DONALD TRUMP CONDAMNÉ : QUELLES CONSÉQUENCES SUR LES ÉLECTIONS PRÉSIDENTIELLES AMÉRICAINES ? (2/2) Par Camille Aynès
Une éventuelle déchéance de ses droits électoraux ne le rendant pas inéligible. Explication d’une apparente énigme
Le 30 mai dernier, Donald Trump est entré dans l’histoire en devenant le premier ancien Président des États-Unis a être reconnu coupable pénalement par un jury. Ce dernier sera déchu de façon automatique de ses droits de vote et d’éligibilité dans son État si le juge new-yorkais prononce une peine de prison ferme le 11 juillet prochain. À supposer qu’une telle sanction soit adoptée, que l’ancien Président ne fasse pas appel et qu’il soit incarcéré lors des élections générales de novembre prochain, sera-t-il empêché d’y concourir en tant que candidat du Parti Républicain ?
Le présent billet entend tout d’abord montrer que si, dans pareil cas, M. Trump sera bien privé de son droit de vote, il conservera son droit d’éligibilité. Il s’attache également à expliquer que ce qui s’apparente de prime abord à une énigme ne peut se comprendre qu’à la lumière de la structure fédérale particulière des États-Unis d’Amérique.
On May 30, Donald Trump made history by becoming the first former President of the United States to be criminally convicted. He will be automatically disenfranchised in his state if the New York judge hands down a firm prison sentence on July 11. Assuming that such a sanction is adopted, that the former President does not appeal and that he is incarcerated when the general elections are held next November, will he be prevented from competing as a Republican Party candidate?
The purpose of this brief is to show that, while Mr. Trump will be deprived of his right to vote in such a case, he will retain his right to stand for election. It also aims to explain that what at first glance appears to be an enigma can only be understood in light of the particular federal structure of the United States of America.
Par Camille Aynès, Maître de conférences à l’Université Paris Nanterre
« Guilty ». Le 30 mai dernier, Donald Trump est entré dans l’histoire en devenant le premier ancien Président des États-Unis a être reconnu coupable pénalement par un jury. Un précédent billet a établi que ce dernier sera déchu de façon automatique de ses droits de vote et d’éligibilité dans son État si le juge prononce une peine de prison ferme le 11 juillet prochain. Qu’une telle déchéance soit effective lors des élections générales de 2024 est fort hypothétique : cela supposerait en effet que l’ancien Président ne fasse pas appel, qu’il soit incarcéré en novembre et que sa demande de grâce pour recouvrer ses droits ait été rejetée. À supposer toutefois que l’ensemble de ces conditions soit rempli, sera-t-il empêché de concourir aux présidentielles en tant que candidat du Parti Républicain ?
Le lecteur français sera sans doute fort étonné d’apprendre que si, dans pareil cas, M. Trump sera bien privé de son droit de vote aux élections en cause, il conservera son droit d’éligibilité. Qu’une personne qui a perdu le droit de prendre part à un scrutin en tant qu’électeur en raison de son « indignité » puisse le cas échéant en être le (grand) vainqueur peut paraître à maint égard paradoxal. De fait, en droit français, la perte du droit de suffrage entraîne celle du droit de briguer un mandat.
Le présent billet entend montrer que si, pour les élections fédérales, la perte du droit de vote est sans effet sur l’éligibilité, c’est que les deux droits politiques ont des sources distinctes : le droit des États fédérés pour le premier, le droit fédéral (la Constitution des États-Unis) pour le second. Il s’attache également à expliquer que ce qui s’apparente de prime abord à une énigme ne peut se comprendre qu’à la lumière de la structure fédérale des États-Unis d’Amérique et de sa singularité.
I. La déchéance d’origine fédérée entraîne la perte du droit de suffrage aux élections présidentielles
Les déchéances des droits électoraux réglementées par les États s’appliquent aux élections locales et nationales de l’État de résidence, cela s’entend. Il en va différemment toutefois des élections fédérales, parmi lesquelles les élections présidentielles. Au niveau fédéral, il convient de distinguer les effets respectifs des déchéances attachées de plein droit aux condamnations sur le droit de vote, d’un côté, et sur le droit d’éligibilité, de l’autre côté.
Que la perte du suffrage dans l’État de résidence entraîne celle du droit de glisser un bulletin dans l’urne aux élections présidentielles ainsi qu’à celles de la Chambre des représentants et du Sénat s’explique aisément : les conditions d’accès – et par conséquent de perte d’accès – à l’électorat pour ces scrutins ne sont pas définies au niveau fédéral mais par les États fédérés. Pour être plus exacts, les conditions à remplir pour être électeur à ces échéances sont identiques à celles que les États membres de l’Union définissent pour les leurs.
Pour le comprendre, il convient d’avoir à l’esprit qu’aux États-Unis, le fédéralisme est associé à la liberté qui implique que l’Américain se gouverne lui-même au niveau local, au sein de sa communauté, conformément à ses principes. Le self-governement, « le sens de l’autonomie de la communauté à laquelle on appartient » explique « pourquoi aux États-Unis les règles de droit qui soudent et gouvernent la société doivent, en principe, venir “d’en bas” et, exceptionnellement, “d’en haut” »[1]. Même si le XIVe Amendement ratifié en 1868 dispose dans sa première section que « Toute personne née ou naturalisée aux États-Unis, et soumise à leur juridiction, est citoyen des États-Unis » – la nationalité de l’État fédéral devenant première, celle de l’État fédéré n’étant qu’une catégorie dérivée qui s’acquiert par la résidence –, rien dans la Constitution des États-Unis ne rappelle l’article 3 de la nôtre qui proclame que « le suffrage […] est toujours universel » avant de reconnaître la qualité d’électeurs à « tous les nationaux français ».
Rappelons qu’aux États-Unis, la conquête du droit de vote contre les restrictions pratiquées de façon discrétionnaire par les États ne s’est pas faite par l’affirmation d’un principe général assorti de restrictions mais par l’énumération, dans des Amendements successifs, des causes d’exclusions prohibées (race en 1870, genre en 1920, impôt ou taxe électorale en 1964). L’histoire américaine a témoigné toutefois de ce que l’encadrement constitutionnel résultant des XVe, XIXe et XIVe Amendements n’a apporté qu’une faible protection à ce droit. De surcroît, le complément législatif qu’était le Voting Rights Act, texte adopté par le Congrès en 1965, a été en partie rendu obsolète par la Cour suprême dans sa décision Shelby County v. Holder en 2013[2].
On l’aura compris, le droit de suffrage, y compris aux élections fédérales, demeure essentiellement régi par les États fédérés. Il le reste plus encore lorsque des personnes ayant fait l’objet de condamnations pénales sont concernées : l’arrêt Richardson v. Ramirez de 1974 mentionné dans un précédent billet a dicté que pour eux, « le droit de vote n’[était] pas un droit constitutionnellement protégé ». Au vu de l’extrême latitude ainsi laissée aux États et compte tenu du mode de scrutin qui caractérise l’élection du Président des États-Unis[3], c’est là donner à ces derniers un immense pouvoir sur le choix du chef de l’Exécutif.
Ainsi, des politistes ont souligné combien la question de la déchéance du droit de vote, en particulier dans les États où elle perdure indéfiniment après que les détenus ont fini de purger leur peine, a pu très nettement influencer l’issue d’élections présidentielles. L’étude statistique conduite par Jeff Manza et Christopher Uggen a mis en évidence que les élections de 2000 qui ont vu Georges W. Bush l’emporter à une très courte majorité (537 voix) auraient eu une issue probablement différente si les 400 000 (ex)-condamnés de Floride avaient pu voter. Jusqu’à récemment, et encore dans dix États, un nombre considérable d’(anciens) condamnés sont privés ad vitam æternam – sauf à être grâciés de leur interdiction – du droit de vote aux élections fédérales en raison de politiques décidées de façon discrétionnaire par les États.
Forts de ce constat, certains membres du Congrès ont cherché de manière inédite à « prendre la main » sur les effets des déchéances attachées à des condamnations pénales, que les infractions commises soient fédérales ou nationales. Par le « Civic Participation and Rehabilitation Act » de 1999 puis le « Voter Registration Protection Act » de 2011, des démocrates ont ainsi introduit à la Chambre des représentants des propositions de loi visant à restituer leur droit de vote aux élections fédérales aux personnes ayant purgé leur peine, voire aux personnes condamnées ne faisant pas l’objet d’une peine privative de liberté dans leur État (ce qui ne représente pas moins de 3 Américains déchus sur 4 en mars 2024). En se fondant sur ce que la grande disparité de politiques entre les États sur le sujet serait contraire à la Clause d’Égale Protection du XIVe Amendement, les initiatives se sont depuis lors multipliées. Les dernières en date (les « For the People Act » et « Freedom to Vote Act » de 2019 et 2021), adoptées par la Chambre des représentants, se sont heurtées à l’obstruction parlementaire sénatoriale. Au-delà de la difficulté à surmonter un clivage partisan, il reste possible qu’une telle loi, si elle parvenait à être adoptée, puisse être censurée par la Cour suprême dans la mesure où elle excéderait la compétence du Congrès des États-Unis et empièterait sur celle des États fédérés.
Une loi de ce type serait sans incidence sur la perte du droit de suffrage aux élections présidentielles qu’encourrait Donald Trump en cas de condamnation à une peine de prison ferme le 11 juillet prochain. En vertu de la législation électorale en vigueur à New-York qui lui serait appliquée, la durée de la perte est en effet limitée à celle de la privation de liberté. Ces tentatives avortées au Congrès et les multiples questions de droit constitutionnel qu’elles soulèvent n’en méritaient pas moins d’être relevées afin de signaler au lecteur français un fait relativement méconnu : sans nier que les questions soulevées par le verdict de culpabilité du candidat républicain soient historiques, ce n’est pas la première fois que les déchéances du droit de vote attachées de plein droit à de très nombreuses condamnations sont susceptibles d’avoir un effet sur des élections présidentielles aux États-Unis[4].
II. La déchéance d’origine fédérée est privée d’effet quant au droit d’éligibilité aux élections présidentielles
En l’espèce, le caractère remarquable de la situation tient davantage au fait qu’une personne hypothétiquement incarcérée, interdite de voter aux élections fédérales en raison de son « indignité », pourrait se présenter aux élections concernées. Plus encore, il est lié à ce qu’une personne qui ne peut être Gouverneur dans son propre État pour le même motif serait néanmoins autorisée à briguer la plus haute fonction du pays.
En effet, l’inéligibilité attachée par les États à certaines condamnations s’applique seulement aux candidats en lices pour les scrutins desdits États. Sur le sujet, la Cour suprême a rappelé très récemment dans son arrêt Trump v. Anderson que « dans [le] système fédéral [américain], le gouvernement national ne dispose que de pouvoirs limités, les États et le peuple conservant le reste. Les États jouissent en particulier du pouvoir souverain de prescrire les conditions que doivent remplir leurs propres agents et leur mode d’élection ». Et d’ajouter que « ce pouvoir de gouvernance ne s’étend pas toutefois aux candidats et titulaires de fonctions fédérales »[5]. De fait, c’est la Constitution des États-Unis qui prévoit elle-même les conditions à remplir pour être président, à savoir être un citoyen américain de naissance, âgé d’au moins 35 ans, ayant résidé aux États-Unis pendant 14 ans et, en outre – depuis l’adoption du XXIIe amendement en 1947 –, n’ayant pas effectué déjà deux mandats. Deux conditions telles que l’absence de (certaines) condamnations pénales et la jouissance des droits civiques et politiques n’en font pas partie.
La question de savoir si les États pourraient y ajouter d’autres conditions a été traitée incidemment dans un arrêt portant sur les conditions d’éligibilité des membres du Congrès. Dans sa décision U.S. Term Limits, Inc. v. Thornton rendue en 1995[6], la Cour suprême a affirmé que les exigences concernant ces derniers dans la Constitution étaient limitatives, les États n’étant pas compétents pour les modifier ou en créer directement ou indirectement de nouvelles. Les juges l’expliquent par le principe fondamental de leur démocratie et de la souveraineté populaire selon lequel le peuple dispose du droit de choisir qui il veut pour le représenter. En outre, permettre aux États d’établir des conditions d’éligibilité différentes pour leurs représentants au Congrès aboutirait à un patchwork qui serait tout sauf conforme à la vision des Pères fondateurs, celle d’une législature nationale uniforme représentant le peuple des États-Unis.
La doctrine s’accorde sur ce que le raisonnement ici adopté pour les membres de la Chambre des représentants vaut a fortiori pour le Président des États-Unis dont le principe de base veut qu’il représente tous les électeurs de la nation. Il est notable du reste que dans l’arrêt U.S. Term Limits, Inc. v. Thornton, la figure du Président des États-Unis serve précisément à l’opinion majoritaire d’argument de comparaison : dès lors que les membres de la Chambre des représentants et les sénateurs sont des « agents » (officers) de l’Union tout entière au même titre que le président, les États ont « autant le droit, et pas plus le droit [sous-entendu : aucun], de prescrire de nouvelles conditions pour être membre du Congrès que pour être président »[7].
Comme le note de façon plus limpide encore le juge Clarence Thomas, « la sélection du président ne dépend pas uniquement de l’Arkansas, et l’Arkansas ne peut pas plus prescrire de conditions pour cette fonction qu’il ne peut fixer celles des membres du Congrès originaires de Floride »[8]. S’il ne fait aucun doute que les États disposent d’un important pouvoir sur les électeurs présidentiels et, par conséquent, sur les élections présidentielles, ce pouvoir est limité par d’autres contraintes constitutionnelles, notamment par les principes du fédéralisme[9].
Dès lors que Donald Trump a déjà remporté lors des premières élections primaires plus de délégués que le nombre nécessaire pour être investi comme candidat du Parti Républicain, considérer que la déchéance des droits électoraux attachée dans l’État de Floride à son hypothétique condamnation à une peine de prison le rende inéligible aux élections générales de novembre reviendrait à admettre qu’un État puisse décider pour tout le pays.
Accepter dans l’avenir que tous les États pourraient interdire aux personnes déchues de leurs droits électoraux de se présenter comme candidat dans leur État pour les élections primaires équivaudrait à créer un patchwork auquel peu de candidats pourraient répondre : un candidat déclaré inéligible dans certains États ne le serait point dans d’autres. Ce patchwork romprait de surcroît le lien entre le gouvernement national et le peuple des États-Unis dans son ensemble que les auteurs de la Constitution ont jugé si essentiel. Ceci explique que si les conditions à remplir pour être électeur aux scrutins fédéraux sont identiques à celles que les États définissent pour les leurs, il en aille différemment de celles à satisfaire pour être éligible : dans ce dernier cas, ces exigences tirent leur source non pas du droit des États, mais de la Constitution des États-Unis. Quant à la question de savoir pourquoi la Constitution elle-même n’a pas interdit aux personnes ayant fait l’objet de certaines condamnations pénales de se présenter aux élections présidentielles, il se peut qu’une partie du raisonnement ait été d’empêcher que les États jouent sur l’éligibilité en criminalisant certains actes. Pour certains auteurs, il est également possible que les rédacteurs de la Constitution n’aient tout simplement jamais envisagé que la situation actuelle se produise…
À ce stade demeure une ultime question : que se passerait-il si Donald Trump était élu depuis une cellule de prison ? La probabilité que cette situation se produise est faible : outre un appel dans cette affaire, les trois autres procès dans lesquels l’ancien Président est impliqué (devant des tribunaux fédéraux à Washington DC et en Floride et devant un tribunal de l’État de Géorgie) ne seront vraisemblablement pas clos avant l’élection. À supposer toutefois que le cas se réalise, Erwin Chemerinsky observe que personne ne le sait[10]. Depuis qu’Eugene V. Debs et Lyndon LaRouche ont mené campagne depuis leur cellule, les États-Unis n’ont jamais été confrontés à cette situation d’autant plus inédite que l’actuel candidat, condamné pénalement, a, contrairement aux précédents, de réelles chances de l’emporter.
[1] E. Zoller, Le droit des États-Unis, PUF, 2001 (version actualisée de 2014 disponible uniquement en ligne : https://centre-droit-public-compare.assas-universite.fr/sites/default/files/cdpc/fichiers/zoller_e._le_droit_des_etats-unis._2014.pdf)
[2] Shelby County v. Holder, 570 U.S. 529 (2013).
[3] Sur cette question, v. le billet d’A. de Travy sur ce Blog (« Centralisation et décentralisation dans les élections américaines de novembre 2020. 1/2. Le collège électoral », Blog Jus Politicum, 6 févr. 2021).
[4] « En cette année électorale, alors que les États-Unis s’interrogent sur la stabilité de leur démocratie […], en particulier au sein des communautés marginalisées, l’impact des interdictions de vote frappant les personnes ayant fait l’objet d’une condamnation criminelle devrait être au cœur du débat » : C. Uggen, R. Larson, S. Shannon & R. Stewart, « Locked Out 2022 : Estimates of People Denied Voting Rights », The Sentencing Project, Rapport 2022 (mis à jour en mars 2024). « The Sentencing Project » est le site de référence sur le sujet. Les chiffres cités dans ces billets en sont tirés.
[5] Donald J. Trump v. Norma Anderson, 601 U. S. ___ (2024) (en italique dans le texte).
[6] U.S. Term Limits, Inc. v. Thornton (1995) 514 U.S. 779.
[7] Ibid.
[8] Ibid. (Opinion dissidente mais concordante sur ce point).
[9] Chiafalo v. Washington, 591 U. S. 578, 588-589 (2020).
[10] M. Astor, « Trump Has Been Convicted. Can He Still Run for President ? », The New York Times, 5 juin 2024.
Crédit photo : Gage Skidmore / CC BY 2.0