Précisions sur un type de document révélé par la réforme des retraites : les ‘’avis’’ du Conseil d’État

Par Elysée Hator

<b> Précisions sur un type de document révélé par la réforme des retraites : les ‘’avis’’ du Conseil d’État </b> </br> </br> Par Elysée Hator

Inconnus du grand public, les « avis » du Conseil d’État ont suscité un intérêt médiatique pendant l’épisode de l’adoption du projet de loi relatif à la réforme des retraites. Le présent billet a l’ambition d’apporter une clarification de cette notion et d’en analyser la pertinence politique.

 

Unknown to the public, the « opinions » of the Council of State generated media interest during the episode of the adoption of the pension reform bill. This post aims to clarify this notion and analyze its political relevance.

 

Par Elysée Hator, Doctorant en droit public, ATER, Université Paris-Saclay

 

 

 

Le contexte actuel des débats relatifs à la réforme des retraites a mis en lumière, une fois de plus, la place centrale qu’occupe le Conseil d’État dans la vie politique nationale a maxima, et dans la procédure législative a minima. L’institution du Palais-Royal participe en effet au processus de décision gouvernementale, notamment par les avis qu’il rend sur les textes gouvernementaux et, en cas de saisine, sur des propositions de loi. Le contexte actuel d’adoption du projet de loi relatif à la réforme des retraites[1] offre l’occasion de préciser les contours de la notion d’avis. Le 19 janvier 2023, le Conseil d’État a rendu un avis, qualifié de « note » sur le projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023 soumis par le Secrétariat général du Gouvernement[2]. Dans cet avis, il a émis quelques réserves sur la présence et la pertinence de certaines dispositions dans un projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale. Bien que n’ayant pas été officiellement publié, le document a été consulté par les députés Jérôme Guedj et Cyrielle Isaac-Sibille, coprésidents de la Mission d’évaluation et de contrôle de la Sécurité sociale. Or, la qualification lexicale ou linguistique de ce document a pu soulever des incompréhensions dans le monde parlementaire et les médias politiques notamment[3]. Une précision sera apportée à ce document avant d’indiquer que, malgré tout l’intérêt qu’il a suscité, sa portée politique est limitée.

 

 

I. Un terme générique regroupant deux documents juridiques qui s’inscrivent dans le cadre des fonctions consultatives du Conseil d’État

En sa qualité de Conseiller du Gouvernement, le Conseil d’État rend des avis. Cette notion générique renvoie, en pratique, à plusieurs types de documents. D’après les articles 37, 38 et 39 de la Constitution de la Ve République, le Conseil d’État donne obligatoirement des avis sur les ordonnances et projets de loi avant leur délibération en Conseil des ministres, ainsi que sur les « décrets en Conseil d’État », lorsque le législateur a renvoyé à de tels décrets les modalités d’application de la loi. D’un point de vue juridique, tous ces documents sont des avis du Conseil d’État. Cependant, dans la pratique, ils peuvent revêtir des formes diverses.

 

D’une part, il existe des avis sur les projets de lois, qui examinent, notamment, la conformité de ceux-ci à la Constitution. Ces avis n’étaient, par principe, pas publiés. Toutefois, à l’initiative du Président François Hollande[4], ils sont systématiquement rendus publics depuis mars 2015[5], à l’exception des avis sur les projets de loi de Finances et les projets de loi de financement de la sécurité sociale. Dit autrement, les avis du Conseil d’État sur les textes financiers ne sont jamais publiés par le Gouvernement. Il existe, d’autre part, des avis du Conseil d’État sur les projets de décrets. Ces avis, comme ceux sur les textes financiers, ne sont jamais publiés, n’étant pas régis par la décision, prise en 2015, de publier les avis sur les projets de loi autres que financiers.

 

En outre, une troisième catégorie d’avis existe. Ce sont des avis rendus sur une question du Gouvernement. Juridiquement, ces avis sont appelés « avis sur question posée par le Gouvernement ». De manière concrète, le Gouvernement pose une question au Conseil d’État dans le but d’obtenir des pistes juridiques de résolution d’une situation, la manière de gérer une question de droit délicate. Sur le fond, cette catégorie ne possède pas un régime juridique distinct de celui des deux premières catégories, simplement l’avis n’est pas rendu dans le même contexte : pour le premier, l’adoption d’un texte, pour le second une question posée par le gouvernement. La publication de ces avis circonstanciés est également à l’entière discrétion du Gouvernement.

 

Par ailleurs, une dernière catégorie d’avis est apparue en 2008 : les avis du Conseil d’État au Parlement. En effet, depuis 2008, le dernier alinéa de l’article 39 permet aux Assemblées parlementaires de solliciter des avis du Conseil d’État sur des propositions de loi avant leur examen en commission. Saisi en ce sens, l’Institution rend un avis ou prodigue des conseils sur la constitutionnalité ou la conventionalité de la proposition de loi. Jamais il ne se prononce sur l’opportunité du texte, de même, au demeurant, que pour les projets de loi gouvernementaux. Formellement, cet avis ressemble à ceux rendus sur les projets de loi ordinaires. Dans ce cas aussi, la publicité ou la publication de cet avis est à la discrétion de l’Assemblée concernée. Toutefois, la plupart des avis sur proposition de loi sont généralement publiés dans le dossier législatif relatif à l’adoption du texte.

 

Les avis sur les projets de décrets et sur les textes financiers prennent la forme de « notes ». La note est un document que le Conseil d’État adresse au Gouvernement. Elle peut être rendue à l’occasion d’un projet de décret, d’un projet d’ordonnance, ainsi que sur un texte législatif pour lequel il n’y a pas normalement d’avis public : les projets de loi de Finances et de projets de lois de financement de la sécurité sociale. Le Conseil d’État envoie une note au Gouvernement pour motiver ses choix et « décisions » : pourquoi a-t-il considéré que telle ou telle disposition est illégale, inconventionnelle ou inconstitutionnelle et pourquoi l’a-t-il écartée du texte. Ce procédé est qualifié, dans le langage du Conseil d’État, de « disjonction » lorsqu’une disposition est purement et simplement écartée. Dans une note, le Conseil d’État attire, par exemple, l’attention du Gouvernement sur les risques d’illégalité ou de rejet de son texte par le Conseil constitutionnel, s’il s’agit d’une loi financière. Le cas échéant, dans les notes, le Conseil d’État peut aussi montrer la voie à suivre au Gouvernement pour mieux expliquer son texte au Parlement. Dans sa note du 1er octobre 1962 rendue sur le projet de loi relatif à l’élection du président à l’élection au suffrage universel direct, le Conseil d’État avait clairement notifié au Gouvernement les raisons qui motivent l’avis défavorable à la procédure envisagée pour opérer la réforme. Écartant le procédé de l’article 11 de la Constitution souhaité par le gouvernement, il indique que « la possibilité de recourir à toute autre procédure de révision dès lors qu’aucun autre article ne peut être interprétée comme apportant une dérogation à la procédure normale (…) supprimerait les garanties de stabilité constitutionnelle résultant de la procédure de l’article 89 ». Par conséquent, il émet le vœu que « l’élection du président de la République au suffrage universel ne fût envisagée que dans le cadre de la révision d’un ensemble d’autres dispositions assurant l’équilibre des pouvoirs[6] ». Dans celle du 19 janvier 2023 dernier sur le projet de loi relative à la réforme des retraites, le Conseil d’État a notamment émis des réserves sur quelques cavaliers législatifs[7]. Au point 8 de sa note, il a effectué une disjonction entre les prévisions de charges du Fonds de solidarité vieillesse et les catégories de dispositions pouvant figurer dans une loi de financement rectificative. Il a, en outre, écarté quatre séries de dispositions du projet de loi proposé par le Gouvernement[8].

 

Malgré une disjonction de textes – c’est-à-dire le fait d’écarter, pour illégalité, inconventionnalité ou inconstitutionnalité, une disposition du texte gouvernemental dans une note –, le Gouvernement et les Assemblées sont entièrement libres dans le choix de la suite à donner à une note ou à un avis du Conseil d’État. Les deux organes peuvent ne pas retenir la position du Conseil d’État s’ils ne la partagent pas. Dans ce cas, ils conservent la version initiale du texte transmis au Conseil d’État. Cette attitude exprime une indépendance du politique par rapport au juridique, étant donné que le Conseil d’État ne se prononce que sur la procédure et la légalité lato sensu du texte dont il est saisi. En 1962 comme en 2023, le Gouvernement n’a pas suivi les suggestions du Conseil d’État. Concernant précisément le texte de 2023, la décision du Conseil constitutionnel a confirmé les faiblesses dénoncées par son voisin du Palais-Royal[9].

 

 

II. La pertinence politique limitée de deux types de documents juridiques

Si, juridiquement, il n’y a aucune différence entre les avis et les notes, ces deux acceptions visent des finalités différentes. Or, leur pertinence politique est très limitée.

 

Dans le cas particulier des avis sur les projets de loi – à l’exception des projets de lois de Finances et des projets de loi de financement de la sécurité sociale -, les « avis publics » sont non seulement motivés, mais aussi didactisés : le Conseil d’État joue un rôle pédagogique et prend la peine de rendre l’avis accessible et compréhensible au public.

 

La pédagogie du Conseil d’État pour la publication de ses avis sur les projets de loi poursuit l’objectif de transparence de la vie publique tandis que la publicité vise à satisfaire le principe constitutionnel d’accessibilité et d’intelligibilité des normes et procédures pour les citoyens et les administrés. La publicité est un moyen de mettre en œuvre la volonté de communiquer aux citoyens les actes préparatoires des décisions politiques/publiques, voire d’obtenir leur adhésion à l’élaboration des décisions. Plus concrètement, le Gouvernement utilise les avis pour justifier auprès de l’opinion les dispositions d’un projet de loi. Enfin, ces avis peuvent, dans une certaine mesure, éclairer le débat parlementaire : ils exercent une influence sur le Parlement, surtout si le gouvernement y dispose d’une majorité absolue. « Mieux légiférer, disait le président François Hollande devant les corps constitués en janvier 2015, c’est aussi mieux préparer les projets de loi. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de rompre avec une tradition séculaire des secrets qui entourent les avis du Conseil d’État. Le Conseil d’État est le conseil juridique du gouvernement. Son avis est d’intérêt public et son expertise sera donc rendue publique. Le Conseil d’État, par ses avis, informera donc les citoyens, mais il éclairera aussi les débats parlementaires ».

 

En revanche, les notes n’ont pas une telle vocation didactique. Dans une note, le Conseil d’État va à l’essentiel. Le caractère plus succinct des notes se justifie par le fait qu’elles ne sont pas destinées à être rendues publiques et qu’il n’est pas nécessaire d’expliquer au gouvernement, qui connaît son texte, qu’il a lui-même proposé, tous les tenants et aboutissants de la question.

 

La non-publication des notes poursuit au moins deux objectifs. D’une part, elles ne sont pas publiées car elles recèlent toujours, ou souvent, une disjonction dont la mise à disposition au grand public risquerait de nourrir si ce n’est une crise du moins un débat dont le gouvernement ne veut pas. Pouvait-on imaginer le général de Gaulle poursuivre son œuvre de révision constitutionnelle en 1962 si, en plus de l’opposition des pouvoirs constitués[10], le corps électoral avait eu connaissance des risques d’instabilité constitutionnelle dénoncés par le Conseil d’État ? De même, peut-on envisager un instant l’ampleur des manifestations publiques si les syndicats avaient eu connaissance de la substance de la note rendue par le Conseil d’État, le 19 janvier dernier, sur le projet de loi de réforme des retraites porté par le Gouvernement ? Certes, les députés Jérôme Guedj (PS) et Cyrille Isaac-Sibille (MoDem) ont eu accès à la note en leur qualité de coprésidents de la mission d’évaluation et de contrôle de la Sécurité sociale. Cependant, leurs fonctions les contraignent à conserver une discrétion sur ce document et à ne le divulguer ni à leurs collègues ni à la population. Jérôme Guedj n’a pu se prononcer publiquement sur cette note que le 15 avril, au lendemain de la publication de la loi par le chef de l’État.

 

D’autre part, le secret des notes permet d’assurer l’efficacité, l’objectivité, la qualité, la liberté, et l’impartialité du Conseil d’État[11]. La crainte de la pression de la rue et des organisations politiques et syndicales risquerait d’influencer sa décision. Le secret des notes permet finalement au Conseil d’État d’échapper à la tentation de se bâtir une image médiatique fondée sur la réponse qu’il donnera aux questions ou projets du Gouvernement. Le secret participe, dès lors, à la préservation et à la conservation de l’autorité du Palais-Royal.

 

Les avis et les notes sont, au total, deux types de documents qui participent l’un et l’autre de la fonction consultative du Conseil d’État, sans oublier que celle-ci comporte aussi, et c’est même l’essentiel, des propositions de rédaction alternative (s’il y a lieu, naturellement) des textes qui lui sont soumis, sauf s’agissant des propositions de loi d’origine parlementaire. Si les avis sur les projets de loi ordinaire font systématiquement l’objet de publication depuis mars 2014, les notes, les avis sur le projet de décret, ceux sur question posée au Conseil d’État, ainsi que les avis sur les projets de lois portant sur les textes financiers ne font jamais l’objet de publication. Toutefois, le Conseil d’État peut décider de publier une synthèse de certains de ses avis sur les projets de décrets ou sur les projets de loi financiers dans son rapport annuel.

 

En conclusion, il semble que la publication des avis sur les projets de loi ordinaire est d’abord un moyen de communication politique du Gouvernement, puisque la publicité porte généralement sur des textes dont l’enjeu est souvent à l’avantage du pouvoir : sécurité, protection de l’environnement entre autres. Cependant, la pertinence politique de la publication de ces avis et notes, même obligatoires, reste mineure et très discutable. D’un côté, le Gouvernement et le Parlement ne sont nullement tenus de suivre les avis et notes du Conseil d’État. L’actualité vient largement confirmer ce propos. Malgré les menaces de Jérôme Guedj dans l’hémicycle, le Gouvernement n’a pas fléchi. D’un autre côté, les avis du Conseil d’État peuvent être souvent infléchis et déformés par des amendements lors des débats parlementaires, surtout lorsque l’exécutif ne dispose pas d’une majorité confortable au sein des assemblées et à supposer qu’il n’utilise pas les armes du parlementarisme rationalisé, notamment les articles 47-1 au 49.3 de la Constitution. Dès lors, s’il est pertinent de savoir que les avis et notes peuvent participer à la formation des décisions politiques, il faut également reconnaître qu’il existe une autonomie du politique par rapport au juridique. C’est là l’essentiel.

 

 

 

[1] Loi n° 2023-270 du 14 avril 2023 de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023.

[2] CE, Assemblée générale, 19 janvier 2023, n° 406659, Projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023.

[3] Le journal Le Point a pu ainsi qualifier cette note d’avis : « Retraites : la menace du Conseil d’État », Le Point, 21 février 2023. Les Sénateurs se sont également écharpés sur la distinction entre les différentes textes rendus par le Conseil d’État. Voir, « Réforme des retraites : les sénateurs de gauche réclament l’avis du Conseil d’État », Public Sénat, 5 mars 2023.

[4] Cette rupture de la tradition séculaire des secrets des avis du Conseil d’État trouve son origine dans une déclaration du Président lors de ses vœux aux corps constitués le 20 janvier 2015.

[5] Le premier avis du Conseil d’État, rendu le 12 mars 2015 n° 389754, concerne le projet de loi sur le renseignement. Il a été rendu public le 19 mars 2015. Voir également Pascale Gonod, « La publicité des avis du Conseil d’État », AJDA, 2015, p. 369.

[6] Note n° 286146 du 1er octobre 1962.

[7] Note n° 406659 du 19 janvier 2023.

[8] Voir « Retraites : le Conseil d’État a alerté le gouvernement sur certaines mesures de la réforme », Le Figaro, 22 février 2023.

[9] Décision n° 2023-849 DC du 14 avril 2023, Loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023 [non-conformité partielle].

[10] Ce qui fut la cause de la seule motion de censure que la Ve République connait. Voir également La Tribune de Paul Bastid, Georges Berlia, Georges Burdeau, Pierre-Henri Teigten publiée dans le journal L’Aurore des 13 et 14 octobre 1962 pour dénoncer ce « coup d’État » constitutionnel. Se référer utilement à Jacques Georgel, Le Sénat dans l’adversité, Paris, Cujas, 1968.

[11] Pierre Mazeaud, « Libres propos croisés », RDP, 2008, p. 3. Voir également Élisabeth Landros-Fournalès, « La publicité des avis du Conseil d’État au gouvernement sur les projets de loi. Un dévoiement du principe de transparence », D. 2017. 1984.

 

 

 

 

Crédit photo : Conseil d’Etat, CC 2.0