La déclaration présidentielle d’Emmanuel Macron devant le Congrès : entre problèmes anciens et nouveaux usages [Par Nicolas Thiébaut]

La déclaration présidentielle d’Emmanuel Macron devant le Congrès : entre problèmes anciens et nouveaux usages [Par Nicolas Thiébaut]

Après Nicolas Sarkozy en 2009 et François Hollande en 2015, Emmanuel Macron s’est à son tour adressé en personne au Parlement réuni en Congrès. La troisième utilisation de ce nouveau mode de communication et les critiques qu’elle a suscitées viennent illustrer des problèmes classiques de la Ve République, qu’il s’agisse de l’articulation de la dyarchie exécutive ou de la tension entre le leadership présidentiel et son irresponsabilité. Elle constitue toutefois dans le même temps une forme de renouvellement de l’exercice.

 

Nicolas Thiébaut, Docteur de l’Université Paris-Sud (Paris-Saclay)

 

En s’adressant au Parlement dans les semaines qui suivent son élection, Emmanuel Macron renoue – sous la forme orale toutefois [1] – avec une tradition républicaine que ses deux prédécesseurs avaient délaissée : le « message inaugural » prononcé par le chef de l’État à son arrivée en fonctions. Cette pratique s’observait déjà sous les IIIe et IVe Républiques. La physionomie du message y était toutefois différente. Transmis à la suite de son élection par l’Assemblée nationale, la communication du nouveau chef de l’État visait d’abord à remercier ses électeurs. Elle voulait également les assurer – dans la lignée du message de Jules Grévy et sauf les exceptions des messages de Casimir-Périer, Poincaré et Millerand – de sa soumission aux règles du régime parlementaire. Enfin, le Président y énumérait un certain nombre d’objectifs de sa présidence qui apparaissaient à la lecture comme interchangeables entre les différents messages (garantir la tranquillité du pays, soutenir l’armée, etc.). Soumise à contreseing, l’expression présidentielle était réduite à l’expression d’une pensée consensuelle (sauf dans le cadre des messages de démission qui n’étaient pas soumis à cette formalité) et la position institutionnelle du Président ne le conduisait naturellement pas à exercer un quelconque leadership.

 

Tel n’est plus le cas sous la Ve République qui est venue renouveler la problématique des messages inauguraux dans le sillage de la redéfinition de la fonction présidentielle. Les enjeux associés à l’usage de la déclaration présidentielle au Parlement du 3 juillet dernier peuvent être appréhendés à travers une double triangulation, d’abord avec le Premier ministre, ensuite avec le peuple.

 

Un message présidentiel devant le Parlement qui met en porte-à-faux le Premier ministre

 

La déclaration présidentielle d’Emmanuel Macron était attendue sur le problème de son empiètement éventuel avec le discours de politique général du Premier ministre. Dès avant la tenue du discours, l’opposition dénonçait l’« humiliation » (O. Faure, PS) que représentait la tenue de la déclaration présidentielle la veille du discours de politique générale. Le Premier ministre devait ainsi se voir privé de la possibilité de présenter la politique du Gouvernement et son discours de politique générale devait être « vidé […] de toute substance » (P. Vigier, UDI).

 

Cette question de l’articulation du discours inaugural du Président et de celui de politique générale du Premier ministre n’est pas neuve et est naturellement liée au développement du rôle de chef de majorité du chef de l’État ; elle prolonge le débat récurent sur le rôle respectif des deux têtes de l’Exécutif. Au cours de la Ve République, la consistance des messages inauguraux a évolué avec l’institution présidentielle pour devenir un outil de présentation de la politique présidentielle.

 

À vrai dire, ce caractère est encore assez peu marqué chez les premiers présidents : le programme qu’ils présentent est encore restreint et l’affirmation de leur rôle de chef de majorité réservé. Il en est ainsi des messages du général de Gaulle du 15 janvier 1959 [2] et du message de Georges Pompidou du 25 juin 1969 où les auteurs procèdent essentiellement à l’énumération des grands enjeux auxquels il faudra faire face sous leur présidence.

 

Par la suite, c’est le besoin d’un programme présidentiel, autour duquel va se structurer la vie politique, qui va donner une nouvelle dimension aux messages d’installation des Présidents. L’élection présidentielle de 1974 représente à cet égard une rupture : alors que jusqu’ici l’attention portée au développement d’un programme politique pour la campagne présidentielle avait été peu marquée, François Mitterrand se réclame dans sa déclaration de campagne du 8 avril 1974 du programme commun de la gauche de juin 1972 ce qui force Jacques Chaban-Delmas et Valéry Giscard d’Estaing à élaborer à leur tour un programme présidentiel [3]. Le message inaugural de ce dernier, daté du 30 mai 1974, reflète cette évolution : il est ainsi ostensiblement divisé en deux parties, la première étant relative à son programme de chef de la majorité et la seconde à celui du « Président de tous les français ». Au début de son message, le nouveau Président précisait ainsi : « L’élection du 19 mai dernier, acte essentiel de la vie des institutions de la Ve République, m’a conféré, comme à tout autre qui eût été élu à ma place, une double responsabilité, celle de mettre en œuvre l’action politique que j’ai proposée au pays et celle de me comporter en Président de tous les Français. » Le fait qu’à partir de la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, les messages présidentiels inauguraux deviennent les messages du chef de la majorité parlementaire se répercute dans les discours de politique générale des Premiers ministres : la première déclaration du Premier ministre Jacques Chirac devant le Parlement est ainsi soumise aux « options claires qui ont été définies par le Président de la République », aux « changements […] qui répondent à la volonté du Président de la République », à « l’orientation tracée par le Président de la République », aux « des directives du Président ». L’assimilation des deux programmes se projette sur les organes : c’est bien le chef de l’État qui est le chef réel de la majorité.

 

Ce caractère sera encore davantage marqué sous François Mitterrand (il subsistera, de manière moins marquée, chez Jacques Chirac). On connaît le passage célèbre de son message inaugural du 8 juillet 1981 : « Le changement que j’ai proposé au pays pendant la campagne présidentielle, que les Françaises et les Français ont approuvé, que la majorité de l’Assemblée nationale a fait sien, commande désormais nos démarches. […] – J’ai dit à plusieurs reprises que mes engagements constituaient la charte de l’action gouvernementale. J’ajouterai, puisque le suffrage universel s’est prononcé une deuxième fois, qu’ils sont devenus la charte de votre action législative. » Le message présidentiel d’installation n’a jamais aussi clairement traduit sa nature gouvernementale et, à travers l’utilisation du pronom « vous », le Parlement disparaît derrière la majorité parlementaire. Il faut noter que ce message n’est pas ici lu la veille du discours de politique générale du Premier ministre (Pierre Mauroy alors) comme cela a été le cas le 3 juillet dernier mais… le matin même.

 

La révision constitutionnelle de 2008 relative à l’article 18 de la Constitution annoncée par le président Sarkozy se plaçait dans le prolongement de cette évolution : la réforme du droit de message visant à permettre au chef de l’État de s’adresser directement aux parlementaires devait accompagner la réécriture des articles 5 et 20 de la Constitution destinée à mettre en accord les rôles des deux têtes de l’Exécutif tels que définis par le texte constitutionnel avec leurs rôles effectifs. En d’autres termes, la déclaration présidentielle devant le Congrès s’analysait officiellement comme l’outil d’un Président qui serait désormais chargé de « déterminer » la politique de la nation. Il s’agissait d’assumer le présidentialisme majoritaire de la Ve République jusque dans la présentation du projet politique au Parlement.

 

Si la redéfinition constitutionnelle des rôles du Président et du Premier ministre a été abandonnée (car elle posait problème en cas de cohabitation), la première utilisation qu’en a faite Nicolas Sarkozy paraissait correspondre à l’usage que le promoteur de la réforme de 2008 lui prêtait originellement. Elle a ainsi été largement analysée comme un discours de politique générale par la doctrine en ce qu’elle constituait un véritable programme pour la législature. Son auteur n’a toutefois pas renouvelé l’expérience et son successeur a préféré recourir à la déclaration présidentielle dans le cadre des circonstances exceptionnelles des attentats de novembre 2015.

 

Si Emmanuel Macron et Édouard Philippe ont tenté de trouver un équilibre dans leurs discours respectifs, le premier tentant de présenter la philosophie du quinquennat et le second détaillant les mesures de la législature, certains passages du discours présidentiel (« La charte de notre action a été fixée durant la campagne et vous en connaissez les jalons, sur lesquels je ne reviendrai pas. Les engagements seront tenus. Les réformes et ces transformations profondes auxquelles je me suis engagé seront conduites. Le Premier ministre, Édouard Philippe, que j’ai nommé afin qu’il en soit le dépositaire à la tête du gouvernement, en présentera la mise en œuvre dans son discours de politique générale ») comme du discours primo-ministériel (« [le Président] durant la campagne et hier encore nous a montré le cap ») ne laissent pas de doute sur leur filiation.

 

En intervenant la veille du discours de politique générale et en se réappropriant l’institution créée en 2008 à laquelle il entend donner une récurrence annuelle, Emmanuel Macron entend donner sa pleine dimension à la réforme de 2008 et assumer le leadership présidentiel.

 

Concernant la procédure qui suit la déclaration présidentielle, certains parlementaires ont motivé leur décision de boycotter la réunion du Congrès par l’impossibilité de répondre au discours du Président. Lors du débat qui a suivi la déclaration présidentielle, Didier Guillaume, président du groupe PS au Sénat, a pour sa part annoncé que son groupe déposera une proposition de loi constitutionnelle visant à permettre au président de la République de débattre avec les chefs de groupe parlementaire.

 

À nouveau, ces critiques touchent un problème classique de la Ve République, celui de l’asymétrie entre le pouvoir présidentiel et son irresponsabilité. Si la reconnaissance au profit du chef de l’État de la possibilité de s’exprimer devant le Congrès s’inscrivait dans l’officialisation de son rôle de chef de majorité, cette avancée devait se concilier avec l’irresponsabilité du chef de l’État. Il ne s’agissait en effet pas pour le constituant de 2008 de faire évoluer la Ve République vers un régime où le Président deviendrait responsable devant le Parlement. D’où l’encadrement de cette faculté : outre le choix de cantonner ces interventions au cadre du Congrès (le projet initial prévoyait que le Président pouvait s’exprimer devant chacune des deux chambres) qui devait limiter leur fréquence et donc les risques de mise en cause du chef de l’État, le constituant dérivé a mis en place certaines garanties procédurales destinées à protéger l’irresponsabilité présidentielle : l’absence du Président lors du débat consécutif à son intervention et, surtout, l’interdiction de tout vote.

 

Si cette dernière interdiction apparaissait comme un rempart évident face à la mise en cause du Président, tel n’était pas forcément le cas de l’absence du Président du débat qui fut davantage discutée au moment de la réforme. Il faut d’abord souligner l’existence du débat lui-même : l’article 18 prévoit en effet toujours que la lecture des messages écrits n’est quant à elle suivie d’aucun débat ; ce qui a été jugé utile à la protection de l’irresponsabilité du Président en 1958 ne l’a pas été en 2008. L’absence du Président à l’occasion du débat postérieur à la déclaration présidentielle ne ressortait pas quant à elle du projet du comité Balladur qui semblait donc considérer que l’absence de vote était suffisante à la protection de l’irresponsabilité présidentielle. Si finalement le projet de loi constitutionnelle comprendra une telle interdiction faite au chef de l’État, c’est certainement que le débat constitue le propre du Gouvernement responsable. On voit ici le problème que vient poser la reconnaissance au profit du chef de l’État irresponsable d’un droit d’entrée et de parole : la parole représente l’outil de l’interdépendance du Gouvernement et du Parlement et pose le problème du positionnement du Président dans cette relation.

 

Le compromis du monologue [4], visant à assumer le présidentialisme tout en préservant le parlementarisme, apparaît peu satisfaisant mais ne fait que traduire cet aspect bancal de la fonction présidentielle, à la fois chef de la majorité parlementaire et irresponsable devant le Parlement. L’autre aspect bancal tient à ce que le véritable destinataire de ce message présidentiel est davantage le peuple que le Parlement.

 

Un message finalement destiné au peuple ?

 

La déclaration présidentielle s’adresse bien sûr d’abord aux parlementaires et le choix d’y recourir peut être conçu comme une traduction de la volonté de faire à nouveau du Parlement le lieu des annonces présidentielles, ainsi qu’une partie de la doctrine défendant la réforme de 2008 le prétendait. Dans son discours, Emmanuel Macron a d’ailleurs expliqué son choix de revenir tous les ans devant le Congrès par cette raison : « Trop d’entre eux [les anciens Présidents] aussi ont pris des initiatives dont le Parlement n’était que secondairement informé pour que je me satisfasse d’en reconduire la méthode. Tous les ans, je reviendrai devant vous pour vous rendre compte. » [5] Comme ses prédécesseurs, il a d’ailleurs réservé certaines de ses annonces (dont celle du projet de révision constitutionnelle, comme François Hollande en 2015) au Parlement [6].

 

Mais à travers la médiatisation dont la déclaration présidentielle fait l’objet, le nouveau Président paraît également chercher à toucher les Français directement (et pas seulement via leurs représentants). Depuis son accession à l’Élysée, Emmanuel Macron a paru modifier son rapport aux médias et à l’« opinion publique ». On a en mémoire les controverses de ces dernières semaines sur la sélection des journalistes devant accompagner le Président au Mali, sur la volonté de l’Exécutif de mettre fin aux « off » ou sur la suppression de la traditionnelle interview du 14 juillet. Le nouveau Président s’est jusqu’ici très peu exprimé sur la scène nationale et le choix de le faire en recourant à une intervention devant le Congrès apparaît comme significatif. M. Macron souhaite opter pour une parole solennelle et rompre avec les pratiques de ses prédécesseurs en matière de communication, tant avec l’omniprésence médiatique qu’incarnait Nicolas Sarkozy qu’avec les confidences régulières de François Hollande aux journalistes.

 

Le discours du chef de l’État devant le Congrès apparaît ainsi comme un instrument de « resolennisation » de la parole présidentielle. Le président de la République met là en œuvre les conseils de Jacques Pilhan qui a théorisé ce qu’on a pu qualifier de « silence présidentiel ». Selon le conseiller en communication de François Mitterrand et Jacques Chirac, le Président doit, pour être audible et surnager dans le bruit médiatique quotidien, préférer à une intervention fréquente dans les médias, des interventions ponctuelles et marquantes. En limitant ses interventions, le Président fait naître le désir d’être entendu ce qui permet de favoriser les reprises de ses interventions dans les médias et leur impact dans l’opinion.

 

L’utilisation de la déclaration présidentielle devant le Congrès apparaît particulièrement adaptée à cet exercice. Il s’agit tout d’abord d’une occasion rare, même si Emmanuel Macron entend en faire un usage annuel. Il s’agit ensuite d’une occasion solennelle. Cette solennité ressort notamment de la dramaturgie du dispositif : cadre versaillais, cérémonial qui entoure l’intervention, utilisation de la scénographie (l’hémicycle et la tribune mettent en valeur l’orateur). Elle s’observe également à travers le mode d’expression du chef de l’État : la déclaration est une allocution, plus solennelle par exemple qu’une interview (l’orateur est en prise directe avec son auditoire, n’a pas de contradicteur, etc.).

 

La déclaration présidentielle devant le Congrès apparaît ainsi comme un instrument médiatique du chef de l’État l’inscrivant dans une évolution plus large de soumission de la vie institutionnelle à des impératifs de communication politique.

 

[1] Profitons-en pour souligner que le passage de l’écrit à l’oral au moment de la réforme constitutionnelle de 2008 ne se résume pas à une simple question de forme comme on le lit ces jours-ci. L’absence de droit d’entrée et de parole au profit du chef de l’État qui prévalait avant l’adoption de la loi constitutionnelle n’avait pas pour origine l’« accident de l’histoire » (Rapport Warsmann) qu’aurait représenté la loi de Broglie : il s’agissait là d’une règle (observable en France dès le début du XIXe siècle) consubstantielle à la logique parlementaire et qui associe droit d’entrée et de parole et caractère responsable (pour ce qui concerne la loi de Broglie, toute la difficulté résidait justement dans l’impossibilité dans laquelle ses auteurs étaient d’interdire tout droit d’entrée de parole à Thiers, responsable devant l’Assemblée nationale, d’où la solution alambiquée du « cérémonial chinois » ; sur tous ces points, v. N. Thiébaut, Étude sur la faculté du chef de l’État de s’adresser au Parlement en droit constitutionnel français, th. dactyl., Université Paris-Sud (Paris-Saclay), 2016, p. 131-257).

[2] L’ensemble des messages et déclarations présidentiels de la Ve République est disponible sur le site internet du Sénat : http://www.senat.fr/evenement/archives/D46/

[3] Sur ces éléments, v. J. Massot. La Présidence de la République en France, La Documentation française, 1977, p. 113.

[4] Qui, paradoxalement, n’est pas sans rappeler le « droit au monologue » (J. Barthélémy, P. Duez, Traité de droit constitutionnel, Dalloz, 1933, rééd., Éditions Panthéon-Assas, coll. « Les Introuvables », 2004, p. 17) du Président de 1873 organisé par la loi de Broglie.

[5] À la lumière de ce que l’on a écrit précédemment on comprend toute l’ambiguïté de cette remise de compte pour un Président irresponsable.

[6] Le recours au Congrès, qui permet au Président de s’adresser en même temps aux deux assemblées, pourrait également s’analyser comme une composante de l’« opération séduction » menée par le nouveau Président à l’égard du Sénat dont M. Macron a besoin notamment pour sa révision constitutionnelle. À côté de la création d’un groupe parlementaire au Sénat en juin, le Gouvernement a envoyé plusieurs signaux en ce sens dont le dépôt de projets de loi en priorité sur le bureau du Sénat.