Anticonstitutionnellement ? Courtes remarques sur le mésusage du mot le plus long

Par Armel Le Divellec

<b> Anticonstitutionnellement ? Courtes remarques sur le mésusage du mot le plus long </b> </br> </br> Par Armel Le Divellec

Dans une récente tribune, il a été soutenu, à l’occasion de la démission de la Première ministre, Mme Borne, que la plupart des comportements des acteurs politiques seraient « en contradiction avec les normes juridiques », que l’essentiel du système de gouvernement – « présidentialiste » – pratiqué sous la Ve République serait marqué par « des pratiques anticonstitutionnelles ». Le présent billet vise à contester cette thèse, qui révèle sur un plan juridique, un mésusage du mot anticonstitutionnellement.

 

In a recent paper, it was argued, on the occasion of the resignation of Prime Minister Borne, that most of the behaviour of french political actors would be « in contradiction with legal norms », that most of the – « presidentialist » – system of government practiced under the Fifth Republic would be marked by « unconstitutional practices ». The purpose of this post is to challenge this thesis, which reveals from a legal point of view a misuse of the word anticonstitutionally.

 

Par Armel Le Divellec, Professeur de droit public à l’Université Paris-Panthéon-Assas (Centre d’études constitutionnelles et politiques)

 

 

 

On apprenait jadis aux écoliers français que le mot le plus long de leur langue était « anticonstitutionnellement »[1]. Aucun d’entre eux, sans doute, ne pouvait se douter qu’il aurait l’occasion, plus ou moins fréquente, de l’utiliser du fait de sa profession, ce qui est le cas des quelques-uns parmi eux qui finalement choisirent d’embrasser un métier du droit, spécialement dans le domaine du droit public. Encore ce mot grave ne devrait-il être employé qu’avec circonspection, à bon escient, dans des situations où il se justifie vraiment.

 

Dans une récente tribune parue dans le journal Le Monde (10 janvier 2024), notre collègue Ariane Vidal-Naquet affirme que « la lettre de démission adressée le 8 janvier par Elisabeth Borne au président de la République illustre une pratique anticonstitutionnelle des institutions ». L’affirmation pourrait – ou même devrait – inquiéter les citoyens soucieux du respect qu’il convient de porter à la Constitution de leur pays. Mais l’on sait que le mot « constitution » est parfois employé de manière approximative, « trop souvent utilisé pour embrumer les idées juridiques », estimait Charles Eisenmann[2]. Aussi bien, Ariane Vidal-Naquet, loin d’être ici approximative, est tout à fait précise puisqu’elle poursuit : « Les comportements des acteurs politiques sont en contradiction avec ce que prévoient les normes juridiques ». Il s’agit donc bien, dans son raisonnement, de la constitution au sens de collection de normes juridiques, conformément à une conception et un usage que l’on peut trouver étroits mais qui sont très largement partagés par les juristes contemporains.

 

Il va de soi que les acteurs politiques, c’est-à-dire nos gouvernants, doivent respecter les normes juridiques, cela ne peut être sérieusement contesté par personne dans une démocratie libérale encadrée par le droit. Fort bien. Encore faut-il s’entendre où est le droit, et quelles sont les normes juridiques qu’il convient de respecter.

 

A l’appui de son affirmation, Ariane Vidal-Naquet prétend, se référant à la lettre précitée, que « ces formules contrastent avec les termes de l’article 8 de la Constitution relatif à la nomination et à la démission du Premier ministre » et que, « à lire le texte constitutionnel, il revient donc au Premier ministre de décider de démissionner et non d’être forcé à la démission », comme cela aurait été le cas pour Mme Borne (et, rappelons-le, comme ce fut le cas pour la plupart de ses prédécesseurs, en cours de législature, depuis Michel Debré en 1962). Il y aurait donc eu, selon notre collègue (quoique, curieusement, elle n’emploie pas le mot – on y reviendra), une violation de l’article 8 (plus exactement de la seconde phrase du premier alinéa).

 

Ariane Vidal-Naquet va au-delà de ce premier exemple, dicté par l’actualité, et s’étonne, d’une manière générale, « de l’écart qui sépare les dispositions de la Constitution de certains comportements des acteurs politiques. » Elle cite trois de ces dispositions :

– l’article 5, qui confère au président de la République un rôle d’arbitrage,

– l’article 20 (en réalité, seulement son 1er alinéa), qui énonce que le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation,

– le second alinéa de l’article 8, qui précise que le Premier ministre propose au président les membres de son gouvernement.

 

Dans les trois cas, selon notre collègue, il y aurait ce qu’elle appelle un « écart » : le président se comporte comme un « chef politique » et non un arbitre ; c’est lui, et non le gouvernement, qui détermine et conduit la politique de la nation ; c’est le président encore qui impose « le plus souvent » les ministres au Premier ministre.

 

Il s’agirait, répète-t-elle, d’une série de « pratiques anticonstitutionnelles des institutions », intériorisées – fautivement, selon elle – par les acteurs, et ce, depuis 65 ans ; la « normalité » serait alors en contradiction avec la « normativité » ; les pratiques répétées se « substitueraient » aux règles de droit en vigueur.

 

Bien qu’elle soit, depuis longtemps, très répandue à la fois chez les commentateurs, dans une partie du personnel politique et même parmi de nombreux juristes (y compris fort éminents), une telle analyse ne nous paraît pas recevable. Elle procède en effet d’une méprise sur ces fameuses « normes juridiques », précisément sur leur prétendue « normativité », c’est-à-dire (dans le sens le plus communément retenu par les juristes) leur caractère d’obligation proprement juridique, plus exactement sur la portée de cette obligation.

 

 

1. L’article 8, la démission du Premier ministre et les nominations ministérielles

Or, il se trouve que l’article 8 (dans son premier alinéa, 2e phrase) ne prescrit en l’occurrence juridiquement que des actes formels : la présentation au chef de l’Etat de la démission du gouvernement par le Premier ministre (les formes exactes n’étant pas précisées, celle-ci est officialisée par une simple lettre), puis l’homologation de cette démission par un décret du président de la République qui « met fin aux fonctions du Premier ministre »[3].

 

Ariane Vidal-Naquet prétend qu’il interdit de « forcer le Premier ministre à la démission ». C’est se méprendre sur le sens de l’obligation posée par le texte constitutionnel. Celui-ci ne détaille pas les raisons qui peuvent pousser un Premier ministre à présenter sa démission. Seul l’article 50 de la Constitution lui fait obligation de la présenter lorsque l’Assemblée nationale a adopté une motion de censure ou a refusé d’approuver le programme ou la déclaration de politique générale du gouvernement. Hormis ces hypothèses, les raisons d’une démission sont purement et simplement laissées à l’appréciation politique du Premier ministre. Que cette présentation de démission soit suscitée par le président de la République, par les conseillers membres du cabinet de Mme Borne, par sa famille ou bien par son coiffeur ou encore tout autre personne est juridiquement indifférent. In fine, Mme Borne a accepté d’accomplir librement, du point de vue juridique, cet acte de présentation de démission. En droit, il ne s’agit pas d’une révocation. Qu’il en soit politiquement autrement, chacun le sait et on peut très légitimement critiquer ce changement que rien n’imposait véritablement (d’autant qu’il ne modifie en rien la situation institutionnelle et politique du gouvernement vis-à-vis de l’Assemblée[4]). Mais la critique ne devrait pas porter sur la dimension juridique de l’opération. Celle-ci n’était pas « en contradiction avec ce que prévoient les normes juridiques », elle n’était aucunement une « pratique anticonstitutionnelle » ; ni Mme Borne, ni le Président Macron n’ont ici agi anticonstitutionnellement.

 

On peut en dire de même du second alinéa de l’article 8 de la Constitution, avancé par Ariane Vidal-Naquet pour illustrer son affirmation relative à des pratiques anticonstitutionnelles. Du strict point de vue du droit, la disposition de ce texte impose simplement un accord entre Président et Premier ministre pour nommer les membres du gouvernement, que consacre l’exigence du contreseing, par le Premier ministre, du décret présidentiel de nomination. A partir du moment où ce contreseing est donné, cela signifie qu’il existe un accord entre les deux têtes de l’exécutif. La façon concrète dont se réalisent les choix de personnes est juridiquement indifférente. Ce qui se passe en coulisses échappe de toute façon au regard de l’observateur extérieur. Exiger davantage « juridiquement », c’est-à-dire affirmer que le Premier ministre devrait « réellement » être maître des propositions qu’il adresse au chef de l’Etat (lequel conserverait en toute hypothèse d’un droit de refuser les propositions) est parfaitement irréaliste et impossible à garantir par une quelconque norme juridique. Cela traduirait une vision substantielle ou plutôt essentialiste de ce type de règles, qui, du moins dans un pareil contexte institutionnel, ne peuvent être décidément que formelles.

 

Le problème pourrait être envisagé un peu différemment dans le contexte des démocraties en forme monarchique (qui ne sont plus, à strictement parler, des monarchies), lorsque le texte constitutionnel attribue encore formellement la nomination du chef du gouvernement au monarque sans autre précision[5]. Des règles non écrites (disons : des conventions de la constitution) doivent alors nécessairement compléter la règle formelle pour être en adéquation avec le principe démocratique. Dans les républiques contemporaines, en revanche, admettre un droit pour le président de refuser la proposition du Premier ministre pour une nomination ministérielle se défend et paraît partout admise[6]… dans une certaine mesure (à savoir : ne pas bloquer systématiquement les propositions du Premier ministre et l’empêcher ainsi de constituer son équipe).

 

Peut-être est-ce parce qu’elle sent inconsciemment sa propre position fragile qu’Ariane Vidal-Naquet n’a pas employé le terme de « violation » (d’une règle). C’est bien pourtant ce à quoi se ramènent ses affirmations. Agir de façon anticonstitutionnelle est, en droit, violer une ou plusieurs règles juridiques. En l’occurrence, l’affirmation ne nous paraît pas tenable.

 

 

2. Les articles 5 et 20

Le problème soulevé par les articles 5 et 20 (1er alinéa) est un peu différent mais participe d’une dimension analogue. Il importe de l’évoquer également, parce qu’il engage une question fondamentale, à la fois théorique et pratique, de droit constitutionnel. Certes, ces deux dispositions paraissent indiquer une répartition approximative des tâches respectives du Président et du Gouvernement[7]. Et on peut, sans doute, envisager de manière différente ces deux articles (ou partie d’article) : sur un mode « mineur » ou sur un mode « majeur ». Mais en tout état de cause, leur implication juridique doit être à tout le moins interrogée, à la fois en eux-mêmes et dans une perspective systémique, la seule qui convienne.

 

Dans le premier cas, on pourrait non sans raison les qualifier de clauses littéraires (ce qui ne veut pas dire pour autant que toute clause de ce type soit nécessairement « a-juridique ») par opposition aux clauses techniques. C’est nettement le cas de l’article 5[8], pour quantité de raisons ; mais également – en dépit des idées reçues – pour le premier alinéa de l’article 20 implicitement censé lui répondre.

 

En ce qui concerne l’article 5, tout d’abord, on peut commencer par rappeler deux arguments majeurs énoncés par Guy Carcassonne : « Est-ce à dire qu’il s’agit là d’une disposition intrinsèquement sans portée et qui ne prendrait son sens que par les développements dont elle fait l’objet par ailleurs ? Oui dans la mesure où l’on considère qu’une mission n’a de réalité que celle des moyens qui permettent de l’accomplir. Oui encore, en ceci que les IIIe et IVe Républiques auraient très bien pu, si la fantaisie les en avait saisies et sans en être incommodées, définir le rôle présidentiel exactement dans les mêmes termes »[9].

 

Mais, surtout, il convient de réaliser que l’article 5, en particulier son premier alinéa, ne renvoie à aucun concept juridique déterminable[10] : tout ou presque a été dit du terme « arbitrage », point n’est besoin de revenir sur ce mot-gigogne qui servit d’alibi en 1958. Quant au terme « garant », prisé par le général de Gaulle, il relève d’un registre sinon méta-juridique du moins, en droit constitutionnel, ne comporte aucune implication saisissable. Enfin, la première phrase de l’article 5 ne saurait signifier que les autres institutions n’ont pas elles aussi à veiller au respect de la Constitution[11] !

 

Le cas du premier alinéa de l’article 20 paraît a priori poser moins de difficulté de compréhension (il ne comprend pas de terme obscur) et paraît exclure clairement le chef de l’Etat de la détermination de la politique. A ce titre, il pourrait gêner l’analyse. C’est en réalité surtout l’analyse systémique qui permet d’en comprendre la portée juridique véritable (cf. infra). Mais en le prenant pour lui-même, on peut toutefois le qualifier de purement littéraire à la fois parce qu’il est presque tautologique : à quoi servirait un gouvernement (en tant qu’organe) sinon à déterminer et conduire la politique du pays ? En 1958, l’heure n’était plus, depuis longtemps, même en France, même dans sa culture de « souveraineté parlementaire », à réduire littéralement le pouvoir appelé « exécutif » à la pure exécution des lois ! C’est bien parce que le rôle d’un gouvernement est aussi complexe qu’indéfinissable en quelques mots que la plupart des constitutions formelles modernes ne se risquent pas à chercher à formuler celui-ci.  

 

Certes, dans l’absolu, on peut chercher à toute force à charger normativement des énoncés du genre de l’article 5 et de la première phrase de l’article 20 : les juristes aiment faire parler les mots inscrits dans les textes, sans toujours accorder beaucoup d’attention au mode sur lequel ils sont énoncés ni prendre le soin de les relier aux autres dispositions du même document. Et le juge constitutionnel, lorsqu’il est en position de le faire, est passé maître dans l’art de transformer le plomb d’énoncés « littéraires » en or normatif[12]. Mais sur de tels énoncés, justement, le Conseil constitutionnel a peu (ou peu pris) l’occasion de s’exprimer, sinon sur des sujets adventices[13] ou, dans le cas de l’article 20, pour justifier sa défense – toute pétrie d’idéologie antiparlementaire gaullienne – de l’autonomie du gouvernement vis-à-vis du Parlement[14].  

 

De quelque manière que l’on se plaise ou non à trouver un contenu à ces dispositions[15], il n’en demeure pas moins qu’elles ne fixent pas en elles-mêmes et à elles seules une attribution qui pourrait être d’emblée traduisible en terme de technique juridique, en particulier l’accomplissement d’actes juridiques formalisés définis ab initio. On ne saurait même pas valablement les qualifier de dispositions « habilitatrices » comme peuvent l’être, mais selon un mode technique, par exemple l’article 12 C, relatif au droit présidentiel de dissolution et le second alinéa de l’article 21 C qui désigne le Premier ministre comme étant titulaire du pouvoir réglementaire. La charge normative des articles 5 et 20, al. 1er C, c’est-à-dire ce qu’ils imposent juridiquement, n’est pas de même nature que celle des dispositions du texte constitutionnel qui confèrent des attributions précises à travers des actes formalisés (initiative des lois, pouvoir réglementaire, pouvoir de nomination, droit de dissolution, saisine du Conseil constitutionnel, etc.) ou en prescrivent techniquement le maniement (ainsi du fondamental article 19).

 

Comme l’avait noté notamment Böckenförde[16], l’une des particularités du droit constitutionnel, même justement lorsqu’il est apparemment « formalisé » au plus haut niveau dans un document appelé constitution (formelle), consiste non seulement en son caractère fragmentaire (il ne prétend pas « tout régler » à la manière d’un code) mais surtout en son caractère de cadre (rahmenartig) : la raison tient à ce que certaines activités se dérobent à une normation trop détaillée et rigide. Et c’est typiquement  le cas des relations entre chef de l’Etat et gouvernement et même entre gouvernement et parlement. Bref, les textes constitutionnels comportent toujours, à côté de dispositions clairement impératives (y compris celles qui sont habilitatrices d’un acte discrétionnaire ponctuel comme celles sus-mentionnées), des dispositions purement institutionnelles, c’est-à-dire qui ne s’expriment pas sous la forme d’une règle stricte, permissive ou prohibitive. Ce qui implique que la détermination de leur implication en termes juridiques concrets est laissée au jeu relativement libre et souple des institutions concernées.    

 

En l’occurrence, la dualité de l’exécutif, c’est-à-dire la juxtaposition d’un président de la République et d’un Premier ministre distincts (qui est un héritage du passé monarchique), d’ailleurs très répandue dans les démocraties contemporaines, pose toujours, structurellement, des difficultés d’ajustement entre les deux institutions. On rencontrait des problèmes de même nature dans les constitutions françaises de 1848 et 1875[17], de même que dans celles des républiques voisines (Allemagne en 1919 et 1949, Finlande, Autriche, Italie,…), difficultés qui ont pu être résolues de manière variée. Entre ces deux institutions existe un espace juridiquement ouvert, dans lequel la répartition des rôles n’obéit pas à la simple logique binaire habituelle du droit entre le « légal » et l’ « illégal » (ici : constitutionnel/anticonstitutionnel)[18].

 

Le droit positif au sens strict – ou droit de la constitution, pour reprendre le terme inspiré par Dicey – serait le même si ces deux articles (ou groupes de dispositions) étaient absents du texte constitutionnel. Aussi bien, les constitutions formelles précédentes s’en passaient parfaitement, tout comme s’en passent sans dommage celles des républiques européennes avant 1958 : l’Irlande de 1937, l’Italie de 1947, la R.F. d’Allemagne de 1949. Celles qui, en revanche, en ont adopté sont surtout des constitutions inspirées de celle de la France de 1958[19] ou encore de démocraties récentes en Europe centrale et orientale[20].

 

Enfin, il paraît difficile de ne pas être persuadé que le système de gouvernement français mis en place à partir de 1958 aurait évolué de façon identique si ces dispositions, juridiquement superflues, n’avaient pas été placées dans le texte constitutionnel.  

 

Mais, plus encore, les choses s’éclairent véritablement si l’on recourt à une analyse systémique, celle qui met en relation des dispositions pertinentes les unes avec les autres. Une telle démarche est évidemment indispensable car bon nombre d’entre elles présentent justement cette dimension relationnelle des normes : les articles 10 (présidence du conseil des ministres) et surtout 19 (dispense de contreseing pour certains actes) concernent le président de la République dans ses relations avec le Premier ministre et le gouvernement et, en l’occurrence, le placent en position institutionnelle potentiellement forte.

 

C’est en s’appuyant sur cette donnée fondamentale que René Capitant avait jadis pu construire ce qui reste l’une des analyses les plus solides et cohérentes de la logique institutionnelle du texte constitutionnel de 1958/1962. A Paul Coste-Floret qui, pour justifier sa proposition de loi constitutionnelle visant à adopter franchement le système « présidentiel » (à l’américaine), affirmait que, depuis 1958, le président gouvernait à la place du Premier ministre, substituant une constitution de fait, de nature présidentielle à la Constitution de droit, de nature parlementaire, Capitant rétorquait : le président « au moins dans le domaine défini par l’article 5, a le droit d’avoir une politique personnelle et possède le moyen de la soutenir éventuellement contre la majorité de l’Assemblée nationale, en prononçant la dissolution de celle-ci. (…)

Dès lors, la pratique qui s’est instaurée depuis 1958 n’apparaît plus comme contraire à la Constitution. Elle en est même l’exacte application, si, du moins, l’on tient compte, au-delà de la lettre de tel ou tel article considéré isolément, des principes qui se dégagent de la combinaison de l’ensemble des dispositions constitutionnelles. Or, aucune constitution n’a jamais pu, ni ne pourra, dans l’avenir, être valablement interprétée par une autre méthode »[21].

 

Il ajoutait une remarque qui doit relativiser encore la portée de la première phrase de l’article 20 : « il est bien possible, il est même probable que plusieurs des rédacteurs de la Constitution de 1958 n’ont pas compris la véritable nature de celle-ci, ni mesuré son exacte portée. Mais (…) c’est le texte et non l’intention qui fait la loi ». Capitant fait ici sien, à juste titre, l’argument bien connu de Carré de Malberg : « les interprètes de la Constitution française ne sauraient être liés par les vues, opinions ou intentions des hommes qui l’ont créée. Ceux-ci ont disparu : il ne subsiste d’eux, juridiquement parlant, que leur œuvre. (…) [l]es intentions de ses auteurs ne comptent pas ou, du moins, elles ne possèdent pas de force constitutionnelle »[22]. Autrement dit, ne comptent juridiquement que les éléments « objectivement » fournis par les énoncés et non la pensée subjective de tel ou tel des rédacteurs (étant entendu que les énoncés, même les plus techniques, ne sont jamais qu’une « vérité virtuelle » qui nécessite d’être concrétisée sur différents plans).

 

Le seul bémol que l’on peut apporter à la thèse de Capitant est qu’il la présente par trop comme étant la seule bonne interprétation de la logique institutionnelle qui découlerait du texte constitutionnel de 1958, alors qu’il ne s’agit que de l’une des virtualités de celui-ci[23]. A énoncés textuels égaux, un équilibre institutionnel différent était (et demeure) également possible. Le cadre fourni par le droit de la constitution autorise différentes variantes concrètes de système de gouvernement. Mais quoi qu’il en soit des possibles configurations concrètes, l’article 19 offre précisément un argument essentiel pour ne pas dire décisif, de nature technique et non littéraire, pour refuser une interprétation exclusive qui interdirait juridiquement au président de contribuer à déterminer la politique du gouvernement, dès lors que le Premier ministre y consent. 

 

En acceptant de se soumettre à l’autorité politique du président, le Premier ministre (ainsi que le Gouvernement tout entier) ne commet donc pas de violation des normes juridiques ; il se conforme simplement à un certain schéma de pouvoir, un certain type de logique à la fois institutionnelle et politique, que les normes juridiques laissent largement indéterminés mais qu’indubitablement elles rendent possibles.

 

On peut parfaitement juger détestables (c’est notre cas) les pratiques institutionnelles qui, depuis longtemps, ont conduit au « présidentialisme » français – que le président Macron ne fait que suivre, même qu’il est porté à en exacerber certaines, comme du reste plusieurs de ses prédécesseurs –, tant ce système nous paraît, à la longue, contre-productif et même nocif pour l’équilibre de la démocratie. Mais on ne saurait prétendre que les pratiques évoquées par Ariane Vidal-Naquet sont « anticonstitutionnelles » et qu’elles sont « en contradiction avec les normes juridiques ».

 

La critique légitime des pratiques institutionnelles doit se faire sur un terrain politique, le cas échéant en proposant d’autres formules, mais non sous le couvert d’une argumentation touchant à la licéité juridique. Il existe de nos jours suffisamment de sujets sur lesquels le droit est malmené, les normes juridiques non respectées, sans qu’il soit besoin de voir des violations là où elles n’existent tout simplement pas.

 

Est-ce à dire que la Ve République est exempte de pratiques anticonstitutionnelles ? Que le mot anticonstitutionnellement ne devrait jamais être brandi ? Certainement pas. On peut, par exemple, légitimement émettre des doutes sur la régularité de l’interprétation du premier alinéa de l’article 49, bien qu’elle ait été validée par les acteurs, ou bien sur l’usage de l’article 11 pour réviser la Constitution, ou encore quelques autres. Mais ces points, pour importants qu’ils soient, ne sont pas décisifs en ce qui concerne le présidentialisme.    

 

En tout état de cause, si l’on choisit d’envisager un système de gouvernement et, plus largement, l’ordre constitutionnel, uniquement sous l’angle des normes juridiques, l’usage du mot le plus long – anticonstitutionnellement – ne saurait être que parcimonieux et, surtout, il doit rester précis pour demeurer crédible.

 

 

 

[1] Peu importe qu’il ait été entretemps dépassé par quelque autre terme – barbare – tiré notamment du vocabulaire médical ou de la chimie…

[2] La justice constitutionnelle et la Haute Cour constitutionnelle d’Autriche, L.G.D.J., 1928, p. 2.

[3] Ce qui fut fait, le décret paraissant au Journal officiel du 10 janvier 2024.

[4] Le gouvernement Attal reste de ce point de vue, et jusqu’à nouvel ordre, devant la même équation que celui de Mme Borne (v. notre billet : « Parlementarisme négatif, gouvernement minoritaire, présidentialisme par défaut : la formule politico-constitutionnelle perdante de la démocratie française », Blog de Jus Politicum, 5 avril 2023.

[5] Par exemple l’article 12 de la Constitution de Norvège ou l’article 14 de la Constitution du Danemark.

[6] Il existe plusieurs précédents récents en Italie. De même en Autriche en 2000 lorsque le Président Klestil refusa de nommer deux membres du FPÖ (droite radicale) proposés par le Chancelier Schüssel.

[7] Pour des raisons conjoncturelles parfaitement connues ; l’histoire et la genèse de l’écriture de ces articles ont été éclaircies depuis longtemps depuis la publication des Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958 (La Documentation française, 4 vol., 1987-2001). Il s’agissait surtout d’alibis pour les principaux protagonistes de cette rédaction.

[8] « L’article 5 (…) n’était nullement indispensable. Il a en effet un caractère doctrinal »,  écrivent ainsi Gérard Conac et Jacques Le Gall (in F. Luchaire, C. Gonac, X. Prétot [dir.], La Constitution de la République française, Economica, 3e éd. 2009, p. 229-297). Il est vrai qu’ils ajoutent, de manière un peu contradictoire dans la même phrase que « paradoxalement, [il s’agit d’]« un des articles les plus importants de la Constitution ».

[9] La Constitution, Point Seuil, 10e éd. 2011, p. 54-55.

[10] V. sur ce point, l’analyse exemplaire de Jean-Marie Denquin, La monarchie aléatoire. Essai sur les constitutions de la Ve République, P.U.F., Coll. « Béhémoth », 2001, p. 47 et s.

[11] Pour autant qu’il soit même possible de déterminer fermement ce que l’expression recouvre. V. là encore, J.-M. Denquin, « Sur le « respect de la Constitution » », in 1958-2008. Les 50 ans de la Constitution. Textes réunis par D. Chagnollaud, Litec, 2008, p. 113-123.

[12] Les exemples sont légion : songeons seulement au cas, spectaculaire, de la « fraternité », subitement érigée en « principe à valeur constitutionnelle » par le Conseil constitutionnel (déc. n°2018-717/718 QPC du 6 juillet 2018).  

[13] Carcassonne évoquait (ibid.) deux décisions du Conseil constitutionnel dans lesquelles ce dernier se réfère aux missions de l’article 5 comme à autant de principes de valeur constitutionnelle (par exemple en déduisant la continuité du service public de la continuité de l’Etat, dans sa décision 79-111 DC, ou en invoquant l’indépendance nationale, dans sa décision 86-207 DC). Mais on fera remarquer que, outre une erreur factuelle (la première décision citée évoque seulement « la continuité de la vie nationale » que doivent assurer le Parlement et le gouvernement – ni le Président ni l’article 5 ne sont mentionnés), ces références sont un peu forcées : la continuité de l’Etat n’est-elle pas inhérente à celui-ci, sans qu’il soit besoin de l’écrire dans un texte ? De même l’indépendance nationale. Enfin, la « mission » dévolue ici au chef de l’Etat n’est pas un principe de limitation de ses compétences ; la Constitution de 1958 s’est bien gardée d’adopter un article comparable à celui que l’on trouve dans certaines autres, énonçant que le chef de l’Etat ne détient d’autres fonctions ou compétences que celles expressément conférées par le texte, formule dont la première occurrence remonte à la Constitution belge de 1831 (art. 78, aujourd’hui art. 105), reprise dans certaines républiques (telle la Grèce, Const. de 1925 puis 1927, art. 83 puis 86) et aujourd’hui dans une formulation à peine différente par l’art. 57 de la Constitution de Finlande de 2000).

[14] Il le fit dès ses premières décisions, en juin 1959, pour censurer le principe des résolutions parlementaires, et a continué à l’utiliser depuis, dans la même logique.

[15] G. Carcassonne, encore, énonçait que « l’énoncé de cet article a contribué à donner à la fonction la configuration qui est devenue la sienne » (ibid.). Cette dernière assertion est tout de même bien contestable puisque non seulement il ne rend précisément pas compte du leadership politique exercé le plus souvent par le président ; mais encore il semble valider le « tour de passe-passe » argumentatif des acteurs politiques (en particulier les présidents en exercice), lorsqu’ils invoquent un énoncé du type de l’article 5, pour justifier un acte ou une prise de position qu’ils choisissent d’adopter (ainsi de Gaulle puis Mitterrand avec le terme de « garant ») ; ce qui n’est pas du tout la même chose que d’être face à une véritable obligation d’accomplir un acte dicté par le droit.  

[16] « Die Eigenart des Staatsrechts und der Staatsrechtswissenschaft » [Le caractère propre du droit constitutionnel et de la science du droit constitutionnel], Festschrift Scupin, Berlin, 1983.

[17] Et celle de 1946 mais à un degré moindre car plusieurs énoncés y étaient plus serrés, ainsi notamment l’art. 36, al. 3 (promulgation des lois), l’art. 46 (nomination des ministres) et l’art. 51, al. 1er, 2e phrase (dissolution de l’Assemblée).

[18] Gérard Conac (ibid., p. 320) écrit à juste titre : « Ce cumul [d’un président de la République à la fois chef de l’Etat et responsable suprême effectif de la politique de la Nation], dû aux rapports de forces, était constitutionnel, non pas parce qu’il était prévu expressément par la Constitution, mais parce qu’il n’était pas interdit par elle, donc constitutionnellement possible ».  

[19] Ainsi de la Grèce, art. 30-1°-1ere phrase de la Constitution de 1975 : « Le président de la République est le régulateur du régime politique » ; ou encore du Portugal, art. 123 de la Constitution de 1976 dans sa version de 1982, aujourd’hui art. 120) : « Le président de la République représente la République portugaise. Il garantit l’indépendance nationale, l’unité de l’Etat et le fonctionnement régulier des institutions démocratiques. (…) ».

[20] Par ex. l’art. 80 de la Constitution de Roumanie de 1991 :  « 1. Le Président de la Roumanie représente l’Etat roumain et est le garant de l’indépendance nationale, de l’unité et de l’intégrité territoriale du pays. 2. Le Président de la Roumanie veille au respect de la Constitution et au bon fonctionnement des autorités publiques. Dans ce but, le Président exerce la fonction de médiation entre les pouvoirs de l’Etat, ainsi qu’entre l’Etat et la société ».

[21] Intervention à la Commission des lois de l’Assemblée nationale, 20 juin 1963, reproduit in R. Capitant, Ecrits constitutionnels, CNRS, 1982, p. 372-379 (375-376). Il développa plus avant son analyse l’année suivante : « L’aménagement du pouvoir exécutif et la question du Chef de l’Etat », Encyclopédie française, tome X (l’Etat), Larousse, 1964, repris in Ecrits constitutionnels, op. cit., p. 380-401. Dans le même sens : J.-M. Denquin, op. cit., spéc. p. 48-49.

[22] La loi, expression de la volonté générale, Sirey, 1933, p. 27 et p. 107.

[23] On peut constater qu’il tombait dans le même travers lorsqu’il analysait la Constitution allemande de Weimar (v. ses deux articles sur le Président du Reich, en 1932, republiés dans ses Ecrits d’entre-deux-guerres, Ed. Panthéon-Assas, 2004, p. 393 et p. 405).

 

 

 

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