Affaires et politiques sous la Ve République : les leçons d’un récent livre sur Bernard Tapie

Par Olivier Beaud

<b> Affaires et politiques sous la Ve République : les leçons d’un récent livre sur Bernard Tapie </b> </br></br> Par Olivier Beaud

Le livre sur Bernard Tapie de Jean Peyrelevade, ancien patron du Crédit Lyonnais, rétablit les faits sur les frasques de Bernard Tapie. Cette étude factuelle révèle aussi les liens malsains qui se sont noués sous la Ve République entre ce drôle d’homme d’affaires et certains gouvernants qui, même au sommet de l’Etat, l’ont scandaleusement protégé.

 

The book on Bernard Tapie by Jean Peyrelevade, former head of Crédit Lyonnais, sets the record straight on Bernard Tapie’s antics. This factual analysis also reveals the unhealthy alliances forged under the Fifth Republic between this unconventional businessman and certain government officials who, even at the very highest level, scandalously protected him.

 

Par Olivier Beaud, Professeur à l’Université de Paris Panthéon-Assas, Directeur adjoint de l’Institut Michel Villey

 

 

 

Jean Peyrelevade a écrit un ouvrage sur L’affaire Tapie, (Vérités et mensonges)[1] qui est passé curieusement inaperçu dans les médias[2] alors qu’il est d’un grand intérêt pour la chose publique et pour les citoyens. Il devrait aussi intéresser tous ceux qui étudient le droit constitutionnel lato sensu car il décrit une longue saga peu glorieuse de l’histoire de la Ve République (1993-2023) à travers les aventures judiciaires, surtout pénales, de Bernard Tapie (1943-2021). Celui-ci était un hommes d’affaires (« affairiste » écrit plutôt l’auteur), qui réussit même à devenir ministre (ministre de la Ville) un temps (un très court temps) en dépit de ses frasques financières. Il fut surtout encore plus célèbre pour avoir été le président du club de football de l’Olympique de Marseille. A ce titre, il mena son équipe à la victoire en coupe d’Europe des clubs en 1993 mais il se signala à l’opinion publique pour avoir « acheté » un match de football (fameuse « affaire OM-VA ») en soudoyant des joueurs de l’équipe adverse, qui le mena d’ailleurs en prison grâce au courage du procureur Eric de Mongolfier qui le poursuivit contre vents et marées[3].

 

Comme on le sait, le moment marquant de la vie politico-financière de Tapie fut le conflit l’opposant au Crédit Lyonnais à propos du rachat par la banque de la société Adidas. Cette affaire donna lieu au célèbre arbitrage qui donna raison, — à tort —  à l’homme d’affaires contre sa banque. L’effet indirect de cet arbitrage, dont on apprit plus tard qu’il était frauduleux, fut la mise en jeu de la responsabilité pénale de la ministre de l’Economie, Mme Lagarde, devant la Cour de justice de la République qui la condamna pour négligence.

 

Ce livre est en réalité constitué par un long Mémoire de l’auteur sur l’affaire Tapie qu’il avait rédigé en 2020. Si Jean Peyrelevade l’a sorti de ses tiroirs pour le publier, c’est qu’il fut ulcéré d’apprendre fin 2023 la prochaine diffusion d’une série TV et d’un documentaire tout à la gloire du défunt « chef d’entreprise » et reprenant la thèse défendue par ce dernier selon laquelle il aurait été escroqué par le Crédit Lyonnais. Jean Peyrelevade a voulu dire sa vérité en tant que citoyen à l’opinion publique et démontrer, preuves en mains et Annexes à la clé[4] que le Crédit Lyonnais fut en réalité escroqué par son célèbre client. Le moins que l’on puisse dire est que l’image de la prétendu victime, Tapie, en ressort bien écornée. Comme il semble établi que la ville de Marseille veuille construire une statue en son hommage, on conseillerait bien aux édiles marseillais de lire ce livre édifiant sur leur prétendu héros local.

 

Il faut rappeler que Jean Peyrelevade était bien placé pour apporter ce témoignage car il est arrivé à la tête du Crédit Lyonnais en novembre 1993 pour tenter de sauver cette banque plombée par les dettes abyssales et la gestion catastrophique de son prédécesseur, Jean-Yves Haberer (grand commis de l’Etat, ancien directeur du Trésor)[5]. La date de son arrivée est importante car Peyrelevade devint depuis lors la tête de turc de Tapie qui lui a reproché l’affaire Adidas alors qu’il n’était pas à la tête de la banque quand ce dernier a acheté cette société allemande et quand il l’a vendue (en février 1993). Mais il a dû gérer le dossier Adidas pendant un an, jusqu’en décembre 1994, date de la levée de son option par Louis-Robert Dreyfus. A partir de 1995, c’est le Consortium de Réalisation (CDR)[6] qui va gérer les affaires du Crédit Lyonnais et dont les dirigeants seront à l’origine du désastreux recours à l’arbitrage.

 

Pourquoi un tel livre peut-il être considéré comme susceptible d’intéresser les lecteurs de ce blog ? Il nous semble qu’il jette une lumière assez crue sur le fonctionnement de l’Etat français de la Ve République. Nous avions déjà, avec le sociologue Pierre Birnbaum, tenté de réfléchir à la question à propos de cet arbitrage Tapie qui illustrait selon nous « l’interpénétration du monde des affaires et des sommets de l’Etat (qui) facilite les amitiés et les connivences. »[7] Mais à l’époque, en 2013, nous ne disposions pas d’un témoignage aussi documenté que celui de l’ancien patron du Crédit Lyonnais, dont on a veillé d’ailleurs, à ne presque jamais le faire témoigner tant ce qu’il savait sur Tapie pouvait fragiliser la version de ce dernier. Il y a donc de bonnes raisons de faire connaître ce livre à un large public.

 

 

I –  Une relecture de l’affaire Tapie au regard des mensonges récurrents de son principal héros

Le premier et grand intérêt du livre tient à ce qu’il démystifie l’image de Tapie qui s’est constamment décrit en victime de sa banque, en montrant de façon la plus nette et aussi la plus crue, comment cet homme d’affaires, a tout fait pour la piéger, mentant de façon récurrente à ses interlocuteurs. Pour rendre compte de ce trait de caractère, tournant presque à la pathologie, il faut lire les pages dans lesquelles l’auteur raconte comment il a triché pour surévaluer le montant de ses biens mobiliers qui étaient censés gager son emprunt auprès de sa banque, manipulant comme un as les experts qu’il avait sollicités et comment il a procédé pour faire déménager ses meubles, la veille de leur saisie. A ce propos, Peyrelevade relève à plusieurs reprises, pour s’en étonner, que l’homme d’affaires a trop souvent bénéficié de fuites, apprenant des nouvelles qu’il n’aurait jamais dû connaitre, comme ce fut le cas notamment pour la saisie de ses biens. L’homme avait apparemment ses entrées un peu partout dans la police, dans la justice et la banque. Dans cette affaire, la réalité, toujours plus prosaïque, révèle l’existence d’un mauvais débiteur, Tapie, et d’un créancier (le Crédit Lyonnais), au départ laxiste – la responsabilité d’Haberer est lourdement suggérée par l’auteur – et ensuite rigoureux quand il s’agit de sauver une banque en perdition. Le Crédit Lyonnais sous l’égide de Peyrelevade tente de sauver ses créances en signant avec son débiteur un accord en mars 1994 qui est garanti sur les biens personnels de Tapie. Constatant la surestimation évidente de ses biens mobiliers par l’homme d’affaires, le patron de la banque décide de déclarer caduc l’accord en raison d’une « tromperie organisée ». C’est moins rocambolesque que ce que racontait Tapie aux médias.

 

En outre, ce livre met à mal l’image de Tapie qui se révèle non seulement un piètre homme d’affaires, note l’auteur, mais aussi un bien mauvais citoyen. Cet homme qui avait les faveurs d’une partie du peuple français menait le train de vie d’un milliardaire. Tout le monde se rappelle de son navire de luxe, le Phocea, dans lequel il paradait. Peu de gens savent pourtant qu’en raison d’une astuce juridique, il ne payait jamais d’impôts sur le revenu parce que sa société, une société en nom collectif (avec son épouse), faisait chaque année des pertes. La contrepartie de cet immense avantage était qu’il était personnellement responsable sur ses biens personnels en cas de faillite. Mais comme il était un redoutable procédurier et qu’il a bénéficié, à plusieurs reprises, d’appuis politiques (voir infra), il a pu pendant très longtemps retarder l’issue inéluctable qu’un débiteur de ce type doit encourir, à savoir la faillite personnelle.

 

La deuxième raison qui incite à lire une tel ouvrage est qu’il apporte un témoignage de première main et de la plus grande importance sur la longue saga de l’arbitrage Tapie et de l’affaire du rachat d’Adidas. L’auteur y consacre trois chapitres entiers : le premier intitulé: « l’arbitrage bidouillé » (pp. 107 et suiv.), le deuxième, « le tribunal arbitral, incompétent ou complice » (chap. 7 , pp .159-164) et, enfin le troisième intitulé « l’excès de zèle de Pierre Mazaud (sic), pp. 167-176). Rappelons que cet arbitrage fut rendu le 7 juillet 2007, et qu’en septembre 2008, la commission des finances de l’Assemblée nationale organisa des auditions pour tenter de comprendre le recours à l’arbitrage, auxquelles participèrent MM. Peyrelevade et Tapie, ce dernier ayant eu le curieux privilège de parler en dernier. La Cour des comptes rendit un rapport très critique à l’égard de cet arbitrage, la Cour de justice de la République fut saisie en 2011 et une enquête sur cet arbitrage douteux commença en septembre 2012. Comme on le sait, la sentence arbitrale a été annulée par la Cour d’appel de Paris et fut jugée « frauduleuse » tandis que deux importants protagonistes, M. Lantourne (l’avocat de Tapie) et Pierre Estoup, ancien magistrat et président du tribunal arbitral, furent condamnés pour escroquerie. La mort de Bernard Tapie a éteint l’action publique menée contre lui.

 

Ces faits sont désormais bien connus. Mais les citoyens souvent mal informés par les médias peuvent en apprendre davantage en lisant ce livre car l’auteur rappelle d’abord que la justice française avait à chaque fois rejeté les prétentions extravagantes de Tapie selon lesquelles il aurait été victime d’une escroquerie de sa banque, le Crédit Lyonnais, lors de la revente de la société Adidas à Louis-Robert Dreyfus. Peyrelevade fait litière des pauvres arguments juridiques de Tapie et rappelle que les tribunaux sollicités, TGI et Cour d’Appel, avaient sèchement débouté le requérant. La surprise fut absolue pour le banquier quand il apprit que les autorités compétentes avaient résolu de confier la solution du problème à un arbitrage. Il ne fut pas le seul à s’en émouvoir car la commission des finances de l’Assemblée nationale se réunit spécialement pour examiner cet arbitrage plus que surprenant, proprement inimaginable. La seconde surprise fut évidemment le résultat de cet arbitrage, le 7 juillet 2007, qui tourna à l’avantage de Tapie, et on sait désormais pourquoi.

 

Sur ce point, le livre de M. Peyrelevade vaut aussi pour la critique minutieuse qu’il fait du contenu de cet arbitrage, les arbitres n’ayant pas du tout effectué sérieusement leur travail. Il le démontre à travers plusieurs exemples. Le plus frappant peut-être est la façon dont ils ont, dans leur sentence, utilisé le témoignage de François Gille, paru dans un livre à charge contre le Crédit Lyonnais (dont il fut débarqué par Peyrelevade), et en réalité manipulé par les avocats de Tapie qui l’ont découpé pour en retenir ce qui les arrangeait. Surtout les arbitres ont opportunément oublié le témoignage du même banquier devant la commission d’enquête parlementaire sur la faillite du Crédit Lyonnais qui était accablant pour l’homme d’affaires (pp 112-113). Peyrelevade s’insurge aussi contre une phrase utilisée dans la sentence arbitrale selon laquelle « la banque a apposé le nom de son client sur une poubelle » qui travestit totalement les faits. Dans le chapitre précédent, consacré à cette affaire, le banquier rappelle comment son directeur de communication avait eu l’idée, pour redresser l’image du Crédit Lyonnais sérieusement écornée par ses dettes abyssales, de montrer que la nouvelle Direction voulait nettoyer les écuries d’Augias en s’aidant d’un dessin dans lequel on voyait les deux sociétés, celle de Tapie et la MGM, être mises à la poubelle. Tapie avait agi en diffamation en s’estimant victime d’un tel dessin. Or, Peyrelevade cite longuement le jugement de la XVIIe Chambre du 21 décembre 1994 (pp. 104-105) qui le déboute, la diffamation n’étant nullement constituée. La sentence arbitrale n’évoque même pas ce jugement, ce qui permet à l’auteur d’écrire : « Un arbitrage aussi manifestement “bidouillé“ à propos d’un évènement factuel que l’on préfère ignorer signe, plus que l’incompétence de ses auteurs une forme de manipulation. » (p. 114) Tout aussi impressionnante est sa démonstration selon laquelle, dans leur sentence, les arbitres ont d’une part, confondu, à propos de la vente d’Adidas, « achat ferme et option d’achat » (p .121) et, d’autre part, totalement réécrit l’histoire de la vente d’Adidas, reprenant à leur compte avec une rare partialité le récit totalement fictif, selon Peyrelevade, de Tapie. L’auteur rappelle une chose élémentaire, à savoir que ce dernier, n’est pas celui qui a transformé Adidas en bijou, mais bien son acheteur, Robert-Louis Dreyfus et il s’étonne sur ce point encore de la totale méconnaissance du dossier par les trois arbitres.

 

Dès le début, Jean Peyrelevade a énoncé ses doutes sur cette sentence puisque devant les députés de la commission des finances, en septembre 2008, il a publiquement déclaré qu’elle était « mensongère (..) par incompétence ou par mauvaise foi ». Il a répété ces propos devant le commandant de police qui l’a interrogé après une plainte déposée par Pierre Mazeaud contre Pierre Habib-Deloncle (p. 174) et classée sans suite par le Parquet le 26 septembre 2014.

 

 

II – La coupable ingérence de certains gouvernants dans les affaires Tapie

La troisième raison, la plus importante, qui justifie ce bref compte-rendu est que ce livre révèle à travers quelques faits, plus ou moins croustillants, le lien malsain qui peut exister entre les affaires et la politique. Le message qui est livré par l’auteur de ce livre est assez limpide : Bernard Tapie n’a pas miraculeusement échappé à toutes les rigueurs de la justice de l’Etat que ses actions d’entrepreneur auraient méritées. Il y a échappé largement parce qu’il a été protégé par les gouvernants. Peyrelevade raconte les techniques de défense de Tapie qui sont, à côté du mensonge permanent, de l’intimidation et de l’action en justice (pourtant vouée à l’échec), « la mise à l’œuvre de ses soutiens politiques » (p. 78). C’est sur ce point précis de ce récit que le livre devient instructif pour les constitutionnalistes et les politistes car, dès l’introduction de son livre, l’auteur ne mâche pas ses mots à l’endroit de deux anciens chefs de l’Etat. Il déclare en effet :

« Bernard Tapie a su pénétrer l’Etat au plus haut niveau. Il a été activement soutenu par deux présidents de la République de bords pourtant opposés, François Mitterrand puis Nicolas Sarkozy. Le premier en fait un ministre de la Ville en 1992, ce qui a suscité chez l’intéressé de vraies ambitions politiques. Mais il a simultanément œuvré en coulisses pour aider l’affairiste à résoudre quelques difficultés significatives, tant financières que juridiques. Le second lui a prêté un appui qui aurait pu être décisif en acceptant en 2007 sa demande qu’un arbitrage privé tranche le conflit qui l’opposait depuis douze ans à l’Etat. » (p. 8)

 

Quand on dit de François Mitterrand qu’il était le « Florentin », on veut désigner son machiavélisme. Il n’est pas certain que l’on peut invoquer Machiavel pour justifier les raisons pour lesquelles l’ancien président socialiste aurait constamment protégé Tapie. Il y aurait des raisons politiques qui auraient conduit à fermer les yeux sur les turpitudes de l’homme d’affaires. La première serait, a-t-on dit – qu’il a vu un bon moyen de lutter contre Le Pen en pleine ascension, mais celle-ci a été favorisée sciemment par le président de la République qui avait introduit la représentation proportionnelle pour faire monter le RN et affaiblir la droite… Un autre motif plus puissant, fut sa volonté de faire monter Tapie pour mieux faire descendre Michel Rocard, son adversaire (pour ne pas dire son ennemi) à l’intérieur du parti socialiste. C’est en tout cas avéré pour les élections européennes de 1994 où sa candidature réussit à déstabiliser celle de Michel Rocard. Quant aux actions en coulisses du chef de l’Etat pour soutenir son protégé, un épisode en dit long sur la question : le 17 mai 1984, le Crédit lyonnais rejette les chèques de Tapie et met en œuvre les procédures judiciaires pour recouvrer les créances non acquittées par son débiteur. Quelques jours plus tard, le Premier Ministre — Pierre Mauroy —appelle le patron de la banque (c’est-à-dire Peyrelevade) pour lui dire que « Mitterrand se demande pourquoi tu fais tant de misères à son ami »[8]. La pression est visible et le message codé est facilement décodable, mais Peyrelevade ne se laissera pas impressionner et continuera à défendre le point de vue d’un banquier qui doit d’abord sauver sa banque avant tout.

 

Toutefois, Tapie a aussi bien utilisé la gauche que la droite. En 1994, en pleine deuxième cohabitation, le Crédit Lyonnais demande à ce que la société de Tapie, devenue notoirement insolvable, dépose son bilan. L’homme d’affaires mobilise ses réseaux et Peyrelevade a la surprise de voir intervenir auprès de lui Nicolas Bazire, le directeur de cabinet du Premier ministre, Edouard Balladur, pour que la faillite soit évitée. La raison politique de cette intervention est évidente : la droite au pouvoir voulait que Bernard Tapie continue à être actif car il avait le grand avantage de diviser électoralement la gauche. Quant à Nicolas Sarkozy, on l’a vu plus, haut, Jean Peyrelevade est convaincu que la décision de recourir à l’arbitrage « a été prise à l’Elysée par (..)  lui-même » (p. 17). En réalité, le procès de Mme Lagarde devant la Cour de justice de la République a apporté beaucoup d’éléments allant dans ce sens[9], mais comme le président jouissait d’une immunité de fonction (art 67 C), sa responsabilité pénale n’a pas pu être recherchée.

 

Du point de vue des institutions, il faut signaler la gravité des faits ici relatés par l’ancien patron du Crédit Lyonnais. Ils signifient une ingérence, directe ou indirecte, de la part du président de la République dans le fonctionnement de la justice française. C’est une violation flagrante de la séparation des pouvoirs qui nous paraît bien plus grave en réalité que les faits dévoilés par les innombrables procès faits en raison de financements illégaux des partis politiques ayant émaillé l’histoire de la Ve République depuis le premier septennat Mitterrand (l’affaire Urba en étant le point de départ), et dont on a un nouvel exemple avec le procès en appel (en cours) lié aux rétro-commissions dans l’affaire Karachi[10]. C’est en cela que l’affaire Tapie mérite toute l’attention des citoyens et devrait interpeller les hommes et femmes politiques sur le fonctionnement de notre République.

 

Quelle est la leçon plus générale que l’on peut tirer finalement de ce livre sur nos institutions ? On peut d’abord se féliciter que certaines institutions et certains hommes ont été vertueux (du point de vue républicain). L’ancien banquier du Crédit Lyonnais a tenu bon et a supporté stoïquement les attaques infondées et violentes de Tapie. Il fut constamment soutenu par la justice qui a été irréprochable de bout en bout ; elle le fut tellement que ses décisions ayant déplu à Tapie et à ses « soutiens politiques », ceux-ci au pouvoir ont choisi la solution de l’arbitrage, privé donc[11], avec les conséquences désastreuses que l’on connait.

 

Peyrelevade rappelle que c’est grâce à son action que, d’une part, le groupe Bernard Tapie a été mis en liquidation judiciaire en décembre 1994 et que, d’autre part, ce dernier fut privé de ses droits civiques et politiques et devint inéligible, ce qui a mis fin à ses ambitions politiques qui étaient élevées à un certain moment. Il compare Tapie à « une sorte de Trump », mais on peut aussi prétendre qu’il aspira à être une « sorte de Berlusconi » à la française. Il s’agit dans ces trois cas d’hommes d’affaires richissimes (ou le prétendant), très peu scrupuleux, qui se lancent en politique et qui deviennent populaires en raison de leur argent et de leur sens aigü de la démagogie. De ce point de vue, le fonctionnement correct des institutions en France a heureusement contrarié et contrecarré le destin politique de Tapie. La République doit donc une fière chandelle à ces deux acteurs que furent l’ancien patron du Crédit Lyonnais et les magistrats judiciaires.

 

En revanche, ce que révèle la saga Tapie sur la Ve République est moins positive pour ce qui concerne les contre-pouvoirs, le Parlement et les médias. Le premier n’a pas du tout effectué un travail sérieux de contrôle, comme le relève l’auteur atterré par la faible information des députés lors des auditions de septembre 2008. Quant aux médias, ils ont trop souvent pris pour parole d’évangile les paroles de Tapie, celles d’un véritable bonimenteur. Certaines citations faites de propos de prétendus grands journalistes sont ici dévastatrices pour leurs auteurs, qu’on prendra soin de ne pas nommer ici. On comprend pourquoi l’auteur parle de « médias complaisants »[12].

 

Enfin, il est évident que l’aide obtenue par Tapie de la part de deux chefs de l’Etat, pour des raisons qui leur appartiennent mais qui sont tout sauf républicaines, donne une image fort négative de leur action passée. Cela confirme ce que l’on savait déjà, à savoir que les affaires et la politique ne font pas bon ménage. Au moment où le thème de l’exemplarité des politiques est à la mode, il serait à espérer que l’exemple vienne d’en haut. Ce fut loin d’être le cas en l’espèce et rien ne garantit – hélas – que de telles affaires ne se reproduiront pas.

 

 

 

 

[1] Paris, Odile Jacob, 2024.

[2] Une recherche sur Europresse ne nous a pas permis de trouver un seul compte-rendu de cet ouvrage dans la presse française. L’auteur ne semble pas non plus avoir été invité sur aucune chaîne de radio pour en parler. On sait que le silence autour d’un livre est la meilleure forme de censure aujourd’hui. Il faut dire que l’auteur dudit livre ne ménage pas ses critiques envers les médias (v. infra) ….

** Après avoir affirmé, à tort qu’il n’y avait pas eu de recension dans la presse de ce livre (parution du billet le 7 juin), nous nous sommes aperçus que ce livre avait fait l’objet d’un premier compte rendu dans L’Opinion du 13 mars 2024 sous le titre « L’exécutif, au plus haut niveau, a aidé Tapie dans sa tentative d’extorsion d’argent public » et d’un second dans Les Echos du 14 mars sous le titre : « Tapie-Peyrelevade : point final ». Ce sont donc plutôt des journaux économiques qui en ont parlé. Le silence des autres journaux reste étonnant. (Note modifiée le 10 juin 2024)

[3] La lecture de ses Mémoires (Le devoir de déplaire) est instructive pour comprendre le personnage Tapie, tout sauf reluisant.

[4] L’auteur produit sept Annexes à l’appui de ses dires.

[5] Peyrelevade a écrit, aussi, un témoignage très instructif sur le sauvetage de la banque en question. Journal d’un sauvetage, Paris, Albin Michel, 2026. Témoignage accablant pour son prédécesseur déjà cité (Haberer).  

[6] Tel est le nom de la structure de défaisance chargée depuis 1995 de liquider les actifs du Crédit Lyonnais et de ses filiales.

[7] O. Beaud, P. Birnbaum, « Questions sur le rôle de l’Etat dans l’affaire Tapie-Lagarde », Libération du 23 juillet 2013

[8] p. 78. Le tutoiement s’explique par le fait que Peyrelevade avait été conseiller technique du Premier Ministre. Il était considéré comme un banquier « de gauche » par les gens de droite.

[9] Voir notre commentaire de l’arrêt Lagarde sur ce blog en deux livraisons, des 20 et 21 décembre 2016, O. Beaud, « La condamnation de Christine Lagarde par la Cour de Justice, I »

[10] Voir l’intéressant article de Ghislaine Ottenheimer « La France et sa longue liste de scandales politico-financiers » Challenges (site web) lundi 20 mai 2024. La journaliste tente, à juste titre selon nous, de distinguer les types de procès. Le cas d’Henri Emmanuelli et un peu différent du cas des époux Balkany, comme tout le monde devrait pouvoir le comprendre.

[11] L’affaire Tapie, on le sait, a fait de la très mauvaise publicité pour l’arbitrage en tant que tel, au grand dam de nombreux juristes français,  spécialiste du droit de l’arbitrage, désolés de le voir ainsi décrié à partir de ce cas-limite tristement éloquent.

[12] L’auteur ne ménage pas ses critiques à l’égard des médias qu’il a jugés globalement « complaisants » envers Tapie.

 

 

Crédit photo : Kevin Bernardi / CC BY NC-ND 2.0