Du présidentialisme majoritaire au primo-ministérialisme minoritaire ? Quelques brèves réflexions sur une situation politique inédite

Par David Mongoin

<b> Du présidentialisme majoritaire au primo-ministérialisme minoritaire ? Quelques brèves réflexions sur une situation politique inédite</b> </br> </br> Par David Mongoin

L’actuelle situation politique française est difficile à saisir parce qu’elle est inédite au regard de la question du fait majoritaire. Jusqu’à présent, le régime parlementaire de la Ve République n’avait connu en effet que deux configurations : le « présidentialisme majoritaire » et le « primo-ministérialisme majoritaire ». Considérant qu’elle est principalement caractérisée par l’absence d’un fait majoritaire, ce billet propose de la qualifier de « primo-ministérialisme minoritaire

 

With regard to the question of the majority fact the current political situation in France is difficult to grasp because it is unprecedented. Until now, the parliamentary regime of the Fifth Republic had only known two configurations : « presidential majority » and « first-ministerial majority ». Considering that the political situtation is mainly characterized by the absence of a majority fact, this blog post proposes to describe it as a « first-ministerial minority » configuration.

 

Par David Mongoin, Professeur de droit public à l’Université Jean Moulin (Lyon 3)

Aux étudiants du Master 2 de droit public fondamental de l’Université Jean Moulin (Lyon 3)1

 

 

 

Dans le clair-obscur de la situation politique actuelle, un point semble faire consensus : la nouveauté principale tient à la question de la majorité et plus précisément à la dissolution du fait majoritaire, c’est-à-dire à la présence d’une majorité absolue de députés, unis et disciplinés, soutenant l’action de l’une des branches de l’exécutif. Une telle situation illustre que le propre du fait majoritaire est sa précarité dans la mesure où il n’est ni le produit naturel d’une improbable logique des institutions ni le nécessaire produit dérivé du texte constitutionnel. C’est bel et bien un fait conditionné soit par les résultats des élections législatives soit par la « règlementation constitutionnelle », pour reprendre l’expression de Michel Debré dans son fameux discours du 27 août 1958.

 

Alors que toute la Vème République a été construite pour compenser les effets jugés délétères de l’absence d’un fait majoritaire, son existence était devenue si assurée depuis 1962, que c’est justement son absence qui aujourd’hui surprend et interroge la pérennité même du régime. Il est vrai que le régime parlementaire de la Ve République n’avait connu que deux configurations au regard du fait majoritaire : le « présidentialisme majoritaire » en période non pas normale mais ordinaire et le « primo-ministérialisme majoritaire » en période de cohabitation. Sur ce point, il convient de rejeter l’expression, pourtant usuelle, de « discordance des majorités » (présidentielle et parlementaire) pour désigner la cohabitation car elle repose sur une confusion entre deux types de majorité : la majorité présidentielle est une majorité électorale, alors que la majorité parlementaire est une majorité politique et plus justement une majorité institutionnelle. En effet, le propre de la majorité parlementaire tient au fait qu’elle n’est « pas seulement arithmétique, mais aussi et surtout politique et même psychologique »2, ce que les constitutionnalistes rendent compte justement sous le nom de « fait majoritaire ». Bref, ces deux majorités n’étant pas de même nature, il n’est pas possible de les comparer ou de les opposer. Dès lors, il semble plus pertinent de considérer qu’en France la majorité peut être qualifiée de présidentielle lorsque le président de la République est vu comme le véritable chef de la majorité des députés à l’Assemblée Nationale ou qu’elle peut être qualifiée de primo-ministérielle lorsque c’est le Premier ministre qui est vu comme le véritable chef de cette majorité.

 

À cette aune, la singularité de la situation actuelle tient au fait qu’elle s’écarte de ces deux configurations puisqu’elle est justement caractérisée par l’absence d’un fait majoritaire. Puisque nous n’avons pas de terme précis pour la décrire, l’hypothèse ici défendue est qu’il est possible de la qualifier de « primo-ministérialisme minoritaire » parce qu’elle est doublement singulière : une singularité relative à la configuration politique (I) se double en effet d’une singularité relative aux rapports institutionnels (II).

 

 

I. La singularité de la configuration politique

Cette singularité, qui est à ce jour surtout une difficulté, semble résider dans le fait que nous sommes passés d’une situation de fait majoritaire à une situation de majorités de fait. En effet, la différence fondamentale par rapport à la situation antérieure tient au fait que la majorité politique n’existe plus indépendamment du vote parlementaire qui la produit. Dès lors, la clé du nouveau dispositif institutionnel ne peut que résider dans la capacité du Premier ministre à constituer des majorités qui ne peuvent être que de circonstances, c’est-à-dire des majorités de fait.

 

Comme l’illustre la motion de censure du gouvernement Barnier, on s’aperçoit par ailleurs que la Constitution exige moins une majorité favorable que l’absence d’une majorité hostile. S’il est acquis que la « matrice de comportements »3 de la majorité des parlementaires ne se forme plus par principe ni au profit du président de la République ni au profit du Premier ministre, ce dernier doit faire en sorte qu’elle ne se reforme pas à son encontre par ce que l’on pourrait appeler un fait majoritaire négatif. S’opère en effet un renversement de logique prenant la forme d’un renversement de la charge de la preuve puisque l’on passe d’un « système de confiance présumée »4 à un système de confiance prouvée. Le gouvernement doit en effet prouver la confiance ou plus justement l’absence de défiance de la première chambre d’abord pour exister en surmontant la motion de censure suivant le discours de politique générale, puis en engageant, pour perdurer, sa responsabilité, notamment en recourant à l’article 49-3 de la Constitution.

 

La situation ordinaire de la Vème République, celle du présidentialisme majoritaire, avait conduit à nous faire oublier que la primauté présidentielle est subordonnée à l’existence d’une majorité présidentielle. En d’autres termes, on avait fini par négliger le fait que, sous la Vème République, l’emprise présidentielle suppose un empire parlementaire. La situation actuelle confirme pleinement ce constat implacable : pas de majorité parlementaire, pas de présidentialisme majoritaire (et pas davantage de primo-ministérialisme majoritaire). Un des intérêts de la situation politique actuelle est donc de souligner, notamment à l’attention des constitutionnalistes, la logique de solidarité institutionnelle propre aux régimes parlementaires5. Cette considération nous amène naturellement à aborder la singularité des rapports institutionnels.

 

 

II. La singularité des rapports institutionnels

À l’aune des rapports institutionnels, la principale singularité réside dans le fait que le premier Ministre, bien que toujours formellement désigné par le président de la République, est émancipé de lui non seulement quant à son existence mais aussi et plus encore quant à sa survie.

 

Si son existence repose formellement sur la seule volonté présidentielle, elle repose réellement sur l’état des forces politiques au parlement. En témoigne le fait qu’en décembre 2024, Emmanuel Macron a consulté les différentes forces politiques avant de nommer l’actuel Premier ministre. On remarquera que cette pratique présentielle des consultations est conforme au texte constitutionnel…de la IVème République. En effet, l’article 45 de la Constitution de 1946 posait qu’« au début de chaque législature, le Président de la République, après les consultations d’usage, désigne le Président du Conseil ». La personne choisie par le chef de l’État était alors qualifiée de « Président du Conseil pressenti » et devenait investi en obtenant un vote de confiance à la majorité absolue des membres de l’Assemblée. Dans la situation actuelle, le choix de nomination est toujours bien sûr juridiquement libre pour le président de la République, mais il est plus que jamais politiquement contraint en ce sens qu’il implique en amont des consultations et en aval l’absence de défiance explicite de celui qui n’est plus « son » Premier ministre mais bel et bien « le » Premier ministre.

 

Sa pérennité ou sa survie, quant à elle, ne repose plus que sur la (bonne) volonté du parlement. Comme en situation de majorité primo-ministérielle, le président de la République perd en effet son droit coutumier de révocation comme il perd l’essentiel des pouvoirs qu’il attrait devers lui en situation de majorité présidentielle. Le président de la République est ainsi le garant d’un jeu institutionnel dont il n’est plus le maître. Dans les rapports internes à l’organe exécutif, la situation semble donc proche de celle de la cohabitation en ce sens que le président de la République n’a pas plus d’ascendant sur le Premier ministre que celui que ce dernier veut bien lui reconnaitre.

 

La situation actuelle nous rappelle ce que les constituants de 1958 savaient bien, c’est-à-dire que le parlementarisme rationnalisé n’est jamais qu’un pis-aller. Il semble d’ailleurs tout à fait envisageable qu’avec la cristallisation des passions autour de la procédure de l’article 49, alinéa 3, on en vienne tôt ou tard à ce que Denis Baranger a appelé « une nouvelle ‘‘crise du 16 mai 1877’’ »6. Alors que sous la IIIème République le président de la République avait finalement dû renoncer à l’usage du droit de dissolution, renoncement préludant à l’avènement d’un véritable régime d’assemblée, on peut penser que le Premier ministre sera tenté ou forcé de renoncer à l’usage de l’article 49, alinéa 3, hors textes de nature budgétaire. On peut relever que le Premier ministre actuel ne s’est engagé qu’à une utilisation en dernier recours et selon ses termes qu’en « dernière extrémité » (interview BFMTV du 23 décembre 2024), mais politiquement sinon symboliquement, le 49-3 est devenu l’équivalent du droit de dissolution sous la IIIème République, c’est à dire un instrument anti-démocratique qu’il convient en conséquence de délaisser. Par une ruse dont on dit parfois l’histoire friande, la Vème République pourrait suivre alors la voie de la IIIème République, alors même qu’elle s’est forgée essentiellement contre elle. Le parallèle avec la « crise du 16 mai 1877 » est également justifié par ce point : comme sous la IIIème République, mais bien que sur une période circonscrite d’un an, les députés ne prennent aujourd’hui aucun risque constitutionnel à renverser le gouvernement. En d’autres termes, l’interdiction de toute dissolution sous un an posée par l’article 12 de la Constitution de 1958 équivaut à l’effet principal du renoncement à l’usage du droit de dissolution sous la IIIème République : le Parlement n’engage plus sa responsabilité en engageant la responsabilité du gouvernement.

 

Pour conclure ce billet en recentrant la question de la majorité non plus sur le Premier ministre mais sur le Parlement, on peut dire que le « primo-ministérialisme minoritaire » équivaut largement à un « parlementarisme minoritaire », c’est-à-dire la situation d’une législature parlementaire dans laquelle aucun parti ou coalition de partis ne disposent d’une majorité absolue. Comme nous l’enseignent certaines expériences étrangères, la réussite, par nature précaire, de tels gouvernements minoritaires tient moins au texte constitutionnel qu’elle présuppose des mœurs politiques ouverts sur le compromis et assignant à la politique des fins disons modestes. Reste alors la question décisive de savoir si nos mœurs politiques sont adaptées ou plus justement sauront s’adapter à cette situation politique inédite.

 

 

 

 

1 Ce billet reprend le texte raccourci d’une communication délivrée dans le cadre d’un colloque portant sur « La remise en cause du fait majoritaire : les perspectives d’une reparlementarisation », organisé le 31 janvier 2025 par les étudiants du Master 2 de droit public fondamental de l’Université Jean Moulin (Lyon 3).

3 Jean-Marie Denquin, « Recherches sur la notion de majorité sous la Ve République », RDP, 1993, p. 982 et s.

5 Voir Guilhem Baldy, La solidarité en droit constitutionnel. Étude du régime de la Vème République à partir des relations de l’Exécutif, thèse soutenue en décembre 2024 à l’Université Jean Moulin (Lyon 3).

6 Denis Baranger, « Où est notre Constitution ? », Pouvoirs, n° 187, 2023, p. 14.

 

 

 

Crédit photo : Ugo Bronszewski / CC BY 2.0