Le grand effacement. Sur quelques effets constitutionnels de l’actuel spectacle électoral français Par Armel Le Divellec
En dépit de l’actualité internationale dramatique récente qui affectera nécessairement la séquence électorale française de 2022, une réflexion constitutionnelle centrée sur le long terme reste néanmoins nécessaire. La focalisation médiatique de plus en plus exclusive sur l’élection présidentielle au détriment de l’élection à l’Assemblée nationale révèle une dénaturation subreptice mais croissante de la logique institutionnelle véritable de la Ve République. Elle permet d’occulter toute interrogation sur la qualité du système de gouvernement français et fragilise finalement la légitimité du pouvoir politique.
Despite the recent dramatic international events that will necessarily affect the French electoral sequence of 2022, a constitutional reflection focused on the long term remains necessary. The increasingly exclusive media focus on the presidential election to the detriment of the election to the National Assembly reveals a surreptitious but growing distortion of the true institutional logic of the Fifth Republic. It makes it possible to conceal any questioning of the quality of the French system of government and ultimately weakens the legitimacy of political power.
Par Armel Le Divellec, Professeur de droit public à l’Université Paris-Panthéon-Assas, directeur du C.E.C.P. (a-ledivellec.net)
Le déclenchement de la guerre en Ukraine, le 24 février dernier, vient sans aucun doute affecter sinon bouleverser la séquence électorale française déjà engagée depuis plusieurs mois. L’officialisation de sa nouvelle candidature par le Président sortant, le 3 mars, ainsi que la clôture des candidatures, le 4 mars, ouvrent simultanément une phase nouvelle à cette séquence. Le dramatique revirement de l’actualité n’interdit pas néanmoins d’esquisser dès à présent un certain constat inspiré par le long terme, par-delà les lourdes incertitudes de la conjoncture immédiate.
Suivant son rythme désormais quinquennal (depuis 2002), naguère septennal, la France rejoue sa pièce de théâtre apparemment préférée, une pièce de théâtre qui n’est pas purement électorale et politique, mais également au sens fort, constitutionnelle. La distribution est pour partie identique à la précédente représentation, pour partie nouvelle ; l’argument et les dialogues sont à peine nouveaux ; la mise en scène et des décors sont, comme à chaque fois, légèrement adaptés aux temps, les rebondissements de l’action, possibles (au grand plaisir des commentateurs — même si la crise internationale inattendue vient depuis quelques jours la ternir considérablement et oblige à une certaine gravité, à défaut de retenue) : il s’agit, bien sûr, de l’élection présidentielle, supposée (avant tout par les journalistes et par le personnel politique, puis finalement par l’opinion ) « élection reine » de la Ve République, censément le grand rendez-vous de la démocratie française.
On peut apprécier diversement le spectacle offert, selon les attentes et les préférences de chacun ; le juriste n’a, sur ce registre, guère à dire (même s’il ne lui est pas interdit de soupirer, voire de ressentir un certain accablement, qu’il gardera pour lui pour peu qu’il veuille rester strictement dans son rôle). En revanche, il lui est permis de tenter d’analyser en termes constitutionnels, et avec un peu de recul, ce qui se déroule sous ses yeux.
La démocratie française n’est pas en bonne santé. Ce constat est partagé de manière diffuse par le plus grand nombre. Il serait certainement erroné de prétendre décrire de manière synthétique et complète cet état maladif ou à tout le moins ce malaise, qui relève de registres très différents (à commencer par l’état de la société française elle-même), éventuellement complémentaires. Mais il est au moins un registre sur lequel le juriste peut essayer de porter un diagnostic et d’identifier un facteur (ou une série de facteurs) concourant au malaise démocratique que connaît actuellement la France. Il s’agit du système de gouvernement, c’est-à-dire le mode régulier, encadré par le droit, par lequel le pays est dirigé. Ce que l’on s’accorde, pour la Ve République, à qualifier de système présidentialiste, connaît, par-delà sa longévité apparente, sa continuité extérieure ou formelle depuis 1958/1962, une évolution préoccupante. Mais plus encore que les éventuelles dérives supposées de sa pratique, qui peuvent être diversement évaluées, il faut noter avant tout combien le spectacle électoral actuel concourt à occulter les enjeux constitutionnels fondamentaux et, ce faisant, contribue à rendre quasiment illusoire toute possibilité de réforme.
Tout à leur joie (joie un peu surjouée d’ailleurs) de retrouver régulièrement le spectacle électoral présidentiel, plus que jamais rythmé par le flot des sondages, excités par le suspense que ces derniers entretiennent, tenus en haleine par l’écume des petites phrases ou événements, l’opinion, la classe politique et les commentateurs médiatiques ne semblent pas mesurer les conséquences structurelles produites par différents silences.
1. L’effacement de l’élection des députés et ses effets
Le premier effet de la focalisation de l’attention sur l’élection présidentielle est d’occulter complètement la seconde élection nationale, l’élection des députés à l’Assemblée nationale (toujours aussi mal nommée « élections législatives », comme si le Parlement était réductible au « Législatif »). Elle est purement et simplement effacée, totalement absente des discours et débats politiques actuels (la crise internationale ne fera qu’accentuer ce fait). Il sera toujours temps de s’en soucier plus tard et puisqu’il ne s’agit que de 577 « compétitions locales », selon le mot quelque peu dédaigneux du Général de Gaulle, le délai de sept semaines (après le second tour de l’élection présidentielle)[1] semblant donc amplement suffisant pour en présenter les enjeux aux citoyens.
Que la composition de la future Assemblée nationale soit en réalité déterminante pour l’orientation politique du futur gouvernement paraît échapper au plus grand nombre. La conjonction méthodique des ambitieux (d’hier, d’aujourd’hui ou de demain) et des commentateurs est parvenue à cet exploit de nier purement et simplement l’importance du scrutin parlementaire, et, au fond, de nier la structure fondamentale de la Constitution, dont un pan entier est, plus que jamais, comme gommé et donc faussé.
L’effacement de l’élection parlementaire entretient un phénomène qui s’est singulièrement accentué depuis quelques années : la fuite des élites hors du Parlement. Sans même parler de l’absence à peu près totale de personnalités un peu indépendantes (dont Guy Carcassonne déplorait qu’elles n’étaient aucunement intéressées par un engagement en politique, spécialement à travers un mandat parlementaire), il est frappant de constater le nombre croissant de personnalités politiques quittant volontairement le Parlement sans aucunement renoncer à la politique (pour citer les plus connus : Ségolène Royal en 2007, Arnaud Montebourg en 2012, Xavier Bertrand en 2016, Jean-François Copé, Laurent Wauquier, Michel Sapin et Bernard Cazeneuve en 2017) ; d’autres en renonçant à y revenir (l’exemple d’Edouard Philippe après son départ de Matignon en juillet 2020 est particulièrement éloquent) ou n’ayant jamais cherché à y entrer (Dominique de Villepin) ou à peine (Martine Aubry élue en 1997, devenue ministre, battue en 2002, n’y a plus candidaté), sans compter ces députés nouvellement élus en 2017 renonçant à demander le renouvellement de leur mandat, certains même l’abandonnant avant le terme de la législature…
On notera que si les lois du 14 février 2014 sur la stricte interdiction du cumul des mandats ont évidemment joué en ce sens ces dernières années (on préfère une mairie ou la présidence d’une région à un siège au Palais-Bourbon), elles n’expliquent pas tout à elles seules : ce mouvement traduit une profonde désaffection pour le Parlement et le travail parlementaire, qui avait débuté auparavant.
Cette désaffection s’explique principalement par le fait que le Parlement paraisse plus que jamais une institution sans enjeu véritable. Sans doute, le sentiment, en partie exagéré, de sa faiblesse est loin d’être nouveau, mais il a pris une tournure dramatique depuis quelques années.
Cette situation laisse le plus grand nombre parfaitement indifférent : après tout, n’a-t-on pas entériné depuis longtemps que les parlements ne sont plus et ne peuvent plus être, dans les démocraties modernes, le principal centre institutionnel du débat public, comme aux temps du suffrage restreint ou dans les premières décennies du suffrage universel ? Et d’aucuns pouvant même sinon affirmer du moins ressentir qu’il est bon pour une démocratie vivante que le débat politique se soit déployé au-delà du cercle trop restreint des assemblées ? Pourtant, les effets profonds de cette indifférence particulièrement accusée en France mériteraient d’être mieux étudiés.
Contrairement aux idées reçues, le bilan du Parlement français ne justifie pas cette indifférence voire ce mépris. Quantité de débats en commissions, de rapports divers, témoignent d’un réel travail de la plupart des parlementaires. Mais ce travail rencontre peu d’échos lorsqu’il ne s’accompagne pas d’éléments spectaculaires. Surtout : si le Parlement français accomplit réellement un travail important sur les détails de politique sectorielle, il ne pèse que très faiblement sur l’orientation générale de la politique nationale. La formule littéraire plus que strictement normative de l’article 20 de la Constitution (le terme de « gouvernement » devant d’ailleurs, pour être réaliste, inclure mentalement le Président de la République) ne doit pas induire en erreur : en France comme dans les autres pays dans lesquels le gouvernement est responsable devant le Parlement, la détermination de la politique nationale est censée se faire en coopération systématique et suivie de l’Exécutif et des assemblées ou, pour être plus précis, de la majorité gouvernementale.
On peut à cet égard se rappeler la sentence de Max Weber : « Qu’est-ce qui détermine que le niveau d’un parlement est bas ou élevé ? C’est la question de savoir si on se contente d’y discuter des grands problèmes, ou bien si on y contribue de manière décisive à les résoudre — et c’est donc la question de savoir si on accorde de l’importance et quelle importance on accorde au travail parlementaire, ou bien si le parlement n’est que l’appareil d’enregistrement que tolère à contrecœur la domination d’une bureaucratie. »[2].
Conçue dans un contexte bien différent, l’assertion demeure, un siècle plus tard, tout à fait pertinente pour la France d’aujourd’hui : le rôle du Parlement français pourrait – devrait – être plus important qu’il n’est concrètement. Le fait qu’il soit pratiquement subalterne arrange bien la sphère dirigeante (derrière le Président et les ministres, la haute administration) qui peut ainsi conserver, dans une large mesure, les mains libres pour gouverner. S’il y a faiblesse ou langueur du Parlement de la Ve République, c’est donc, malgré les dénégations parfaitement hypocrites de certains, avant tout le fait de cette conjonction silencieuse des élites et des observateurs médiatiques pour qu’il en soit ainsi.
2. Le mirage du mandat de gouvernement
L’effacement de l’élection parlementaire et sa complète déconnexion affichée avec l’élection présidentielle entretiennent une double illusion dont personne ne peut raisonnablement prétendre qu’elle est secondaire.
– L’illusion porte d’abord sur la légitimité : comment espérer qu’une personnalité pourra disposer de l’autorité suffisante pour inspirer et diriger la politique du pays lorsqu’elle n’atteint pas un tiers ni même parfois, depuis 1995 un quart des suffrages exprimés au premier tour de l’élection présidentielle[3] ? (Certes, les scores des deux personnalités qui seront qualifiées au soir du 10 avril peuvent évoluer d’ici là, mais tout porte à croire que leur score se situera à un niveau faible.) Cette seule considération ne décourage pas certains candidats — sans même parler des candidatures de pur témoignage — dont on peut se demander ce qu’ils font mine d’espérer si jamais ils parvenaient au second tour, voire s’ils devaient être élus au second.
L’une des plus puissantes justifications possibles de l’élection du Président au suffrage universel direct résidait dans l’effet d’entraînement qu’elle était réputée provoquer, et donc, censément à l’opposé de l’élection « fragmentée » (parce que répartie dans 577 circonscriptions) des députés, dans sa capacité centripète, autrement dit d’incitation au regroupement de tendances et de personnalités autour d’un ou d’une candidat(e) et d’un projet commun. On peut considérer que cet effet a, dans une certaine mesure, effectivement joué entre 1965 et 1988 (il a permis de sortir la gauche de son éclatement des années 1950, a maintenu et élargi la droite modérée après de Gaulle). Cependant, il est frappant de noter que, depuis 2002 au moins, l’élection présidentielle tend à produire un effet centrifuge, qui ne se mesure pas seulement par le nombre élevé de candidatures (facteur en soi déjà un peu suspect)[4] mais bien plutôt par la signification de celles-ci : pour nombre d’entre elles, il ne s’agit pas de chercher sérieusement à agréger des forces distinctes autour d’un projet de gouvernement à peu près cohérent, mais d’assurer une présence essentiellement symbolique ou bien donner une satisfaction d’amour-propre momentanée à des individualités sans la moindre représentativité politique (les exemples sont faciles à identifier). Autrement dit, l’élection présidentielle, quoique juridiquement uninominale, s’apparente politiquement à un scrutin de listes proportionnel, auquel chacun a intérêt à participer. Dans ces conditions, elle perd une grande partie du sens constitutionnel et de la justification qu’elle revêtait initialement pour contribuer à résoudre la tendance française à la dispersion.
– De plus, le lourd silence sur l’élection des députés occulte la question des moyens institutionnels de gouverner : le Président gouverne-t-il donc tout à fait seul du point de vue juridique ? Évidemment non, savent les juristes. Mais peut-être que si, semblent croire, lorsqu’on les écoute, politiques, journalistes et finalement citoyens…
La campagne électorale purement personnalisée parce que coupée de tout lien avec l’élection parlementaire à venir entretient la fiction d’un Président qui serait constitutionnellement gouvernant, auquel il est demandé d’annoncer d’emblée l’essentiel des mesures qu’il aurait par lui-même la capacité d’adopter en un tournemain. D’où la multiplication des formules telles que « je ferai…», « j’adopterai…», « je prendrai…», etc. On peut se demander si la formule rabâchée, utilisée sur un mode plus humoristique qu’autre chose – évidemment un raccourci simpliste –, consistant à qualifier la France de monarchie (républicaine, si l’on veut aller jusqu’à l’oxymore) ne finirait pas par devenir littéralement exacte dans l’esprit des acteurs de la pièce et des spectateurs.
Simplification nécessaire le temps de la campagne, objectera-t-on ? Rien n’est moins sûr. Non seulement elle ne peut manquer, à terme (terme qui devient de plus en plus court depuis 2002 au moins), de générer de pénibles désillusions, qui entretiennent la défiance des citoyens envers les gouvernants ainsi que l’apathie (ou la rage) démocratique, mais, en outre, on se voile la face sur les lourdes implications qu’elle comporte sur la méthode de gouvernement.
3. Derrière le mirage de la « démocratie majoritaire »
Les Français, sans doute, sont attachés – de manière quelque peu abstraite – à une forme de stabilité et d’efficacité du pouvoir (même si, en pratique, elle est plus apparente que réelle : les chiffres attestent depuis longtemps que la stabilité du personnel ministériel est très relative, ce qui n’est pas sans conséquence sur la cohérence et la continuité des politiques publiques), dont on croit pouvoir créditer la Ve République. Et ils ont l’illusion qu’une fois avoir désigné un Président, ce double objectif est par nature atteint, et que le reste suivra automatiquement.
Mais ils s’avisent moins des exigences structurelles que pose le cadre constitutionnel qui, jusqu’à nouvel ordre, est celui qui s’impose en droit, et surtout du « prix à payer », si l’on peut dire, pour obtenir la pérennité du présidentialisme majoritaire tel que nous le connaissons depuis soixante ans. Celui-ci ne tient, malgré la fragmentation croissante de la sociologie électorale, que par l’artifice de la « fabrication majoritaire » résultant de la conjonction entre les deux procédures désignatives (l’élection présidentielle, avec la règle capitale de deux candidats seulement au second tour, et l’élection des députés au scrutin également majoritaire). Son effet quelque peu mécanique a longtemps porté ses fruits, au point de restructurer complètement l’offre politique dans les années 1970 à 1990, avant que la sociologie électorale ne prenne progressivement sa revanche sur les contraintes constitutionnelles : l’écart n’a jamais été aussi grand qu’aux élections de 2017, le nouveau mouvement La République en Marche et ses alliés du MoDem ne pouvant se prévaloir d’une assise politique large dans le pays[5]. Dès lors, quoique maintenu extérieurement, le présidentialisme majoritaire tend presque inévitablement à tourner à vide, et devient à son tour rapidement frappé d’illégitimité (la crise des gilets jaunes en offrant la rapide manifestation la plus spectaculaire). A fortiori présentement, si la situation internationale devait neutraliser la campagne, mettre entre parenthèses les débats ordinaires.
Mais au-delà de cette situation peut-être conjoncturelle, l’inconvénient majeur d’un tel système « majoritaire » par artifice est de pousser les Présidents de la République à croire qu’ils peuvent, pour réaliser leurs politiques publiques, à la fois décider à peu près seuls et, d’autre part, se dispenser de rechercher durablement des soutiens en dehors de leur propre majorité partisane, ne serait-ce que pour affiner leurs options et s’assurer d’une large acceptabilité des mesures projetées. La France est aujourd’hui l’une des seules démocraties libérales au monde dans laquelle il est possible de gouverner seul avec une base électorale aussi étroite.
On connaît l’objection immédiatement brandie par les partisans du statu quo : le scrutin majoritaire pour l’élection des députés est une sécurité pour limiter la fragmentation de la représentation parlementaire, qui nous ramènerait à la IVe République que personne ne peut sérieusement vouloir. Or, précisément, ce n’est pas la seule solution alternative au régime majoritaire devenu aujourd’hui contre-productif en raison de son caractère purement artificiel.
4. La question occultée : comment les Français veulent-ils être gouvernés ?
Plus fondamentalement, la tournure actuelle de la campagne électorale ne fait que reproduire, sur un mode peut-être plus crispé que les précédentes (et, depuis quelques jours, davantage encore, en raison du contexte international dramatique), l’occultation d’une question essentielle qui se pose depuis longtemps à la démocratie française, question presque aussi ancienne que la Ve République : Comment les Français veulent-ils être gouvernés ? Comment pense-t-on bien les gouverner ?
La plupart du temps, dans les débats publics en France, les questions constitutionnelles ne sont abordées qu’à la marge furtivement, et quand elles sont évoquées, elles restent parasitées par l’actualité immédiate, obscurcies par les critiques que tel ou tel formule à l’endroit des gouvernants en place, sur les mesures politiques du moment qui sont ou non adoptées. Et lorsque sont avancées des idées sur ce qu’il faudrait faire de différent, on se contente de discours généraux et convenus, répétés comme une ritournelle sur la « revalorisation du Parlement » ou « une meilleure association des citoyens » à la prise de décision. Est systématiquement esquivée, en revanche, la double question plus fondamentale de savoir comment la France est réellement gouvernée (une certaine opacité règne sur la sphère exécutive) et (parce que certaines dérives sont tout de même critiquées) comment elle pourrait mieux l’être.
Certes, on peut conjecturer que les principaux candidats (osons le mot : les plus crédibles) à l’élection présidentielle seront, médiatiquement sommés de livrer quelques propositions « en matière institutionnelle », selon la loi de l’offre et la demande (la demande émanant ici des journalistes, moins parce qu’ils auront sérieusement réfléchi au problème que parce que cela leur donne en apparence un surcroît de crédibilité). Et l’on peut être certain que les propositions lancées seront, au mieux cosmétiques, au pire, contreproductives voire démagogiques (par exemple la réduction drastique du nombre de parlementaires).
A cet égard, les fausses alternatives sont nombreuses : sans même parler de la VIe République (qui est plus un slogan qu’un ensemble cohérent et réfléchi), citons le référendum d’initiative citoyenne (ce fameux « RIC », devenu à son tour un talisman pour certains), les « assemblées citoyennes » tirées au sort, pour d’autres encore davantage de juge constitutionnel… Dans le meilleur des cas (qui n’est jamais certain), toutes ces idées ne peuvent être que des légers correctifs, dont la pertinence est tout à fait défendable. Mais elles ne sauraient aucunement être vues comme des alternatives à un meilleur équilibre entre les organes représentatifs existants, à une meilleure façon de gouverner. En particulier, l’objectif louable de trouver des manières d’associer davantage les citoyens aux décisions politiques ne saurait raisonnablement être atteint au détriment des assemblées parlementaires dont le rôle de médiation entre le « pouvoir immédiat » et la société ne pourra jamais être remplacé. Tant pour la sélection du personnel gouvernemental que pour l’élaboration des politiques publiques, le célèbre mot de Cavour demeure juste : « la pire des chambres vaut mieux que la meilleure des antichambres ».
Les Français sont-ils condamnés à rester persuadés que la désignation d’un homme (ou d’une femme) tous les cinq ans suffit à assurer le caractère démocratique du pouvoir ? Que les autres processus, à commencer par l’élection d’une assemblée parlementaire, sont secondaires voire superflus ? A refuser d’admettre que l’exercice du pouvoir est nécessairement quelque chose de complexe qui réclame un mouvement réellement collectif des dirigeants (au sens large), ce qui implique le partage (des postes et des décisions), des négociations entre véritables partenaires, des compromis entre forces distinctes, donc accepter le temps de la discussion et de la délibération ? N’est-il pas trop facile de brandir, en faveur du statu quo, l’étrange affirmation de Georges Pompidou dans son Nœud gordien ? : « Pour tout dire, je crois que nous n’avons d’autre alternative que le retour camouflé mais rapide au régime d’assemblée ou l’accentuation du caractère présidentiel de nos institutions.»[6] Détestable dilemme, en vérité, qui postule (et prétend devoir prendre acte d’) une immaturité intrinsèque du peuple français, qui n’aurait rien appris de son histoire, et serait perpétuellement poussé à rejouer les oscillations de son pendule constitutionnel caractéristiques de la période 1789-1958, à choisir entre autoritarisme et impuissance, se résigner au premier pour éviter le second.
Il se trouve que, cette fois, au XXIe siècle, les Français n’auraient aucunement besoin d’un « grand soir » constitutionnel. Car le véritable déficit qui mine le système de gouvernement français actuel est avant tout affaire de pratiques institutionnelles et de culture constitutionnelle et démocratique : ce sont elles qu’il conviendrait de faire évoluer, sans qu’il soit indispensable de toucher au cadre juridique formel de la Constitution de 1958. Encore faudrait-il commencer par prendre celui-ci réellement au sérieux, laisser s’épanouir sa structure fondamentale, qui fait reposer la construction et l’exercice d’un solide pouvoir de gouvernement sur deux piliers, au lieu de cultiver l’effacement de l’un d’entre eux au profit exagéré de l’autre. Les dirigeants politiques, ainsi d’ailleurs que les commentateurs médiatiques, ont une fonction pédagogique (pour ne pas dire : éducative) à remplir à l’égard de leur peuple. Ce sont eux qui, aujourd’hui plus que jamais, auraient tout à gagner à réviser leur façon de présenter et de pratiquer, sans les simplifications outrancières, le système de gouvernement tel qu’il résulte, non dénaturé, de sa structure juridique fondamentale. Et de faire comprendre à l’opinion la nécessité et les avantages durables d’une pratique profondément rééquilibrée du pouvoir. Faute de vouloir affronter en face cette question, la France se condamne à revivre perpétuellement les mêmes désillusions, la même frustration démocratique. Pour l’heure, l’actualité immédiate peut faire craindre que s’inverse l’hémistiche du vers de Cicéron et que cedant toga armae. Il faut néanmoins espérer que le temps permettra de revenir à la formule initiale du grand orateur et de s’interroger vraiment sur ce grand « effacement » constitutionnel.
[1] Sa date est fixée cette année aux 12 et 19 juin.
[2] « Parlement et gouvernement dans l’Allemagne réorganisée » [1918], in Œuvres politiques, trad. fr. E. Kaufmann, A. Michel, 2004, p. 307-455 (323).
[3] Après l’élection de 1988, le futur président n’a atteint qu’entre 19,8% à 24,0% au premier tour, à l’exception de N. Sarkozy en 2007 (31,1%) et F. Hollande en 2012 (28,6%) mais on a rapidement vu ce qu’il en fut de leur popularité une fois en fonctions. E. Macron avait obtenu 24,01% en 2017.
[4] Quantitativement en effet, les variations ne sont qu’imparfaitement instructives : le nombre de candidatures débute à 6 puis 7 aux élections de 1965 et 1969, est passé à 12 en 1974 puis a oscillé entre 9 (1988 et 1995) et 16 (en 2002).
[5] Avec 32,3% des suffrages exprimés au niveau national au 1er tour des élections législatives, score le plus bas obtenu par une majorité gouvernementale de toute l’histoire de la Ve République.
[6] L’ouvrage, posthume, a été récemment réédité chez Perrin, avec une préface d’Eric Roussel (p. 61).
Crédit photo : Sénat, CC BY-NC-SA 2.0 Congrès de Versailles, juillet 2018