Changer « Duplomb » en or ? Les limites des nouveaux habits de la motion de rejet à l’Assemblée nationale Par Benjamin Fargeaud

Face au grand nombre d’amendements déposés dans une optique d’obstruction par l’opposition parlementaire, le rapporteur de la proposition de loi dite « Duplomb » a opté pour une solution radicale : déposer une motion de rejet préalable afin d’obtenir le rejet de son propre texte en séance publique. Si la manœuvre est contre-intuitive, elle permet en fait d’accélérer les débats parlementaires puisqu’elle a pour conséquence la poursuite de la navette législative. Un tel emploi stratégique par la majorité de la motion de rejet préalable entraîne trois questions : une telle pratique est-elle entièrement nouvelle ? Constitue-t-elle un détournement de pouvoir ? Que serait susceptible d’en dire le Conseil constitutionnel ?
Faced with the large number of amendments tabled by the opposition with a view to parliamentary obstruction, the rapporteur of the “Duplomb” bill opted for a radical solution: to table a motion for preliminary rejection in order to have his own text rejected in the public session. While this maneuver is counter-intuitive, it actually speeds up parliamentary debates, as it means that the legislative shuttle can continue. The majority’s strategic use of the motion for prior rejection raises three questions: Is such a practice entirely new? Does it constitute a misuse of power? And what would the Constitutional Council have to say about it?
Par Benjamin Fargeaud, Professeur de droit public à l’université de Lorraine (IRENEE)
Parmi les conséquences imprévues de la situation parlementaire actuelle, il faut mentionner l’usage inhabituel de procédures que l’on pensait pourtant bien connaître. Il en va ainsi de la motion de rejet préalable, longtemps considérée comme une arme de l’opposition destinée à être brandie rituellement sans jamais (sauf rare accident) être adoptée. Or, l’Assemblée nationale a été le théâtre, en l’espace de moins de deux semaines, d’un évènement marquant qui s’est répété à deux reprises : l’adoption d’une motion de rejet préalable à l’aide des voix de parlementaires qui, pourtant, soutiennent au fond l’adoption du texte. Cela s’est produit une première fois le lundi 26 mai dernier, lorsque le rapporteur de la proposition de loi « Duplomb » relative à l’exercice du métier d’agriculteur a lui-même déposé une motion de rejet préalable visant son propre texte. Un scénario proche s’est répété le lundi 2 juin, lorsqu’une telle motion déposée par le groupe LFI contre la proposition de loi relative au chantier de la liaison autoroutière entre Castres et Toulouse a été adoptée grâce au renfort inattendu des partisans du texte. Dans les deux cas de figure, les partisans de ces propositions de loi ont voté pour cette motion de procédure entraînant le rejet du texte en débat dès le début de la séance publique. La manœuvre est contre-intuitive mais permet d’accélérer l’examen du texte. En effet, l’adoption d’une motion de rejet à l’Assemblée au sujet d’un texte préalablement adopté par le Sénat a pour conséquence – selon une jurisprudence constante du Conseil constitutionnel[1] – la poursuite de la navette parlementaire. Si l’on ajoute à cela l’emploi de la procédure accélérée, cela revient à renvoyer directement le texte en commission mixte paritaire. Cet usage stratégique a beau heurter le sens commun, il n’est pas entièrement nouveau : c’est le retour de la « question préalable positive », initiée au Sénat à la fin du siècle dernier. Si cette pratique n’est donc pas une entière nouveauté (I), elle soulève toutefois une question constitutionnelle délicate (II) et de nature à embarrasser le Conseil constitutionnel (III).
I. Le retour de la « motion de rejet positive »
La motion de rejet préalable – fruit de la fusion en 2009 de la question préalable et de l’exception d’irrecevabilité – est prévue par l’alinéa 5 de l’article 91 du Règlement de l’Assemblée nationale. Selon les termes de ce texte, l’objet de cette motion est « de faire reconnaître que le texte proposé est contraire à une ou plusieurs dispositions constitutionnelles ou de faire décider qu’il n’y a pas lieu à délibérer ». Il s’agit d’une motion de procédure qui intervient au tout début de la discussion en séance publique et dont l’adoption entraîne « le rejet du texte à l’encontre duquel elle a été soulevée ». Comme il a déjà été rappelé, ce rejet a toutefois pour principale conséquence la poursuite de la procédure législative déterminée par l’article 45 de la Constitution. Cette limite n’a pas empêché la motion de rejet préalable d’être l’une des armes couramment mobilisées par l’opposition lorsque cette dernière souhaite dénoncer l’absence d’opportunité ou l’inconstitutionnalité d’un texte, ou tout simplement allonger le temps d’examen du texte de quelques prises de parole supplémentaire. Si cette motion de procédure fait ainsi l’objet d’un usage stratégique destiné à appuyer certains arguments ou à ralentir les débats, elle n’est en revanche pas destinée à être effectivement adoptée – puisque, par définition, l’opposition est minoritaire à l’Assemblée.
Cet outil est-il l’apanage de l’opposition, ou bien la majorité parlementaire peut-elle également s’en saisir ? Longtemps, la question ne s’est pas posée à l’Assemblée nationale pour une raison toute simple : le Gouvernement, la plupart du temps sûr de sa majorité, ne manque pas de dispositions lui permettant de faire face à l’obstruction parlementaire ou d’accélérer les débats. L’usage de l’alinéa 3 de l’article 49 de la Constitution dotait ainsi le Gouvernement, durant l’essentiel de la Ve République, d’un outil déterminant contre l’obstruction parlementaire. Cette arme avait toutefois pour limite de ne pas pouvoir être mobilisée devant le Sénat, le Gouvernement n’étant pas responsable devant la seconde Chambre. Il fallait donc trouver un autre moyen, en cas de nécessité, de court-circuiter les débats. C’est dans ce type de contexte que la majorité sénatoriale a inventé la « question préalable positive ». Elle l’a fait à deux reprises, en 1986 et en 1995. Dans les deux cas de figure, il s’est agi d’une mesure de rétorsion visant la gauche. En 1986, il est question de l’adoption de la loi relative à la délimitation des circonscriptions pour l’élection des députés dans le cadre du retour au scrutin majoritaire à deux tours. L’adoption du texte est réalisée à marche forcée : le Gouvernement engage sa responsabilité devant l’Assemblée, tandis que le Sénat coupe court à tout débat en séance publique via l’adoption d’une question préalable – c’est-à-dire une motion de procédure équivalente à ce qu’est aujourd’hui la motion de rejet préalable à l’Assemblée. La Commission mixte paritaire adopte ensuite un texte pour lequel le Gouvernement engage une seconde fois, en nouvelle lecture, sa responsabilité devant l’Assemblée. En fin de compte, comme le relève le rapporteur devant le Conseil constitutionnel, la loi est ainsi adoptée pratiquement sans être discutée[2]. Il y a toutefois un motif précis à cette procédure brutale : pour la majorité sénatoriale, il s’agit de protester contre le refus du président de la République de signer les ordonnances préparées par le Gouvernement au sujet du redécoupage électoral. Autrement dit, il s’agit d’une mesure de rétorsion protestant contre l’interprétation retenue par le président de la République au sujet des pouvoirs qu’il tient de l’article 13 de la Constitution. En 1995, le scénario est en partie comparable. Il est cette fois-ci question d’une loi habilitant le Gouvernement à agir par voie d’ordonnances pour réformer la protection sociale. L’opposition résolue de la gauche est surmontée à l’Assemblée par le recours au mécanisme de l’alinéa 3 de l’article 49. Au Sénat, à défaut d’engagement de la responsabilité, c’est l’adoption d’une motion de rejet qui permet de neutraliser le grand nombre d’amendements déposé par la gauche. Dans ces deux précédents, « la motion de rejet positive » apparaît ainsi comme une mesure de rétorsion disponible pour prendre au Sénat le relais des armes dont le Gouvernement dispose devant l’Assemblée.
Par la suite, la « motion de rejet positive » disparaît pendant près de vingt ans. L’exposé de ces précédents permet toutefois aisément de comprendre pourquoi elle réapparaît aujourd’hui. Sans majorité à l’Assemblée, les Gouvernements de la XVIIe législature apparaissent bien désarmés par rapport à leurs prédécesseurs : il n’est plus question de recourir à l’engagement de la responsabilité sur un texte – le Gouvernement Barnier en a déjà fait l’expérience. La procédure du vote bloqué prévue par l’article 44 de la Constitution n’apporte quant à elle aucune garantie lorsque l’adoption du texte comporte une part d’aléas. Enfin, la division de l’Assemblée limite les chances de recourir au temps législatif programmé – lequel, au demeurant, n’élimine pas la difficulté liée à l’impossibilité de pouvoir compter sur une majorité solide en séance publique. C’est ainsi l’occasion de redécouvrir une arme anti-obstruction qui a le double avantage de ne pas être directement actionnée par le Gouvernement et de ne nécessiter qu’une majorité de rencontre, si composite et peu cohérente soit-elle. L’outil a rappelé sa terrible efficacité, de manière quelque peu fortuite, à l’occasion de la loi immigration de janvier 2024 : à l’époque, l’adoption de la motion de rejet déposée par la gauche aboutit à faire triompher en commission mixte paritaire le texte adopté par la droite sénatoriale. Ce précédent a pu en inspirer d’autres, davantage calculés. C’est ainsi que le rapporteur de la loi « Duplomb » a déposé une motion de rejet contre son propre texte afin de surmonter ce qu’il considérait comme une tentative d’obstruction parlementaire. C’est dans un esprit comparable que les défenseurs de la loi relative à l’A69 se sont résolus à adopter la motion de rejet déposée par la France Insoumise, afin d’éviter que le nombre d’amendements déposés n’aboutissent à la paralysie du texte. Dans ces deux cas de figure, l’adoption de la motion de rejet a pour résultat de court-circuiter l’Assemblée et de confier à une commission mixte paritaire le destin des deux textes en question.
Il est donc possible de résumer les choses ainsi : à l’usage stratégique de la motion de rejet par l’opposition succède un usage stratégique de cette motion par la majorité. Est-ce de bonne guerre ou est-ce un détournement de procédure ?
II. La « question préalable positive » est-elle un détournement de procédure ?
L’opposition ne manque pas d’arguments pour dénoncer ce qu’elle considère comme un « déni de démocratie » ou, de manière plus juridique, comme un « détournement de procédure flagrant et manifestement abusif de la motion de rejet » (Delphine Batho). Ce dernier argument peut se diviser en trois branches. D’une part, la motion de rejet serait utilisée à contre-emploi lorsqu’elle est déposée et adoptée par les défenseurs d’un texte. D’autre part, une telle manœuvre aurait des effets excessifs dans la mesure où elle ampute le débat parlementaire en empêchant le débat en séance publique, en faisant obstacle à la discussion des amendements de l’opposition et en réduisant à néant l’apport des travaux en commission – la proposition de loi Duplomb était ainsi passée de huit à vingt-huit articles durant son passage en commission. Enfin, l’emploi d’un tel mécanisme priverait l’Assemblée de son expression au profit de la commission mixte paritaire à venir, laquelle travaille dans des conditions qui ne présentent pas les mêmes garanties de publicité et présente une configuration plus favorable au Gouvernement et aux défenseurs du texte.
Quant aux défenseurs de ces motions de rejet positives, ils présentent le recours à ce mécanisme comme un moyen légitime de lutte contre une tentative d’obstruction parlementaire – en l’occurrence, près de 3 500 amendements avaient été déposés en vue de l’examen en séance publique. Pour le rapporteur de la proposition Duplomb, la motion est ainsi une réponse au fait qu’il était « impossible de mener une délibération sereine et constructive » (Julien Dive).
Il n’est pas évident de départager ces différentes prétentions. L’argument de la trahison de la nature de la question de rejet n’est pas forcément, à lui seul, dirimant. Le texte du Règlement n’est à cet égard que d’un secours limité dans la mesure où il ne mentionne que l’objet de la motion de rejet – « faire décider qu’il n’y a pas lieu à délibérer » – mais demeure muet quant aux motifs pouvant conduire à une telle conclusion. Le seul motif expressément évoqué par le texte est la présence de dispositions potentiellement inconstitutionnelles, mais cette mention est liée à la fusion en 2009 entre la question préalable et l’exception d’irrecevabilité. Évidemment, il est possible de relever que la question préalable a été historiquement associée à une opposition de fond au texte. Eugène Pierre constatait ainsi que « les règlements n’ont pas défini le caractère de la question préalable », mais « qu’il semble qu’elle ait pour but d’écarter la question principale avec blâme »[3]. L’auteur ajoute que la question préalable « implique qu’il n’y a pas lieu de délibérer sur une motion, parce que cette motion est contraire à l’ordre public, ou tout au moins intempestive et inutile »[4]. Autrement dit, précédents sénatoriaux de 1986 et 1995 mis à part, la motion de rejet préalable semble avoir toujours été associée à une opposition de fond au texte en discussion. Mais cela suffit-il à exclure absolument toute mobilisation de cet outil parlementaire par la majorité du moment ? Que la motion de rejet préalable n’ait jamais été considérée comme un outil anti-obstruction à une époque où l’obstruction parlementaire n’existait pas relève de l’évidence et ne nous aide guère. Par ailleurs, comme le souligne Robert Lecourt dans les délibérations du Conseil constitutionnel relatives à la décision de 1986, la question préalable se caractérise par le renvoi du débat et non par le fait qu’elle serait réservée à l’opposition[5]. Juger autrement aboutirait à ajouter au Règlement une précision qu’il ne comporte pas. Au surplus, il est excessivement délicat de sonder les reins et les cœurs pour connaître les intentions des parlementaires ayant voté en faveur de l’adoption d’une motion de rejet. L’exemple de la motion de rejet adoptée au sujet de la proposition de loi relative à l’A69 en offre un exemple caricatural : comment les parlementaires LFI entendent-ils exactement tirer argument de l’adoption d’une motion qu’ils ont eux-mêmes déposés ? Il est délicat de faire le tri des votes « pour » au motif que certains seraient recevables et d’autre non, selon l’opinion ou la stratégie prêtée à tel ou tel parlementaire. Les seules choses certaines quant à la motion de rejet préalable sont d’abord son objet – décider qu’il n’y a pas lieu à délibérer – et ensuite son effet – le rejet du texte, qu’il faut traduire ici par la poursuite de la navette parlementaire. Le reste semble demeurer indéterminé.
Quant aux arguments de contexte ou aux arguments conséquentialistes, ils seront évidemment appréciés de manière très différente selon que l’on adopte les lunettes de la majorité ou celles de l’opposition. Les arguments des uns et des autres sont d’ailleurs difficilement réfutables en tant que tels. La majorité peut arguer du fait qu’elle riposte à une tentative d’obstruction, tout comme l’opposition peut plaider le fait que l’adoption de la motion de rejet facilite ici excessivement le dessein des partisans du texte tout en réduisant considérablement la marge de manœuvre de l’opposition. Pour l’observateur extérieur, la difficulté fondamentale est que personne ici ne peut être considéré comme étant d’une bonne foi absolue : si le recours à des stratégies d’obstruction par voie d’amendements de la part de l’opposition est indéniable, la bonne foi des défenseurs de la motion de rejet n’est peut-être pas non plus à toute épreuve. Lors de la séance publique consacrée à la proposition de loi Duplomb, adversaires et défenseurs du texte se sont ainsi mutuellement accusés d’avoir rejeté le recours à la procédure de temps législatif programmé, solution de compromis proposée par la présidente de l’Assemblée nationale. On peut se demander pourquoi les groupes parlementaires du « socle commun » n’ont pas privilégié une telle proposition qui représentait une porte de sortie en apparence acceptable. Certains observateurs font observer que le recours au temps législatif programmé, s’il garantissait que les débats ne dépasseraient pas un temps prédéfini, avait également l’inconvénient d’imposer à la majorité d’assurer une forte mobilisation de ses membres durant des débats s’annonçant difficiles[6]. Or, cette mobilisation n’étant nullement garantie, le recours à la motion de rejet préalable représentait aussi une solution de facilité pour les partisans du texte. Dans un ordre d’idées comparable, il serait évidemment problématique que cette stratégie se banalise et devienne, pour l’Exécutif et sa majorité relative, une méthode de gouvernement permettant d’éviter les difficultés à l’Assemblée nationale tout en confiant l’élaboration de la législation au Sénat, via l’examen au sein de la seconde Chambre et la commission mixte paritaire – où majorité sénatoriale et députés soutenant le Gouvernement peuvent espérer une courte majorité[7]. Si l’emploi de cette motion de procédure devait se transformer en technique de gouvernement, l’argument du détournement de procédure prendrait une certaine consistance. Au point d’encourir la censure du Conseil constitutionnel ?
III. Le Conseil constitutionnel est-il susceptible de censurer un tel usage de la motion de rejet ?
Les précédents de 1986 et 1995 ont tous deux donné lieu à des décisions du Conseil constitutionnel. Dans le premier cas, le Conseil s’en tient à relever que le texte contesté « a été rejeté par le Sénat du fait de l’adoption par cette assemblée de la question préalable, dans des conditions qui n’affectent pas, au cas présent, la régularité de la procédure législative »[8]. Dans le second cas, l’institution de la rue de Montpensier développe davantage le sujet en soulignant expressément le contexte d’obstruction parlementaire et l’objectif d’accélération des débats poursuivi par la question préalable[9]. Les conseillers constitutionnels adoptent alors un considérant de principe selon lequel « le bon déroulement du débat démocratique et, partant, le bon fonctionnement des pouvoirs publics constitutionnels, supposent que soit pleinement respecté le droit d’amendement conféré aux parlementaires par l’article 44 de la Constitution, et que, parlementaires comme Gouvernement puissent utiliser sans entrave les procédures mises à leur disposition à ces fins ». Toutefois, le respect de cette « double exigence » implique « qu’il ne soit pas fait un usage manifestement excessif de ces droits ». En l’espèce, les conseillers constitutionnels avaient jugé que l’adoption de la question préalable n’avait pas entaché d’inconstitutionnalité la loi en question.
Les deux décisions, en insistant – implicitement dans le premier cas, explicitement dans le second cas – sur les faits particuliers de l’espèce, traduisent la difficulté du cas à trancher par les conseillers constitutionnels. Le contenu des délibérations témoigne du fait que les conseillers sont partagés entre l’idée qu’il y a bel et bien là une forme de détournement de procédure et l’idée qu’il ne leur appartient pas de juger de l’opportunité pour les parlementaires de faire usage de tel ou tel mécanisme prévu par le règlement de l’Assemblée nationale. En 1986, les différents conseillers constitutionnels soulignent ainsi la difficulté, pour le Conseil, de s’ingérer dans les affaires internes de l’Assemblée et d’apprécier la constitutionnalité du recours à une motion de procédure. En 1995, les débats sont encore plus proches des cas qui nous préoccupent aujourd’hui, puisque la question préalable entend alors répondre à l’obstruction parlementaire. La rapporteure de l’époque – Noëlle Lenoir – propose, comme en 1986, de rejeter le moyen. Si l’argument principal est tiré de l’obstruction parlementaire à laquelle entendait se livrer l’opposition, les débats témoignent du malaise des conseillers constitutionnels. D’un côté, ces derniers refusent de prendre parti dans le jeu des moyens d’obstruction et de contre-obstruction parlementaires. L’abus du droit d’amendement étant autant condamnable que le détournement de la question préalable, le Conseil fait le choix de ne pas censurer le recours à la « question préalable positive » dans le cas d’espèce. D’un autre côté, une grande partie des conseillers est également convaincue que cet usage de la question préalable constitue une forme d’abus. Le considérant de la décision définitive est ainsi rédigé à partir d’une proposition de Jacques Robert qui entend maintenir la porte ouverte à une censure future, dans l’hypothèse d’un recours au procédé qui serait « manifestement excessif ». Autrement dit, en 1986 comme en 1995, le Conseil n’exclut pas entièrement l’hypothèse d’un détournement de procédure. Dans les deux cas, il juge toutefois le recours à la « question préalable positive » justifié et renvoie à plus tard une éventuelle censure, dans l’hypothèse où des circonstances particulières la justifieraient.
Cet état de la jurisprudence laisse en partie ouverts les débats à venir devant le Conseil constitutionnel – puisque l’on peut raisonnablement supposer que l’opposition ne se privera pas de saisir le Conseil et de soulever ce moyen d’inconstitutionnalité. D’un côté, les cas présents sont proches de ceux de 1995 : le Conseil pourrait s’en tenir au fait que la motion de rejet est ici une réplique à des tentatives d’obstruction. Dans cette hypothèse, il pourrait, dans le droit fil de sa jurisprudence antérieure, juger qu’il ne lui appartient pas de se faire l’arbitre des bonnes manières en termes de débat parlementaire. Ce dernier repose in fine toujours sur une forme de retenue et de fair-play, sans lesquels le parlementarisme ne peut fonctionner. La situation actuelle de l’Assemblée nationale se prête mal à un exercice serein du débat parlementaire et aucune intervention du Conseil constitutionnel n’est susceptible d’y changer quoi que ce soit. Dans ces conditions, l’institution de la rue de Montpensier pourrait être tentée de se maintenir, comme par le passé, à l’écart de cette question.
D’un autre côté, il faut reconnaître qu’il existe une voie, certes étroite, pour une argumentation alternative. La thèse du détournement de procédure s’appuie en effet, comme cela a été relevé, sur des arguments concrets. Elle est encore renforcée par le fait que le mécanisme a déjà joué par deux fois – même si le cas relatif au rejet de la proposition de loi relative à l’A69 est litigieux, dans la mesure où la motion a été déposée par l’opposition – en l’espace de deux semaines. Elle est également renforcée par le fait que les groupes parlementaires de la majorité ont à leur disposition des outils plus adaptés dont ils semblent pourtant n’avoir pas voulu en l’espèce, comme le temps législatif programmé qui n’existait pas lors de la décision de 1995. Elle est enfin renforcée par le fait que cet usage pourrait devenir temporairement une méthode de gouvernement, certes adaptée à la situation parlementaire actuelle mais fondamentalement discutable, que le Conseil constitutionnel pourrait être tenté de « tuer dans l’œuf » via la censure d’une proposition de loi isolée. En un sens, c’est peut-être également l’occasion de tirer le coup de semonce qui, annoncé depuis 1986, n’est finalement jamais venu.
La première option est sans doute tout à la fois la plus probable, la plus prudente, voire la plus raisonnable. Quitte à ce que le Conseil rappelle, une nouvelle fois, qu’un abus manifeste entraînera (peut-être, un jour) une censure. Il y a toutefois une voie alternative, laquelle n’est pas sans argument et que l’opposition ne manquera pas de défendre devant le Conseil. Cela promet, comme en 1986 et 1995, une délibération délicate pour les conseillers constitutionnels.
[1] V. not. Cons. Const., décision n° 2008-564 DC du 19 juin 2008, Loi relative aux organismes génétiquement modifiés. Pour une discussion de l’opportunité de cette solution, v. B. FARGEAUD, « « On achève bien les chevaux » : le Conseil constitutionnel, la procédure parlementaire et la loi immigration », Civitas Europa, 2024/1, n° 52, p. 119.
[2] V. l’intervention du rapporteur Robert Fabre, séances des 17 et 18 novembre 1986, Loi sur la délimitation des circonscriptions pour l’élection des députés, p. 3.
[3] E. PIERRE, Traité de droit politique, électoral et parlementaire, Paris, Librairies-imprimeries réunies, 1924, 5e éd., § 876, p. 1021. Il faut souligner que les italiques sont d’origine.
[4] Idem.
[5] Délibérations du Conseil constitutionnel, séances des 17 et 18 novembre 1986, Loi sur la délimitation des circonscriptions pour l’élection des députés, p. 15.
[6] V. S. LE GOFF, « La créativité en droit parlementaire. La nouvelle vie de la motion de rejet préalable », Chroniques parlementaires, 30 mai 2025.
[7] Comme le souligne Pierre Januel, ce « schéma législatif » où le Gouvernement s’appuie sur le Sénat et les commissions mixtes paritaires pour dépasser l’absence de majorité parlementaire nette à l’Assemblée pouvait être imaginé dès la dissolution de juin dernier (v. P. JANUEL, « Plus d’électricité que de lumière », Parlementer, n° 3, 2 juin 2025).
[8] Cons. const., décision n° 86-218 DC du 18 novembre 1986, Loi relative à la délimitation des circonscriptions pour l’élection des députés.
[9] Cons. const., décision n° 95-370 DC du 30 décembre 1995, Loi autorisant le Gouvernement, par application de l’article 38 de la Constitution, à réformer la protection sociale.
Crédit photo : Assemblée nationale