Veritas iuris unica ? Observations sur le cadre théorique d’analyse du droit constitutionnel, à l’occasion d’un récent billet

Par Armel Le Divellec

<b> Veritas iuris unica ? Observations sur le cadre théorique d’analyse du droit constitutionnel, à l’occasion d’un récent billet </b> </br> </br> Par Armel Le Divellec

Dans un récent billet paru ce ce blog, M. Hator avance, en substance, l’idée qu’en vertu d’une démarche qu’il appelle normativiste, il n’y aurait qu’une vérité du contenu de la Constitution française actuelle ; que celle-ci interdirait la pratique présidentialiste et même toute possibilité pour le président de la République d’avoir part au pouvoir exécutif, lequel serait en droit intégralement réservé au gouvernement. Cette démarche qui invoque la lettre, l’esprit et la logique de la Constitution mise en contexte paraît réfutable à la fois quant à son positionnement épistémique allégué, ses instruments d’analyse et dans le fond de ses arguments. Le présent billet suggère que la doctrine constitutionnelle peut sortir de l’impasse de l’argument de la vérité du droit pour analyser judicieusement un système de gouvernement.

 

In a recent post on this blog, Mr Hator essentially argues that, according to an approach he calls normativist, there is only one truth regarding the content of the current French Constitution; that this truth prohibits presidentialism and even any possibility for the President of the Republic to share in executive power, which is entirely reserved for the government. This approach, which invokes the letter, spirit and logic of the Constitution in context, appears refutable in terms of its alleged epistemic positioning, its analytical tools and the substance of its arguments. This post suggests that constitutional doctrine can move beyond the impasse of the argument of legal truth in order to analyse a system of government judiciously.

 

Par Armel Le Divellec, Professeur de droit public à l’Université Paris-Panthéon-Assas (C.E.C.P.)

 

 

 

Dans un récent billet publié sur ce blog, M. Elysée Hator[1] critique les idées développées dans un précédent billet par un jeune docteur, M. Baldy[2], qui proposait d’analyser la pratique de nomination des Premiers ministres par le Président Macron depuis septembre 2024 en mettant en lumière la dynamique de solidarité structurelle que le droit constitutionnel établirait entre le chef de l’Etat et le Gouvernement. La critique porte sur différents points et, surtout, se situe sur deux registres (ou plans) distincts. A plusieurs égards, elle nous paraît mériter une réaction. Ce faisant, il s’agit non pas d’accabler M. Hator lui-même, qui a crânement développé ses idées. Mais plutôt, d’une part, de discuter un certain type d’argumentation et une série d’arguments qui semblent fort répandus aujourd’hui, y compris dans la doctrine juridique, et méritent débat. Et, d’autre part, de se demander plus fondamentalement si le « schisme doctrinal relatif au cadre d’analyse du droit constitutionnel de la Ve République » (selon la formule employée par M. Hator) a vraiment lieu d’être ou, du moins, s’il est réellement placé là où celui-ci croit l’identifier.

 

 

I. La bataille (superflue) des étiquettes doctrinales

Hator revendique d’emblée, pour lui-même, un positionnement « normativiste », qu’il oppose à celui de M. Baldy lequel est alors étiqueté comme œuvrant sur « un terrain de droit politique ». On aurait pu négliger ce détail s’il ne nous était pas apparu comme problématique en soi. D’abord parce que le jeu d’étiquetage doctrinal postule une unité et une cohérence de chacun des courants supposés ; il les essentialise, comme s’il s’agissait, dans l’un et l’autre cas d’un ensemble de propositions scientifiques livrant un système « clé en mains » pour analyser le droit (ici, constitutionnel – qui, semble-t-il, est la discipline dans laquelle cette bataille est la plus vive en France). Or, cela est plus que douteux. Le souci, souvent bienvenu, de clarification des positions épistémiques des uns et des autres ne doit pas dissimuler les possibles (et honorables) hésitations de l’humble chercheur lorsqu’il réfléchit à tel ou tel problème juridique. Et si l’on peut aisément admettre – avec M. Hator lui-même – qu’il existe plus d’une bergerie dans la maison de la science du droit (ce fut toujours le cas), il convient de relativiser l’idée même que (on nous pardonnera de prolonger – sans intention malintentionnée – la métaphore) chaque bergerie bêle à l’unisson.

 

La bataille des étiquettes doctrinales semble avoir gagné en importance depuis quelques temps. Au point qu’elle risque de dégénérer en accentuant les fractures de la doctrine constitutionnelle et de rendre la discussion scientifique impossible, si chacun, arrimé à son drapeau, campant sur ses postulats, réfute d’emblée les positions des autres au nom d’une incompatibilité entre les principes rivaux et même, parfois, les disqualifie d’entrée de jeu comme supposément non scientifiques. Existe-t-il une seule vérité scientifique en matière juridique ? Sûrement pas. Mais n’est-il décidément pas possible de s’entendre au moins sur les schémas de pensée élémentaires ?

 

Outre ce premier point, l’incise de M. Hator est également problématique lorsqu’il affirme que le positionnement de droit politique serait celui d’une « reconnaissance et de légitimation d’une pratique établie ». Formulée de cette manière, une telle affirmation donne à entendre que les analyses rattachables au droit politique légitimeraient par nature toute pratique constitutionnelle, y compris donc, à en croire M. Hator, celles qui seraient « in- ou anticonstitutionnelles ». Il nous semble que c’est un mauvais procès qui est fait aux auteurs qui s’en réclament explicitement ou que l’on prétend unilatéralement classer dans ce courant (indépendamment du fait qu’ils acceptent ou non de s’y reconnaître). Or, la détermination de ce qui est ou n’est pas inconstitutionnel, juridiquement licite ou non, relève précisément d’un problème en soi, qui est au cœur de possibles désaccords entre membres de la doctrine juridique. L’étiquetage doctrinal n’apporte en soi rien pour résoudre cette question. Là encore, il est difficile de prétendre ou de laisser entendre qu’il existe une seule vérité juridique, et encore moins une seule vérité dans la science du droit.

 

 

II. La fragilité des instruments d’analyse : la lettre, l’esprit, la « logique » du régime (ou du système)

L’analyse proposée par M. Hator nous semble ensuite poser une autre série de problèmes, tenant aux instruments d’analyse qu’il mobilise. M. Hator emploie massivement, à l’appui de sa thèse, les termes de « lettre » [du texte constitutionnel de 1958] (6 fois), d’ « esprit » (6 fois), de « logique du régime » (8 fois, si l’on a bien compté). Ils sont certes courants dans les discours et raisonnements de la doctrine constitutionnelle française. Fort commodes. Mais gagneraient à être réinterrogés et maniés avec prudence. Tous entretiennent des liens étroits mais on peut s’essayer à les distinguer.

 

a. Lettre et esprit

« Lettre et esprit », utilisés en couple ou bien séparément, ne sont pas sans poser en tant que tels de redoutables difficultés. La « lettre » suggère le caractère entièrement objectif et incontestable de ce qui est écrit sur le parchemin constitutionnel. Or, si, dans un grand nombre de cas, il paraît tout à fait possible – fort heureusement – de s’accorder consensuellement, avec bonne foi, sur ce que sont censés signifier les mots employés et le sens global d’une disposition écrite, tel n’est pas nécessairement le cas. Ainsi du mot « arbitrage » employé à l’article 5 du texte de la Constitution de 1958. De même pour les expressions « veille au respect de la Constitution » ou encore « assure le fonctionnement régulier des pouvoirs publics »[3].

 

C’est bien pour cela que celui qui invoque la « lettre » brandit très fréquemment, dans un même mouvement, « l’esprit » du texte. Parce que le premier terme, pas pleinement assuré, a visiblement besoin du second, dans un grand nombre de cas, pour étayer l’affirmation. Mais, davantage que la lettre, l’« esprit » n’est-il pas bien plus difficile encore à identifier et formuler objectivement ? En témoigne le fait que « lettre et esprit » ont été (et sont encore) beaucoup mobilisés depuis 1958 par les partisans comme par les adversaires de la pratique présidentialiste. Où diantre se situerait alors la vérité de « l’esprit » ? N’y en aurait-il qu’une seule ? En réalité, le recours à l’« esprit » exprime plus exactement le besoin presque toujours nécessaire voire indispensable de replacer les termes d’un écrit à prétention normative dans sa raison d’être, les objectifs plus ou moins repérables qu’il est censé remplir ; autrement dit de se placer sur le terrain idéel des représentations mentales, ce que l’on peut appeler la constitution idéelle implicite. Mais comme ces objectifs (ou du moins les voies pour y parvenir) ne sont pas nécessairement identiques et que les individus qui ont tenté de les inscrire dans un texte sont pluriels et donc rarement en complet accord, ces représentations sont elles-mêmes plurielles ; il y a ainsi presque toujours des constitutions idéelles implicites[4]. Ainsi, le soi-disant « esprit » n’est pas un objet immédiatement disponible pour l’observateur ou l’acteur lui-même. Il nécessite un travail interprétatif de (re)construction et demeure nécessairement relatif.

 

Hator l’admet au moins implicitement puisqu’il étudie – à juste titre – le texte « à la lumière du contexte de 1958 ». Mais un autre problème apparaît alors.

 

b. L’intention des rédacteurs du texte de la Constitution

Dans son analyse revendiquée comme « normativiste », M. Hator fait valoir les débats et commentaires du processus constituant de 1958. Autrement dit, il se réfère à l’intention présumée des rédacteurs du texte constitutionnel de 1958 et aux opinions des commentateurs de l’époque. Il s’agit là encore d’un procédé dont les juristes usent couramment et largement à l’égard de tout type d’écrit normatif (ou à prétention normative). Néanmoins, un tel recours n’est pas sans poser difficulté.

 

Est-on bien certain qu’une intention unique concernant le mode de gouvernement global soit vraiment et précisément identifiable ? Faut-il prendre au pied de la lettre les déclarations des acteurs de l’époque ? Que faire lorsque l’on est en présence de déclarations différentes voire contradictoires ? Convient-il de mettre sur le même plan les assertions des commentateurs et celles des rédacteurs du texte ? Leur reconnaître un statut identique ? Qu’en est-il des intentions tactiques et motivations cachées des uns et des autres ? De la part de rhétorique politique ? Et, enfin, sommes-nous d’ailleurs liés ad vitam aeternam par la soi-disant volonté des morts ? (Vaste sujet qui dépasse notre présente discussion !)  

 

Indépendamment des réponses concrètes que l’on veuille fournir à ces questions (on y reviendra plus loin), c’est d’abord leur principe même qui mérite d’être interrogé. Outre que des différenciations seraient nécessaires, au moins entre les rédacteurs du texte constitutionnel et les commentateurs, il faut se demander si l’on peut mettre sur le même plan ce qui a pu être dit à propos d’un point particulier du droit de la constitution, surtout s’il est technique, et sur le système de gouvernement tout entier. Autant il est aisément défendable de se référer, comme en matière législative ordinaire, aux déclarations des acteurs du processus de rédaction d’un texte constitutionnel à vocation normative afin de préciser le sens ou la portée d’une disposition ponctuelle, autant il est périlleux de prétendre pouvoir le faire pour la compréhension du système tout entier.

 

c. La « logique » et la « nature » du régime politique constitutionnel

Les outils d’analyse mobilisés par M. Hator dans sa critique du billet de M. Baldy culminent dans un troisième instrument, la « logique » (de la Constitution ou du régime, selon les formulations employées) pour aboutir en quelque sorte à un quatrième instrument, une qualification d’ensemble : « la Ve République a consacré un régime parlementaire moniste sui generis dans lequel le Premier ministre est le titulaire exclusif du pouvoir exécutif » (I, fin du § 1). Dans le même sens, en d’autres endroits, M. Hator parle de « monisme parlementaire » ou de « nature moniste du régime » qui serait, selon lui, consacré de manière indiscutable, objective, par la Constitution de 1958. On peut se demander si cette démarche est tout à fait compatible avec ce qu’il appelle une thèse normativiste, qui emploie assez peu ce genre de notions, mais laissons de côté ce point.

 

Quoi qu’il en soit, normativiste ou pas, une telle démarche ne va pas sans risque pour la rigueur scientifique du propos, tant une telle notion (un régime parlementaire « moniste ») est substantielle et… controversée. M. Hator nous semble tomber ici dans le piège, naguère dénoncé à juste titre par Michel Troper[5], d’une science essentialiste et prescriptive. En posant que la Ve République serait par nature « moniste », il serait impératif d’interpréter tout le texte comme excluant le président de toute participation à la fonction « exécutive » (disons plutôt : gouvernementale). Outre que la qualification retenue est discutable, qu’un tel syllogisme est simplificateur sur le fond (on y reviendra), il a pour inconvénient majeur d’essentialiser à outrance un concept purement doctrinal (accessoirement : purement français !), donc artificiel et relatif, méta-juridique, traité comme s’il s’agissait d’un être réel. 

 

 

III.  Le fond des arguments

La démonstration de M. Hator s’appuie sur une affirmation générale forte – pour ne pas dire : radicale –, à savoir que le texte constitutionnel de 1958 interdit [sic !] « à l’évidence » [terme qui laisse peu de place aux objections] tout partage du pouvoir exécutif entre le président de la République et le gouvernement (ou le Premier ministre), et même « tout bicéphalisme et toute dyarchie politique de l’exécutif ». Dès lors, aucune « mutualisation des compétences politiques » ne serait admissible.

 

L’adjectif « politique » employé deux fois dans ces formules paraît ici ambigu car il semble bien que M. Hator veuille d’abord signifier qu’il se place sur un terrain parfaitement juridique (terrain qui est simultanément et nécessairement politique, ceci dit sans diminuer sa juridicité). Quoi qu’il en soit, une telle affirmation est plus qu’étonnante : il est pourtant manifeste que le texte de 1958 a établi deux institutions distinctes, la présidence de la République et le Gouvernement et que, dès lors, il y a bien structurellement, au plan strictement juridique, une dualité organique ou institutionnelle de ce que, dans la tradition constitutionnelle occidentale, il est convenu d’appeler (faute de mieux : personne n’a, autant que l’on sache, trouvé une appellation alternative) le « pouvoir exécutif », dualité qui est une transposition, comme chacun sait, du modèle monarchique à la forme républicaine. L’exécutif de la Ve République est bien organiquement dual – que l’on se dise normativiste ou non, et peut-être même à plus forte raison si on revendique ce terme. Il est donc littéralement bicéphale ou dyarchique (i.e. à deux têtes). C’est une donnée juridique structurelle que l’on ne voit pas comment réfuter.

 

En outre, il se trouve que le texte de 1958 a – comme le font à peu près toutes les constitutions formelles de type parlementaire existantes –, imbriqué fonctionnellement ces deux institutions. Là encore, il s’agit d’un héritage des monarchies limitées, que les constitutions républicaines françaises ont repris, à des degrés divers, depuis 1848. En l’occurrence, non seulement les procédures de nomination, de formation et de cessation de fonctions des membres du gouvernement font intervenir juridiquement le chef de l’Etat (article 8 C), mais, de plus, il en va de même dans une large mesure pour l’activité de l’institution gouvernementale (notamment les articles 9, 10, 11, 12, 13, 51, 52 C). C’est ce qu’a rappelé G. Baldy dans son billet précité ainsi que sa récente thèse de doctorat sous le terme de « solidarité » (employé dans un sens dépouillé de sa dimension éthique mais pertinent pour se démarquer de celui de « séparation »). 

 

Sans doute, M. Hator voulait-il en réalité signifier – mais trop implicitement – qu’il se plaçait sur un plan non strictement formel mais « politique » au sens d’ « effectif », reprenant inconsciemment la distinction, employée notamment par Carré de Malberg à propos des attributions présidentielles sous la IIIe République, entre dispositions nominales et dispositions effectives (ou réelles)[6]. Mais l’analyse du maître strasbourgeois s’inscrivait dans un raisonnement systémique fondamentalement bâti sur une conception principielle particulière, celle de la souveraineté parlementaire à la française, qu’il croyait pouvoir déduire de la conception révolutionnaire de la représentation de la Nation et de la maîtrise exclusive de l’exercice de la fonction législative par les Chambres parlementaires. L’analyse, certes brillante, n’en reposait toutefois pas moins sur un ensemble de représentations méta-juridiques, qui ne sont d’ailleurs évidemment pas transposables pour la Ve République.

 

Reste que l’analyse malbergienne mettait judicieusement quoiqu’implicitement en exergue qu’un texte constitutionnel en lui-même ne trace qu’un cadre (et d’ailleurs plutôt une esquisse de cadre) nécessitant quantité d’opérations de concrétisation pour aboutir à un ensemble effectivement contraignant du point de vue juridique… et politique. Non point n’importe quel type de concrétisations (en cela, une analyse dynamique ne saurait légitimer toute pratique institutionnelle). Le cadre initial, fourni par le texte constitutionnel comporte d’emblée des données relativement objectives : avant tout la pluralité des organes (ici : celles composant le pouvoir exécutif), l’indication de procédures déterminées pour l’adoption des actes de ceux-ci, en particulier l’exigence d’une proposition d’un organe vis-à-vis d’un autre ou d’une double signature (par exemple pour des ordonnances et certaines nominations). Ensuite, la détermination du point de savoir si une compétence est censée être purement nominale (formelle) ou bien substantielle (autorisant, par exemple, un libre choix ou un refus de signature) est une question qui ne peut être tranchée d’avance ; elle dépend d’un grand nombre de facteurs, en particulier des choix et décisions que prendront les personnes investies dans les institutions, à la fois individuellement et collectivement, ceci dans les limites (notamment procédurales) expressément tracées par le texte constitutionnel.

 

Ceci est confirmé très concrètement par l’expérience, ancienne ou contemporaine, de tous les pays dotés d’une structure (formellement) duale du pouvoir exécutif : non seulement les monarchies jusqu’à l’avènement du suffrage universel mais également les républiques démocratiques ayant admis ou codifié le principe du gouvernement parlementaire, indépendamment d’ailleurs du mode d’élection du chef de l’Etat. Que l’on examine les cas de l’Italie, de l’Allemagne, de la Finlande, de l’Autriche, de la Grèce, de chaque pays d’Europe centrale et orientale, et de bien d’autres… partout se sont posées ou se posent encore des questions internes à l’Exécutif dual. Et même lorsque le primat politique du Premier ministre issu d’une majorité parlementaire n’est pas profondément contesté, il arrive que le président de la République refuse sa signature à tel ou tel acte lorsque celle-ci est requise (songeons aux présidents tchèque et polonais dans la période récente et même, parfois, au Président fédéral allemand ou son homologue autrichien, pourtant habituellement retenus), voire intervienne plus largement (comme le Président italien).

 

Il n’est donc pas raisonnablement défendable d’affirmer sans nuance, comme le prétend M. Hator, qu’ « aucune prérogative constitutionnelle ne permet au président de la République d’exercer un pouvoir politique » non plus que d’affirmer que toutes les « actions soumises au contreseing (…) entrent intégralement dans le giron du Premier ministre » ou encore que les prérogatives du président de la République « ne revêtent aucune coloration exécutive si l’on se place sous un angle normatif de la responsabilité politique ».

 

Pour appuyer plus précisément sa thèse, M. Hator prétend trouver la vérité du sens des dispositions pourtant « littéraires » (ce qui veut dire : non techniques) des articles 5 et 20 de la Constitution formelle en se référant à certaines déclarations à la fois d’acteurs directs (de Gaulle, Debré notamment) du processus rédactionnel de 1958 et de certains commentateurs (soigneusement choisis pour confirmer l’affirmation – on pourrait en trouver d’autres pour l’infirmer).

 

Mais outre qu’il est manifeste et établi depuis longtemps que l’opération constituante de 1958 avait donné lieu à un extraordinaire jeu de camouflage des desseins profonds du général de Gaulle, il faut relever que M. Hator tronque (sans doute involontairement) les citations qu’il emploie :

– il cite le célèbre passage de la réponse du général de Gaulle devant le Comité consultatif constitutionnel du 8 août (réfutant qu’il y eût un droit présidentiel de révocation du Premier ministre) pour appuyer l’idée que le Général aurait admis « la nature moniste du régime et l’exclusion de toute intervention du chef de l’Etat dans l’exercice du pouvoir exécutif  au sens strict du terme » – ce qui n’est pas la même chose. A elle seule, l’absence de droit de révocation ne signifie pas que le Président devrait être entièrement exclu de toute possibilité d’intervention dans la sphère exécutive.

 

S’il est exact que de Gaulle, dans le même passage, reprend la formule selon lequel le président serait un « arbitre » (formule reprise par d’autres à l’époque), on sait pourtant que ce mot est polysémique et que le Général, d’ailleurs alerté par Raymond Janot dans une note célèbre[7], en était parfaitement conscient et a « machiavéliquement » joué sur cette ambivalence. Il est donc peu pertinent de prétendre que la formule de l’arbitre serait « la vérité » de la conception de la présidence. L’article 5 a été un alibi pour désarmer les préventions des ministres d’Etat (Mollet et Pflimlin), hostiles à un rôle trop important du chef de l’Etat ; il n’a pas de sens juridique prédéterminé et ne peut en avoir techniquement. 

– D’autre part, afin d’étayer son affirmation selon laquelle le Premier ministre aurait juridiquement l’obligation de demander un vote de confiance à l’Assemblée nationale dès sa nomination, M. Hator livre une citation du général de Gaulle qui, en réalité, ne se rapportait pas à l’alinéa 1er du futur article 49 mais à son alinéa 3, afin de justifier l’utilité de lier question de confiance au vote d’un projet de loi et, de façon plus globale, de réaffirmer le principe général de responsabilité politique du gouvernement devant le Parlement. On peut ajouter que les citations des acteurs de l’époque (Debré, Janot) montrent qu’ils laissaient sciemment dans le flou la question d’une obligation stricte (on revenait au système de 1875, à l’opposé de la procédure d’investiture véritable de l’article 45 de la Constitution de 1946, jugée trop contraignante[8]). Et, de toute façon, quoique les arguments de texte (par confrontation avec les alinéas 3 et 4 de l’article 49) devraient en effet inciter à privilégier la thèse de l’impératif, l’absence d’indication de délai imposé au Premier ministre pour solliciter un vote de l’Assemblée affaiblit la thèse d’une obligation ; la lettre laisse donc subsister un doute. Et si l’on veut absolument parler d’ « esprit » de la disposition, celui-ci jouerait plutôt nettement en faveur de la conception du général de Gaulle, pour qui le gouvernement devait procéder du chef de l’Etat. Sur ce point comme sur tant d’autres, le texte de 1958 n’est pas techniquement précis ; il faut se résigner à ce que les gouvernants, parfois, en profitent.

 

Il y aurait encore plusieurs autres points de l’analyse de M. Hator à discuter, notamment la façon dont il utilise le principe de responsabilité politique du gouvernement devant le Parlement, ce qui nous ramènerait à la question de savoir comment le mobiliser exactement pour l’analyse du système de gouvernement. Mais cette discussion dépasserait la taille d’un billet et il convient de terminer par quelques considérations de principe.

 

Identifier la possible « vérité » du droit est difficile, parce que, même en présence d’un document écrit appelé Constitution, il ne se donne pas immédiatement à notre entendement. On ne reprendra pas ici les détails d’une analyse antérieure sur la problématique voisine de celle abordée par le billet de M. Hator[9]. Mais l’on voudrait achever ce court propos en soulignant la nécessité pour la doctrine constitutionnelle française de penser à nouveaux frais sa manière d’aborder la problématique très complexe des systèmes de gouvernement.

 

Il nous semble qu’une manière de l’aborder en juriste – au-delà des querelles d’étiquette peu productives mais avec la ferme résolution de ne pas tomber dans un discours comparable à celui de la classe politique ou journalistique – serait de prendre conscience de la nécessité de distinguer le droit de la constitution (c’est-à-dire les principes et règles de droit positif) et le système de gouvernement (c’est-à-dire le cadre systémique qui assure la relative cohérence des règles). Ils ne peuvent être fusionnés purement et simplement mais doivent être articulés au terme de raisonnements complexes[10]. Une telle démarche est certes difficile à proposer au grand public et au personnel politique, qui n’ont, en France, guère de culture juridique et aiment les vérités simples. Mais n’est-ce pas tout de même la tâche spécifique de la doctrine juridique (ici : constitutionnelle) que de proposer des manières de penser avec rigueur et nuance ses objets ? Le droit est complexe ; la matière constitutionnelle particulièrement subtile. Il est souvent difficile de se départir de biais conscients ou inconscients lorsque l’on disserte sur le droit constitutionnel, surtout dans des moments où une actualité tourmentée le sollicite plus qu’à l’ordinaire.

 

Le professeur Paolo Comanducci posait, il y a peu, une double question essentielle, qui  taraude ou devrait tarauder la doctrine constitutionnelle française[11] :

« a) Le droit positif est ou non un objet préconstitué par rapport à l’activité cognitive de la dogmatique[12] ?

b) Le droit positif est ou non un objet préconstitué par rapport à l’activité décisionnelle de la dogmatique ? »

 

Et il y répondait de magnifique manière : « Je crois qu’aujourd’hui personne ne répondrait par un oui ou par un non ferme à ces questions. Ce qui est réellement intéressant – d’un point de vue épistémologique – ce sont les nuances avec lesquelles on peut répondre aux deux questions, en tenant compte aussi et surtout du rôle de la dogmatique comme source intersticielle du droit et comme productrice et reproductrice d’idéologies influentes dans le cadre de la culture juridique tant interne qu’externe. »

 

Si l’on admet ces paroles de sagesse, le « schisme doctrinal » évoqué par M. Hator pourrait être surmonté et les légitimes (autant qu’inévitables) débats doctrinaux se développer sur un terrain plus consensuel.

 

 

 

[1] « Le cadre théorique d’interprétation du droit constitutionnel (toujours) en débat. Observations sur le billet de Guilhem Baldy », Blog de Jus Politicum, 14 novembre 2025. 

[2] G. Baldy, « Choisir le Premier ministre en période de gouvernement minoritaire, un caprice présidentiel ? », Blog de Jus Politicum, 3 octobre 2025.

[3] M. Hator lui-même semble parfois hésiter puisqu’il écrit – d’ailleurs en contradiction avec sa propre thèse sur le non-partage du pouvoir exécutif entre le gouvernement et le président de la République  – « malgré ce que la lettre peut laisser penser » (§ 2).

[4] On nous pardonnera de renvoyer sur cette question à notre contribution « Esprit (de la constitution) es-tu là ? Les inévitables constitutions idéelles implicites », à paraître dans les Mélanges Philippe Raynaud et déjà disponible en ligne sur notre site : a-ledivellec.net.

[5] « Les classifications en droit constitutionnel », RDP, 1989, p. 945-956 (rééd. in M. Troper, Pour une théorie juridique de l’Etat, P.U.F., coll. « Léviathan », 1994, p. 251-262).

[6] Contribution à la théorie générale de l’Etat, Sirey, t. II, 1922, notamment p. 87, 90, 97, 101 et 403.

[7] Note pour le général de Gaulle du 16 juin 1958, in Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, La Documentation française, t. I, p. 257-258.

[8] V. entre autres, l’habileté de R. Janot à esquiver la précision devant les journalistes (par ex. l’entretien du 6 septembre 1958, in Documents pour servir…, op. cit., t. IV, 2001, p. 18). De même François Luchaire dans sa note sur La responsabilité du Gouvernement devant le Parlement publiée dans les Notes et Etudes documentaires, La Documentation française, n°2781 du 22 mai 1961 (rééd. in Documents…, op. cit., p. 275).

[9] Notre billet « Anticonstitutionnellement ? Courtes remarques sur le mésusage du mot le plus long », Blog de Jus Politicum, 29 février 2024.

[10] Ce que nous avons (imparfaitement) esquissé dans l’article : « Constitution juridique, système de gouvernement et système politique », Mélanges Hugues Portelli, Dalloz, 2018, p. 77-97.

[11] « Epistémologie », in M. Troper, D. Chagnollaud (dir.), Traité international de droit constitutionnel, Dalloz, t. I, 2012, p. 7-37 (14-15).

[12] N.B.: Il utilise dogmatique au sens de : doctrine juridique.

 

 

 

Crédit photo: Conseil constitutionnel