, des mérites autrement plus concrets. Elle permet de justifier la rationalisation des travaux parlementaires en venant limiter le nombre d’amendements en discussion. Ce n’est pas un mince avantage au moment où les travaux parlementaires contemporains s’illustrent par une inflation très nette du nombre d’amendements, cause de difficultés en cascade : inflation de la charge de travail des assemblées, inflation du temps des débats parlementaires, inflation de l’instabilité législative. Ce n’est donc probablement pas un hasard si le développement de la jurisprudence du Conseil constitutionnel relative aux cavaliers semble suivre ce phénomène d’inflation du nombre d’amendements à partir des années 2000. Ce n’est sans doute pas non plus un hasard si les deux assemblées parlementaires, malgré l’intention exprimée lors de la révision constitutionnelle de 2008, se sont finalement résolues à mettre en place un filtrage plus serré de la recevabilité des amendements au sein même des assemblées. Cette pratique suit certes l’évolution de la jurisprudence constitutionnelle, mais cet accompagnement n’aurait pas eu lieu si les assemblées – ou, du moins, les majorités successives au sein de ces assemblées – n’y trouvaient pas également leur compte. Au surplus, il a déjà été souligné que la jurisprudence relative aux cavaliers n’est pas non plus sans vertu pour l’opposition, puisqu’elle s’est révélée une arme stratégique dont certains parlementaires n’ont pas hésité à faire usage. Ces différentes raisons suffisent à expliquer – malgré les cris d’orfraie accompagnant la décision du 25 janvier – l’enracinement de la jurisprudence constitutionnelle relative aux cavaliers législatifs, inséparable d’une lutte de long terme alliant institutions parlementaires et Conseil constitutionnel afin de juguler l’inflation du nombre d’amendements et de contenir la délibération parlementaire dans des dimensions raisonnables. Il ne s’agit donc pas tant ici de protéger une « cohérence » abstraite de la loi mais d’éviter l’embolie de la délibération parlementaire. Dans ces conditions, on voit mal les acteurs institutionnels se détourner d’une jurisprudence qui rend des services certains.

 

Cela étant dit, la décision du 25 janvier témoigne du fait que cette jurisprudence présente deux inconvénients tout à fait sérieux : le premier pour le contentieux constitutionnel, le second pour le droit parlementaire.

 

Pour le contentieux constitutionnel, cette jurisprudence aboutit à faire primer les considérations de forme et à éviter opportunément les débats sur la constitutionnalité au fond de telle ou telle disposition. Tout cela n’a qu’un intérêt limité pour le citoyen qui s’interroge sur la conformité à la Constitution de la loi immigration, mais a un intérêt stratégique bien compris pour le Conseil – comme cela a déjà été souligné dans le précédent billet publié par Samy Benzina.

 

En ce qui concerne le droit parlementaire, la jurisprudence relative aux cavaliers législatifs aboutit à une limitation drastique des conditions concrètes de l’initiative législative des parlementaires. Les défenseurs de la traque aux cavaliers législatifs peuvent bien prétendre que les parlementaires sont toujours libres, pour contourner la censure du Conseil, de déposer une nouvelle proposition de loi. C’est là un argument très formaliste, qui feint d’oublier que le temps parlementaire est extrêmement contraint et que l’immense majorité des textes adoptés sont des projets de loi. Dans ces conditions, trouver un « véhicule législatif » pouvant accueillir une initiative parlementaire est souvent un casse-tête et greffer une telle initiative à un projet de loi de passage est souvent la solution la plus sûre pour aboutir. L’argument passe également sous silence les nombreuses prérogatives dont bénéficie le Gouvernement pour s’imposer dans la procédure législative et défendre son projet initial. La jurisprudence du Conseil se révèle ainsi extrêmement protectrice des intérêts du Gouvernement – car c’est bel et bien, la plupart du temps, son texte qui est protégé d’ajouts non désirés – et vient limiter considérablement la possibilité pour les parlementaires d’adjoindre des dispositions nouvelles au texte initial. Le droit d’initiative parlementaire – un des rares outils individuels encore à disposition des parlementaires dans la procédure législative – s’en trouve sérieusement restreint.

 

Il y a cependant un autre problème, peut-être plus préoccupant encore : cette jurisprudence extrêmement formaliste aboutit, dans le contexte de majorité relative que connaît l’Assemblée nationale, à annihiler les concessions ou accords politiques réalisés en toute connaissance de cause par le Gouvernement au cours de la procédure parlementaire. C’est ce qui s’est passé dans la décision du 25 janvier dernier, puisque les dispositions considérées comme étant des cavaliers sont celles ayant permis l’accord entre la majorité présidentielle et les élus de la droite parlementaire à l’Assemblée et au Sénat. Un scénario comparable s’était toutefois déjà produit lors de la décision du Conseil relative à la réforme des retraites, puisque les dispositions alors censurées comme « cavaliers » (budgétaires, cette fois-ci) étaient des concessions faites en toute connaissance de cause par le Gouvernement aux oppositions. Dans les deux cas de figure, l’action du Conseil constitutionnel s’est limitée à défaire la délibération parlementaire en protégeant le Gouvernement de ses propres engagements. Dans le cas de la loi immigration, cela revient même à défaire un accord politique qui avait conditionné l’adoption du texte au sein de la commission mixte paritaire puis devant les assemblées. Motif pris d’une jurisprudence formaliste et d’une interprétation particulièrement stricte de la Constitution, le débat parlementaire est ainsi transformé en un jeu de dupes. Cette impression est encore renforcée par le fait que le Gouvernement avait concédé lui-même en amont l’inconstitutionnalité de certaines dispositions et s’était abstenu de les défendre lors de la procédure devant le Conseil.

 

On peut estimer que c’est de « bonne guerre » et que la rigueur de la jurisprudence relative aux cavaliers législatifs doit primer toute autre considération. On peut aussi estimer que le formalisme a ses limites et que le Conseil constitutionnel a su, par le passé, ne pas se faire « plus royaliste que le roi » (pensons par exemple à la jurisprudence Blocage des prix et des revenus relative à la distinction des domaines législatif et règlementaire). Pourquoi censurer à toute force des dispositions additionnelles dont le lien avec le texte initial n’est pas inexistant et qui ont été reconnues recevables à l’Assemblée nationale ou au Sénat avant d’être acceptées par la seconde assemblée et par le Gouvernement ? La rigueur de la jurisprudence sur les cavaliers doit-elle primer le consensus institutionnel et politique, alors même qu’un contrôle de constitutionnalité au fond des dispositions incriminées demeure toujours possible ? Est-il bien utile de favoriser la duplicité du Gouvernement quand celui-ci s’en remet au Conseil constitutionnel pour être délivré de dispositions législatives qu’il a dû concéder à l’opposition pour obtenir le vote de son propre texte ? Il existe dans la jurisprudence constitutionnelle un principe de clarté et de sincérité du débat parlementaire. Ses apparitions sont rares : en un sens, c’est dommage, car la sincérité ne semble pas la qualité la mieux partagée en ces temps agités pour les assemblées.

 

 

 

[1] Samy Benzina, « Loi « Immigration » : une décision constitutionnelle habile au frais des parlementaires », Jus politicum blog, 5 février 2024.

[2] « Laurent Wauquiez, après la large censure de la loi Immigration : « Il faut donner au Parlement le dernier mot » », Le Parisien, 25 janvier 2024.

[3] « Censure de la loi immigration : François-Xavier Bellamy dénonce « un coup d’Etat institutionnel », Public Sénat, 26 janvier 2024.

[4] Cons. Const., décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017, Loi relative à l’égalité et à la citoyenneté.

[5] Cons. Const., décision n° 2018-771 DC du 25 octobre 2018, Loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous.

[6] En l’espèce, il s’agit de l’article 98 RAN et de l’article 44 bis RS.

[7] C’est l’argument principal mobilisé par le président du Conseil dans ses récentes interventions médiatiques destinées à expliquer et défendre la décision du 25 janvier, par exemple dans la matinale de France inter le 26 janvier ou encore le même jour dans l’émission « C à vous » sur France 5.

[8] Il est certes difficile de faire exactement la part de la responsabilité de chaque acteur car le Conseil aura beau jeu de rétorquer que le nombre de censures en valeur absolue ne nous apprend pas grand-chose : après tout, cette augmentation pourrait tout aussi bien être le fait d’une évolution des pratiques parlementaires et de la multiplication des amendements éloignés du texte initial. De fait, certaines lois récentes se caractérisent effectivement par le nombre important d’articles additionnels qu’elles contiennent par rapport au texte initial (la loi égalité et citoyenneté était ainsi passée de 41 à 224 articles, tandis que la loi EGALIM était passée de 17 à 98 articles). Mais ce phénomène existait déjà, dans une moindre mesure certes, avant que le Conseil ne développe sa jurisprudence relative aux cavaliers législatifs. En 2003, une loi du 26 novembre relative à l’immigration (déjà) était ainsi passée au cours des débats de 45 à 95 articles. En 2006, une loi du 24 juillet relative à l’immigration (encore) était passée en cours de débat de 84 à 120 articles. Dans les deux cas, aucune censure n’avait été prononcée par le Conseil pour des motifs de procédure.

[9] Dans l’émission « C à vous » précédemment mentionnée.

 

 

 

Crédit photo : Conseil constitutionnel