La crise du covid-19, reflet des anomalies du fonctionnement de la Ve République

Par Thibaud Mulier

<b> La crise du covid-19, reflet des anomalies du fonctionnement de la Ve République </b> </br> </br> Par Thibaud Mulier

Avec l’épidémie de covid-19, l’Exécutif renforce sa concentration du pouvoir. La plus récente illustration concerne l’usage détourné du Conseil de défense pour gérer la crise par le Président de la République. Ce genre d’excès persuade bon nombre d’en finir avec nos institutions. Pourtant, avant d’envisager une hypothèse aussi radicale, il faut souligner qu’un changement constitutionnel ne serait peut-être pas suffisant, car les défauts de la Ve République sont aussi dus à une pratique non conforme de la Constitution.

 

In the framework of the covid-19 epidemy, the executive strengthens his concentration of power. The most recent illustration is the misuse of the Defense Council to handle the crisis by the French President. This kind of excess leads many to ask for the end of 5th Republic’s institutions. However, before considering such a radical hypothesis, it is important to underline that a change in the text may not be sufficient as the failures of the 5th Republic are also due to a lack of respect for the constitutional text.

 

Par Thibaud Mulier, Maître de conférences à l’Université Paris Nanterre (CTAD, UMR 7074)

 

 

Dans un sévère réquisitoire adressé le 27 mai dernier sur le plateau de Quotidien, l’avocat François Sureau disait croire, avec la crise liée au covid-19, en « la fin des institutions de la Ve République ». De tels propos interpellent le constitutionnaliste. Après l’affaire Benalla, la mobilisation des Gilets jaunes puis celle contre la réforme des retraites, la pandémie mettrait à son tour en lumière les errements des institutions, causes de la défiance populaire envers le personnel politique. En d’autres termes, chaque crise mettrait à nu la nécessité d’en finir avec notre régime politique instauré il y a plus de soixante ans.

 

Peu étonnant alors que des propositions (re)fleurissent en faveur d’une révision constitutionnelle, voire de l’instauration d’une VIe République : il faudrait drastiquement rééquilibrer les pouvoirs en faveur du Parlement ; davantage de décentralisation ; ou encore réaffirmer la souveraineté populaire en convoquant une Constituante[1]. Pour le dire vite, il faudrait redonner du souffle à la démocratie avec une remise à plat des institutions de la Ve République.

 

Il est vrai que cette crise sanitaire a rappelé nombre de ses travers : pratique présidentialiste, Parlement godillot ou en veille, centralisation du pouvoir politique, Conseil constitutionnel – « chien de garde de l’Exécutif »… À ces égards, il faut noter la multiplication des Conseils de défense par Emmanuel Macron pour gérer la crise sanitaire et décider (seul) des suites à lui donner, ou encore souligner son discours martial (et juridiquement inexact) pour sonner le tocsin au-devant de la pandémie. On peut aussi relever l’invocation par le Conseil constitutionnel de « circonstances particulières de l’espèce »[2] pour ne pas censurer une violation manifeste de l’article 46 de la Constitution lors de l’adoption de la loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie. Tout autant, l’attitude du Parlement interpelle lorsqu’au nom de la célérité due au covid-19, celui-ci a admis ne plus s’estimer en capacité de pouvoir exercer sa fonction de législateur, préférant laisser le champ libre au Gouvernement qui agit par « wagons » entiers d’ordonnances de l’article 38 de la Constitution.

 

Ces illustrations, aussi critiquables soient-elles, n’étonnent plus vraiment. Elles évoquent surtout une pratique institutionnelle tournée au profit du Gouvernement, voire du seul Président de la République, là où les contre-pouvoirs sont mis en sourdine ou se placent en vacance. L’imbrication du droit et de la politique est telle que la nécessité d’une révision de la Constitution est alors souvent promue. Mais plus que le texte, c’est sa pratique qui paraît la principale responsable des errements du fonctionnement de la Ve République. En effet, elle révèle la dimension hypercratique de la pratique du régime politique français, ce « trop de pouvoir » qui caractérise les excès de l’Exécutif (I). Or, derrière cette hypercratie se dévoile le risque d’un affaiblissement durable du dispositif institutionnel instauré en 1958 (II).

 

 

La crise du covid-19, révélatrice d’une pratique hypercratique de la Ve République

Si l’on juge le succès des normes constitutionnelles à leur degré de contrainte pour orienter le comportement de ses destinataires, alors la Constitution du 4 octobre 1958 est un relatif échec. Dans un récent billet, le professeur Denquin observait que la série Baron Noir projette une image du droit constitutionnel ressemblant à « une sorte de boîte à outils où les acteurs puisent librement dans le but d’atteindre des objectifs préalablement définis et exclusivement politiques »[3]. Au regard de la pratique du texte constitutionnel français, la représentation de la boîte à outils pourrait être étendue à la Constitution elle-même où, parfois, celle-ci paraît davantage être un prétexte, spécialement pour le Gouvernement et sa majorité, plus encore le Président de la République, pour en tirer plus de puissance ou, au contraire, se défausser de sa compétence décisionnelle.

 

En ce sens, l’efficacité tant vantée de la Ve République ne doit pas faire oublier deux choses. D’abord, certains mécanismes de rationalisation du parlementarisme liés aux rapports politiques entre Gouvernement et Parlement ont très tôt été renforcés, puis confortés, par le Conseil constitutionnel[4] qui, pour reprendre Michel Debré, est une « arme » contre la possible « déviation du régime parlementaire ». Une arme qui parfois se retourne contre le texte qu’elle est censée protéger, comme l’a montré le juge constitutionnel en accordant, au mépris de l’article 38 de la Constitution, une valeur législative à une ordonnance non-ratifiée dans les délais[5]. Ensuite, la répartition des compétences au sein de l’Exécutif a été dévoyée par la pratique présidentialiste, alors que le pouvoir de direction revient normalement au Gouvernement. Ainsi a-t-on dernièrement assisté à la situation où Édouard Philippe, sensible à un report du déconfinement du 11 au 12 mai pour garantir la constitutionnalité du dispositif, s’est vu opposer une fin de non-recevoir par Emmanuel Macron[6] ; sans que celui-ci n’y soit habilité par la Constitution et alors même qu’il doit veiller à son respect.

 

Cet exemple, parmi d’autres, illustre la présidentialisation du régime pratiquée avec constance par tous les locataires de l’Élysée. Elle profite elle-même de la concentration du pouvoir au profit du Gouvernement qui, avec l’appui de sa majorité à l’Assemblée, n’est guère confronté à un modérateur efficace. Ainsi, les champs de compétences de chaque organe constitutionnel sont peu respectés soit parce qu’ils le dépassent, comme pour le chef de l’État, soit parce qu’ils ne l’usent pas pleinement, comme c’est le cas du Parlement. Il n’en faut pas plus pour en convaincre certains du caractère tyrannique, dictatorial, voire totalitaire du système français. La polémologie, qui est la science de la violence politique[7], infirme sans équivoque une telle vision des choses : les dérives constatées ne mettent pas en évidence une situation où une personne a pris illégitimement le pouvoir (tyrannie), où un organe constitutionnel dispose des pleins pouvoirs (dictature), et où la société civile a perdu toute son autonomie (totalitarisme). En revanche, la pratique excessive, voire autoritaire de l’Exécutif met en lumière la tendance hypercratique de la Ve République. Selon Julien Freund, une classification des régimes politiques ne peut se fonder que sur le critère du pouvoir, intrinsèque au politique[8]. C’est sur cette base qu’il proposait une classification entre les régimes hypercratique, mésocratique et anarchique : cette dernière évoque le dépérissement du pouvoir ; la mésocratie renvoyant à sa modération ; l’hypercratie à sa verticalité abusive.

 

Ainsi entendu, la pratique du pouvoir sous la Ve République pourrait être qualifiée d’hypercratique[9]. En période normale, ce caractère s’illustre surtout sur les questions sécuritaires, avec l’inscription de dispositifs dérogatoires de lutte contre le terrorisme dans le droit commun, ou celles relatives aux relations extérieures, comme pour la quasi-absence de contrôle externe à l’administration des exportations d’armes françaises à destination des pays impliqués dans la guerre au Yémen. Parfois, certains projets plus isolés se font jour, comme avec l’idée du Gouvernement de mettre en place une commission d’enquête indépendante sur la gestion de l’épidémie, alors même que l’Assemblée nationale et le Sénat ont déjà décidé, pour chacun, d’en réunir une. En période extraordinaire, comme celle du covid-19, les excès du pouvoir se généralisent, parfois de façon spectaculaire : recours à un nouvel état d’urgence (sanitaire cette fois), confinement généralisé de plus de deux mois, prolongation des détentions provisoires sans intervention du juge judiciaire, centralisation de l’action administrative au profit des préfets, généralisation du juge unique en matière d’asile…

 

Ces illustrations alarment, et l’on peut y voir la marque de la (toute-)puissance du Gouvernement et du chef de l’État. Toutefois, si l’hypercratie conduit à de multiples excès de la part des détenteurs du pouvoir, c’est en réalité le signe d’un affaiblissement du système de la Ve République qui appelle moins à devoir réviser la Constitution qu’à en revoir la pratique.

 

 

La crise du covid-19, signe d’une Ve République affaiblie

La Ve République telle qu’elle fonctionne ne peut se préserver de toute anomalie : soit parce que le texte constitutionnel lui-même n’est pas exempt de défauts, soit parce que sa mise en œuvre contient des failles à l’égard desquelles il n’est pas entièrement à l’abri. Or, en l’espèce, la pratique hypercratique des institutions françaises met en exergue le primat du politique sur le droit, spécialement celui de la Constitution, là où il est censé le rationaliser. Celle-là est donc susceptible de le détourner de sa mission consistant à donner forme au pouvoir politique[10]. En effet, sous l’effet de l’hypercratie, la pratique institutionnelle dévoie la Constitution française et remet en cause la mise en forme du pouvoir retenue par le constituant : un Président qui arbitre, un Gouvernement qui détermine et conduit la politique de la Nation, un Parlement qui contrôle son action et, enfin, un juge constitutionnel qui garantit l’application conforme de la Constitution. Dans ce schéma, la pratique suppose, d’une part, que chaque organe respecte pleinement et strictement son champ de compétences et, d’autre part, que la « médiatisation » du détenteur de la plenitudo potestatis[11] soit effective. Sans quoi la surpolitisation est inévitable, c’est-à-dire la multiplication des excès du pouvoir au mépris de la règle de droit et du bien commun qu’il est présumé poursuivre[12]. Bref, c’est le signe d’un isolement du pouvoir qui laisse craindre bon nombre de dérives et affaiblit l’ensemble du système politique.

 

Le recul du Parlement dans la gestion de la pandémie laisse à penser que l’on s’y dirige. Certes, son fonctionnement normal est largement perturbé par la situation sanitaire, mais sans réflexion ni concertation, il a consenti à se déposséder de ses fonctions de législateur et de contrôleur. Cet auto-sabordage interpelle, d’autant plus qu’il a su, jadis, surmonter des situations exceptionnelles, comme une (vraie) guerre avec ses réunions en Comités secrets entre 1916 et 1917, ou même pendant la pandémie, par l’adoption en quelques jours de deux lois de finances rectificatives. En fait, les députés et sénateurs semblent adhérer à la doxa selon laquelle le Parlement ne serait plus à même, en période de crise, de délibérer utilement. Cette croyance est confortée par le Conseil constitutionnel qui, dans un esprit très Ve République, n’hésite pas à limiter le contrôle parlementaire. Suivant la professeure Altwegg-Boussac, au nom du respect d’un principe de séparation des pouvoirs mobilisé sans rigueur, il a censuré le paragraphe IX de l’article 11 de la loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire qui obligeait une information immédiate au Parlement, essentielle à son contrôle, pour chaque acte pris pour recueillir les données médicales des personnes infectées et cas-contacts partagées entre des professionnels en charge des chaînes de contamination[13].

 

Avec cette crise, l’atrophie parlementaire contraste avec l’hypertrophie présidentielle, comme l’a montré l’épisode de la réouverture du Puy du Fou. Le Président Macron a en effet décidé de traiter directement ce dossier en Conseil de défense[14], seul endroit où il s’estime en capacité pour agir (ou plutôt s’afficher ?) en « patron ». Cet épisode est critiquable à double titre : d’abord, il détourne cet espace de décision, voulu collégial et dominé par le Premier ministre (art. L. 1131-1 du code de la défense), au profit d’une approche solitaire ; ensuite, il utilise cet espace, normalement dévolu aux questions de défense et de sécurité nationale (art. R. 1122-1 du code de la défense), pour arbitrer pêle-mêle sur des questions d’ordre écologique, sanitaire ou économique.

 

De façon plus générale, la pandémie a mis en évidence un système de garantie des droits et libertés peu protecteur. Les mesures adoptées par le Gouvernement dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire ont durement (et durablement avec sa première prorogation) affecté les fondements de l’État de droit, spécialement à l’endroit de la liberté d’aller-et-venir, et par extension celle de réunion ou de manifester, des droits de la défense en matière pénale, voire de la liberté d’expression lorsque le Gouvernement, qui s’est ravisé depuis, a cru bon de mettre en place un dispositif de recensement des articles de presse jugés fiables sur le coronavirus. Le tout pour un résultat sans appel, au moins du côté du juge administratif : les différents contentieux portés devant le Conseil d’État contre bon nombre de ces mesures liées au covid-19 ont donné lieu, à la mi-mai, à la satisfaction (partielle) de moins de 3% des requêtes[15].

 

Montrer du doigt les défauts du texte constitutionnel français ne doit pas pour autant faire oublier que les errements du fonctionnement de la Ve République sont aussi imputables à sa pratique. De ce fait, l’on ignore pour ainsi dire si la Constitution donne une forme pleinement satisfaisante au pouvoir, préalable sans doute indispensable pour nourrir le débat sur la fin des institutions de la Ve République.

 

 

[1] Voir respectivement : d’abord, dans l’émission Ça vous regarde sur le thème « À quoi a servi le Parlement ? », le 12 mai 2020, sur LCP – Assemblée nationale (à partir de 8min30), les propos du député socialiste Vallaud sur le besoin de rééquilibrage, voire ceux de la députée de la majorité Berger qui consent à une faiblesse du contrôle du Parlement ; ensuite, la tribune au Président de la République de la part de plusieurs élus départementaux : « Après le Covid-19, l’appel des départements de gauche pour plus de décentralisation et de dialogue », JDD.fr, 16 mai 2020 ; et, enfin, l’appel de trois membres du parti La France Insoumise : M. Panot, R. Garrido, P.-Y. Cadalen, « La Ve République à l’épreuve de l’épidémie », Libération.fr, 10 mai 2020.

[2] Cons. const., n° 2020-799 DC, 26 mars 2020, Loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, § 3 (JORF, 31 mars 2020, texte n° 5).

[3] J.-M. Denquin, « Droit constitutionnel et fiction : baron noir », JP Blog, 16 mai 2020.

[4] Concernant les résolutions parlementaires : Cons. const., n° 59-2 DC, 24 juin 1959, Règlement de l’Assemblée nationale, art. 1er (Rec., p. 58).

Concernant la portée du contrôle parlementaire, et notamment la question des injonctions : Cons. const., n° 2009-581 DC, 25 juin 2009, Résolution tendant à modifier le règlement de l’Assemblée nationale, cons. 55 et 62 (Rec., p. 120).

[5] Cons. const., n° 2020-843 QPC, 28 mai 2020, Force 5 [Autorisation d’exploiter une installation de production d’électricité], § 11 (JORF, 29 mai 2020, texte n° 58).

[6] « Coronavirus : quand l’exécutif a failli repousser le déconfinement », Le Figaro.fr, 13 mai 2020.

[7] G. Bouthoul, Traité de polémologie : Sociologie des guerres, Payot, 1991, 560 p.

[8] J. Freund, Le nouvel âge. Éléments pour la théorie de la démocratie et de la paix, Éd. Marcel Rivière, 1970, p. 124-125.

[9] Il s’agit ici de transposer à l’analyse de la pratique de la Ve République l’éclairage apporté par la classification freundienne. Pour des éléments plus théoriques sur l’hypercratie : idem, p. 125-129.

[10] D. Baranger, Le droit constitutionnel, PUF, coll. Que Sais-je ?, 2017, p. 4.

[11] C. Schmitt, La dictature, Seuil, 2000, p. 167-168.

[12] J. Freund, Le nouvel âge…, op. cit., p. 125.

[13] Cons. const., n° 2020-800 DC, 11 mai 2020, Loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions, § 81-82 (JORF, 12 mai 2020, texte n° 2). Pour une lecture critique : M. Altwegg-Boussac, « “Un mal qui répand la terreur” : l’information du Parlement », JP Blog, 18 mai 2020.

[14] « Le Puy du Fou, théâtre d’une montée de tensions au sommet de l’État », Le Figaro.fr, 24 mai 2020.

[15] Ce chiffre est tiré d’un comptage non-officiel tenu par le professeur Slama depuis son compte Twitter.

 

 

Crédit photo: Renew Europe, Flickr, CC 2.0