Ni présidentialisme majoritaire, ni cohabitation : la voie constitutionnelle étroite de Michel Barnier

Par Bruno Daugeron

<b> Ni présidentialisme majoritaire, ni cohabitation : la voie constitutionnelle étroite de Michel Barnier </b> </br> </br> Par Bruno Daugeron

L’originalité de la configuration institutionnelle actuelle ne tient pas seulement à la composition de l’Assemblée nationale mais touche à la notion même de présidentialisme qu’il soit majoritaire ou minoritaire censé caractériser le fonctionnement de la Ve République depuis 1962. Elle prive pour la première fois et en même temps les deux branches de l’exécutif du soutien acquis par avance d’un bloc dominant des députés soumis à leur volonté. Les conséquences en sont multiples et pas seulement pour le chef de l’Etat.

 

The originality of the current institutional configuration is not only due to the composition of the National Assembly but touches on the very notion of presidentialism, whether majority or minority, supposed to characterize the functioning of the Fifth Republic since 1962. It deprives for the first time and at the same time the two branches of the executive of the support acquired in advance from a dominant bloc of deputies subject to their will. The consequences are multiple and not only for the head of state.

 

Par Bruno Daugeron, Professeur de droit public à l’université Paris Cité, Directeur du Centre Maurice Hauriou

 

 

 

Parmi toutes les questions liées à l’actualité politique et constitutionnelle glosées à l’infini sur les chaînes de commentaire continu en ces temps institutionnels incertains en est-il de plus importantes que d’autres ? On vient à en douter tant le flux ininterrompu d’analyses plus ou moins informées, de commentaires plus ou moins pertinents (mais rarement dépourvus d’arrières pensées partisanes) ou de questions constitutionnelles farfelues appelant des réponses prétendument juridiques gênées ou alambiquées ne cessent de se succéder. Il faut dire que les « séquences » institutionnelles qui se sont enchainées depuis le résultat des élections européennes ont ramené au cœur de l’actualité des questions de droit constitutionnel que les journalistes semblent découvrir ou redécouvrir à chaque fois avec la même fraîcheur.

 

Même si la situation constitutionnelle que nous connaissons ayant abouti à la nomination de Michel Barnier comme Premier ministre n’est compréhensible qu’au travers de ses origines politiques et sociales que nous n’aborderons pas ici, c’est sur un aspect de la nouveauté institutionnelle qu’elle constitue que nous voudrions apporter un bref éclairage. On entend beaucoup dire que l’originalité fâcheuse de la configuration parlementaire actuelle serait « l’absence de majorité » (et même, tant qu’à y être, la fin de la « majorité présidentielle » sans évidemment préciser à quoi correspond ou ne correspond plus cet ectoplasme ni à quoi il réfère). Mais est-ce seulement vrai d’un point de vue constitutionnel et la vraie nouveauté du fonctionnement actuel et surtout futur des institutions ? Quelques précisions s’imposent.

 

En réalité, l’originalité de la situation actuelle du Premier ministre tient à ce qu’il se voit privé d’un double soutien. D’abord celui, non d’une simple majorité numérique des députés toujours susceptibles de se constituer juridiquement au Parlement comme l’a montré la dernière législature, mais, contre toute logique représentative et même contre leur liberté constitutionnelle, de l’appui inconditionnel d’un bloc dominant d’entre eux décidé, dans le prolongement de l’élection présidentielle et des élections législatives, à soutenir par leurs votes et par avance, dans la durée et de manière disciplinée, le Premier ministre et le gouvernement, et à travers eux, le président de la République et à appuyer leur action en se plaçant dans une sorte de servitude volontaire à leur égard. C’est ce phénomène de soutien inconditionnel et préalable qui n’est pas seulement arithmétique mais aussi et surtout politique et même psychologique – une « matrice de comportement » comme l’a nommé il y a plus de trente ans J.-M. Denquin[1] – que l’on désigne comme « La Majorité » et dont les constitutionnalistes rendent compte sous le nom de « fait majoritaire » qui fait défaut non seulement au président de la République mais aussi au Premier ministre. Faute d’avoir à son service une « Majorité » a priori favorable, il doit chercher et convaincre des majorités de ne pas lui être hostile : la charge de la preuve a changé de camp.

 

Mais ce changement important dont la XVIe Législature avait déjà donné un avant-goût est complété par un autre qui constitue la vraie nouveauté : le Premier ministre est en même temps privé du soutien – qui est aussi une emprise – du Président de la République. Car le nouveau Premier ministre n’est plus « le » Premier ministre du président de la République (« son » Premier ministre comme le titrait un « grand journal du soir ») ; l’autorité du président sur lui s’arrête en réalité au fait, fût-il déterminant, de l’avoir nommé, contraint qu’il était de devoir prendre en compte d’autres volontés que la sienne. Il n’a plus d’ascendant sur lui que celui que le Premier ministre voudra bien lui reconnaitre. Peut-on pour autant parler d’une « cohabitation » ? Précisément pas au sens habituellement donné à cette configuration institutionnelle car s’il n’est plus l’homme du président, le Premier ministre n’est plus non plus, comme on l’a dit, l’homme de la « Majorité » (fût-elle parfois qualifiée faussement de « relative » par médias et politiques) puisque par définition celle-ci n’existe pas et que la matrice de comportement ne s’est pas formée à son profit à la suite d’élections législatives contre le président en fonction. L’absence de cohabitation tient moins ici à la compatibilité supposée (et peut être pas éternelle) entre les deux têtes de l’exécutif qu’à l’absence de matrice de comportement parlementaire au profit du Premier ministre contre le président de la République.

 

Le Premier ministre va dès lors rencontrer toutes les difficultés du monde à se conformer à ce que journalistes et juristes peu avisés disent qu’il est « constitutionnellement » : le soi-disant « chef de la Majorité ». Le défi constitutionnel auquel est confronté le nouveau Premier ministre est donc double : d’un côté, ne plus être la créature d’un président plus guère en mesure d’imposer une prééminence des périodes de présidentialisme majoritaire ni de faire pression sur les députés ; de l’autre, ne pas être le produit de la volonté d’un bloc de députés décidé à le soutenir avant tout vote dont il ne peut dès lors apparaître comme le « chef » contre le chef de l’Etat. Son existence ne reposant que sur la volonté présidentielle elle-même étrangère à la volonté parlementaire le contraint à rechercher un soutien non uniquement présidentiel à l’Assemblée nationale habituellement acquis par avance mais aujourd’hui absent. Et si, comme la législature précédente l’a également montré, la Constitution exige moins une Majorité favorable que l’absence de majorités hostiles une question ne se pose pas moins : dès lors que la matrice de comportement ne se forme plus à son profit, parviendra-t-il à ce qu’elle ne se reforme pas à son encontre ? Tel nous semble être l’enjeu de la pratique institutionnelle des prochains mois.

 

 

 

[1] V. J.-M. Denquin : « Recherches sur la notion de majorité sous la Ve République », RDP 1993, p. 949-1015, spéc. p. 981 et s. (repris dans Penser le droit constitutionnel, Dalloz, « Droit politique », 2019, p. 229-291). L’auteur la définit comme une « hypothèse à la fois structurelle et normative : la structure de l’univers social est ainsi faite que les individus tiennent certains comportements pour souhaitables », note 79, p. 981

 

 

 

Crédit photo : European People’s Party / CC BY 2.0