Le droit de dissolution du chef de l’État dans les régimes parlementaires « semi-présidentiels » européens : l’exception française Par Eugénie Mérieau
Parmi les régimes parlementaires « semi-présidentiels » européens, la Constitution de la Vème République française est la seule à donner au Président de la République un pouvoir discrétionnaire de dissolution de l’Assemblée.
The French Constitution of the 5th Republic is the only “semi-presidential” parliamentary system in Europe to grant the President a fully discretionary power of dissolution of the Lower House.
Par Eugénie Mérieau, Maîtresse de conférences en droit public à l’Ecole de Droit de la Sorbonne (EDS-ISJPS)
Historiquement, le pouvoir de dissolution est un attribut monarchique : les parlements européens d’Ancien Régime sont convoqués puis ajournés au bon plaisir du monarque. Après les révolutions françaises et américaines, le pouvoir de dissolution considéré comme autoritaire, monarchique, et arbitraire, est exclu des textes fondateurs de la fin du XVIIIème siècle – la Constitution états-unienne de 1787 donne naissance au régime présidentiel et la Constitution française de 1791 à une monarchie constitutionnelle excluant expressément la dissolution (Titre III, chapitre premier, article 5).
Le pouvoir de dissolution du monarque, pas même rétabli par Napoléon –le Consulat ayant confié ce pouvoir non pas au premier consul mais au Sénat par le sénatus-consulte du 4 août 1802-, est au cœur des restaurations monarchiques du XIXème siècle dans toute l’Europe et même en Asie. Il est le dispositif central de la Charte de 1814, de la Constitution belge de 1831, de la Constitution roumaine de 1866 ou encore de la Constitution japonaise de 1889, dite de « Meiji » : le pouvoir de dissolution y est discrétionnaire, non soumis à des contraintes matérielles ou temporelles. Progressivement, au cours du XXème siècle, le pouvoir de dissolution du chef de l’État sera restreint dans les régimes parlementaires où il subsistait encore, mettant progressivement en extinction son caractère discrétionnaire au profit du premier ministre, via un acte contresigné.
Il en va de même pour la plupart des régimes parlementaires dits « semi-présidentiels », notamment les deux grands régimes semi-présidentiels historiques de l’entre-deux guerres, la Constitution de Weimar rédigée sous la supervision d’Hugo Preuss, et la Constitution autrichienne de 1920, rédigée notamment par Hans Kelsen, dans sa version de 1929. Ces deux « Constitutions des professeurs » consacrent le contreseing du premier ministre sur l’acte présidentiel de dissolution – article 50 de la Constitution de Weimar et article 67 de la Constitution autrichienne de 1920 révisée en 1929.
Certes, la catégorie de « régime semi-présidentiel », théorisée à partir du cas français par Maurice Duverger[1], et reprise dans la littérature anglo-saxonne, notamment par Robert Elgie[2], reste encore aujourd’hui controversée, surtout en France. Néanmoins, si cette catégorie est en effet mal nommée, elle n’en est pas moins utile pour l’étude du droit constitutionnel comparé, en particulier comme cadre d’analyse comparé pertinent du pouvoir effectif de dissolution du chef de l’État.
Ce billet vise à éclairer le débat actuel sur le pouvoir de dissolution discrétionnaire du Président de la République en le situant par rapport aux autres grands régimes « semi-présidentiels » européens. Seront examinées les conditions textuelles et, le cas échéant, conventionnelles – au sens des « conventions de la constitution » théorisées par Pierre Avril – de la dissolution présidentielle de la Chambre basse, au regard de leurs récents usages, le cas échéant, par les présidents des pays concernés.
Les régimes semi-présidentiels européens sont classifiés en deux grandes catégories, selon le centre de gravité du pouvoir, étant entendu que les expériences de cohabitation rendent ces catégorisations fluides et non étanches : présidentialistes (ce que la littérature anglo-saxonne appelle presidential-parliamentary, correspondant au régime parlementaire dualiste) ou primo-ministérialistes (ce que la littérature anglo-saxonne appelle premier-presidential, correspondant au régime parlementaire moniste).
I. Régime semi-présidentiel « présidentialiste » : Russie, Ukraine, Roumanie
Dans les régimes présidentialistes, le pouvoir du chef de l’État de dissoudre s’exerce sans contreseing : il s’agit d’un pouvoir propre du Président. Il ne s’exerce pas « sur proposition » du Premier Ministre, mais seulement éventuellement « après consultation » – néanmoins, cette apparente discrétion est modérée par la présence d’une condition matérielle, à savoir l’existence d’une crise politique : c’est le cas en Russie, en Ukraine et en Roumanie. A cette condition matérielle s’ajoutent des conditions temporelles.
En Russie, le président dispose du pouvoir propre de dissolution. Néanmoins ce pouvoir propre est très encadré. Selon l’article 109 de la Constitution de 1993, la Douma peut être dissoute par le Président seulement dans les cas prévus aux articles 111 et 117, c’est-à-dire lorsque la Douma s’oppose au choix présidentiel du Premier ministre trois fois de suite, et si elle dépose deux motions de censure en l’espace de trois mois. Par ailleurs, selon l’article 109(3), le président ne peut dissoudre l’Assemblée l’année suivant les élections législatives. Le parlement ne peut pas non plus être dissous dans les six mois précédant une élection, présidentielle ou législative, ce qui signifie que sur la durée du mandat présidentiel –initialement de 4 ans, aujourd’hui de 6 ans – le président ne peut dissoudre le parlement que pendant 2 ans et demi. Ainsi, force est de constater que la dissolution, arme présidentielle de domestication du Parlement, est très encadrée en Russie. Dans les faits, la Douma n’ a été dissoute qu’une seule fois, en 1993, par Boris Eltsine au cours d’une grave crise constitutionnelle[3].
En Ukraine, selon l’article 90 de la Constitution de 1996, le président peut dissoudre la Rada suprême, si et seulement s’il existe une grave crise constitutionnelle : 1) dans un délai d’un mois, une coalition de groupes parlementaires n’a pas été formée conformément à l’article 83 de la présente Constitution ; 2) dans les soixante jours suivant la démission du Conseil des ministres de l’Ukraine, un nouveau Conseil des ministres de l’Ukraine n’a pas été formé ; 3) dans les trente jours d’une session régulière elle n’est pas parvenue à se réunir. Quant aux contraintes formelles en amont, la dissolution de la Rada suprême est prise par le président de l’Ukraine après consultation du président de la Rada, de ses adjoints et des chefs des groupes parlementaires de la Rada. La Rada suprême ne peut être dissoute dans l’année qui suit les élections ni dans les six derniers mois du mandat du président de l’Ukraine. Dans les faits, la Rada a été dissoute en mai 2019 par Volodymir Zelensky le lendemain de son élection à la présidence, avant le délai prévu par la Constitution constatant l’échec de la formation d’une coalition de groupes parlementaires et d’un nouveau Conseil des ministres – en dépit de l’opposition de plusieurs constitutionnalistes ukrainiens, la Cour constitutionnelle ukrainienne a jugé cette dissolution constitutionnelle, à une majorité de 11 juges contre 5[4].
En Roumanie, selon l’article 89 de la Constitution de 1991, le président ne peut dissoudre la Chambre basse qu’en cas de crise politique. La dissolution n’est permise que si « aucun vote de confiance n’a été obtenu pour la formation du gouvernement dans les 60 jours de la première tentative, mais seulement après le rejet d’au moins deux demandes d’investiture ». En ce qui concerne les limites temporelles, le « Parlement peut être dissous seulement une fois par an », et ne « peut pas être dissous durant les derniers six mois du mandat du Président ». Quant aux consultations en amont, il s’agit des mêmes que pour l’Ukraine. Le président peut dissoudre, seulement « après avoir consulté les présidents des deux chambres et les leaders des groupes parlementaires ». Dans les faits, le président roumain n’a jamais exercé ce pouvoir, même au plus fort de la crise constitutionnelle de 2012 opposant les deux têtes de l’exécutif sur l’interprétation des pouvoirs de chacun[5].
II. Régime « semi-présidentiel » primo-ministérialiste : Portugal, Autriche, Irlande
Dans les régimes semi-présidentiels à tendance primo-ministérialistes, comme au Portugal, en Autriche et en Irlande, la dissolution s’exerce sur proposition du Premier Ministre, le décret présidentiel de dissolution étant contresigné par ce dernier, à l’exception du Portugal. Dans ces trois États, que la dissolution soit formellement discrétionnaire ou non, le pouvoir de dissolution est encadré par des conditions matérielles, notamment l’existence d’une grave crise institutionnelle.
En Irlande, le président n’a qu’un pouvoir très limité concernant la dissolution. Selon l’article 13 de la Constitution de 1937, le Parlement (Dáil Éireann) est convoqué et dissous par le Président sur proposition du Premier Ministre (Taoiseach), selon les règles du parlementarisme : c’est le Premier Ministre qui dissout. Le Président est néanmoins doté du pouvoir discrétionnaire de refuser la dissolution demandée par le Premier Ministre seulement si ce dernier n’est plus soutenu par une majorité parlementaire. Avant l’exercice de ce droit de veto sur la dissolution, le président doit consulter le Conseil d’État dont l’avis est consultatif. Dans les faits, c’est bien le Premier Ministre qui décide de la dissolution – la dernière dissolution remonte à 2011 lorsque le Premier Ministre Brian Cowen a démissionné dans le contexte de la crise des dettes souveraines de la zone euro[6].
En Autriche, le pouvoir présidentiel de dissolution peut, à une lecture non attentive de la Constitution, apparaître comme discrétionnaire. En effet, selon l’article 29 de la Constitution de 1920, « Le président de la Confédération peut dissoudre le Conseil national ». Néanmoins, ce pouvoir s’exerce sur proposition du Premier ministre, en vertu de l’article 67 de la Constitution « Tous les actes du président de la Confédération sont faits, sauf disposition constitutionnelle contraire, sur la proposition du gouvernement fédéral ou du ministre fédéral habilité par celui-ci », disposition complétée par l’exigence de contreseing mentionnée au second alinéa « Chacun des actes du président de la Confédération doit, sauf disposition constitutionnelle contraire, être contresigné par le chancelier fédéral ou le ministre fédéral compétent. ». L’article 29 de la Constitution interdit en outre la dissolution plus d’une fois pour une même raison. « Le président de la Confédération peut dissoudre le Conseil national, néanmoins, il ne peut le faire qu’une seule fois pour le même motif. » La dissolution ne peut être prononcée, selon l’interprétation du Parlement autrichien, qu’en cas de crise institutionnelle[7]. Dans les faits, le Parlement n’a été à ce jour dissous qu’une seule fois, en 1930, par le président Wilhelm Miklas, sur proposition du gouvernement et en des temps extrêmement troublés.
Au Portugal, le pouvoir de dissolution du Président se rapproche le plus du pouvoir du Président de la Vème République. En effet, selon l’article 140 de la Constitution de 1976, il est dispensé du contreseing. Néanmoins, outre les limites temporelles – interdiction de la dissolution les six premiers et derniers mois du mandat, en vertu de l’article 172 – le droit de dissolution s’exerce « après consultation du Conseil de l’État et des partis représentés à l’Assemblée », selon les articles 133 et 172. Le Conseil de l’État, institution consultative placée auprès de la Présidence, doit obligatoirement avoir été convoquée par un acte formel de convocation, et avoir rendu son avis, par un vote, avant que la dissolution ne puisse être prononcée par le Président[8].
Si les avis émis par le Conseil de l’État et les chefs de partis représentés au Parlement ne sont pas contraignants, la convention est que ces avis soient a minima sérieusement sollicités, donnant lieu à plusieurs jours de discussions au sein du Conseil de l’Etat et du Parlement. Notons que le caractère non contraignant des avis est une innovation de 1982 visant à « libérer » la dissolution – avant 1982, l’avis du Conseil de la Révolution était contraignant. Par ailleurs, si l’avis du Conseil de l’Etat est désormais non contraignant, il est par convention suivi par le Président.
Dans les faits, depuis la révision de 1982, le Parlement a été dissous cinq fois : en 1987, en 2001, en 2004, en 2011 et enfin en novembre 2023, lorsque le Président de la République Rebelo De Sousa a dissous l’Assemblée à la suite de la démission du gouvernement d’Antonio Costa sur un scandale de corruption – une dissolution ayant eu lieu, comme ses prédécesseurs, après plusieurs jours de discussions avec les chefs des partis représentés au Parlement et les membres du Conseil de l’Etat[9], les uns et les autres s’étant exprimés en faveur de la dissolution.
Conclusion : La France est le régime parlementaire semi-présidentiel européen dans lequel la décision du recours à et l’exercice du pouvoir de dissolution par le Chef de l’État sont les moins encadrés constitutionnellement.
[1] Duverger, Maurice. “A New Political System Model: Semi-Presidential Government.” European Journal of Political Research 8, no. 2 (1980): 165–87.
[2] Elgie, Robert. “Duverger, Semi-Presidentialism and the Supposed French Archetype.” West European Politics 32, no. 2 (March 2009): 248–67.
[3] Mérieau, Eugénie, « Le système constitutionnel russe, miroir de la Vème République ? », Jus Politicum, 2022
[4] https://www.wilsoncenter.org/blog-post/weak-decisive-the-ukrainian-constitutional-courts-ruling-zelenskyys-dismissal-the-rada; https://www.rferl.org/a/ukrainian-constitutional-court-oks-parliament-s-dissolution-early-poll/30010735.html;
[5] Perju, Vlad. “The Romanian Double Executive and the 2012 Constitutional Crisis.” International Journal of Constitutional Law 13, no. 1 (January 1, 2015): 246–78.
[6] Gallagher, Michael. “The Political Role of the President of Ireland.” Irish Political Studies 27, no. 4 (December 1, 2012): 522–38.
[7] https://www.parlament.gv.at/en/explore/political-system/the-federal-president/index.html
[8] Canelas Rapaz Paulo José, Le Président de la République Portugaise : La construction de la figure présidentielle portugaise depuis 1986, thèse de doctorat en sciences politiques, Panthéon-Assas, 2012, p. 190 et suiv.
[9] De Sousa, Mélanie, « La démission du premier ministre Antonio Costa, un séisme dans la vie politique portugaise », Jus Politicum, 2023
Crédit photo : France Olympique / CC BY-NC-ND-2.0