L’ambiguïté fondamentale de la déclaration « UE-Turquie » relative à l’immigration : acte international ou acte du Conseil européen ? [Par Théophane Verniseau]

L’ambiguïté fondamentale de la déclaration « UE-Turquie » relative à l’immigration : acte international ou acte du Conseil européen ? [Par Théophane Verniseau]

(ordonnances du Tribunal UE, 28 février 2017, NM, NG et NF c/ Conseil européen, aff. T-257/16, T-193/16, T-192/16)

 

Dans le contexte délicat des multiples crises qui touchent notre continent, les Etats membres de l’Union européenne semblent élaborer des accords intergouvernementaux pour contourner les voies de droit devant la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE). Ainsi, le Tribunal a rendu trois ordonnances au sujet de recours dirigés contre l’accord « migratoire » Europe-Turquie, et reconnait son incompétence pour contrôler ce type de mécanisme. Nous verrons que les arguments et les effets de cette jurisprudence demeurent très discutables.

 

Théophane Verniseau, Doctorant à l’Université Pantéon-Assas (Paris II)

 

Face aux problèmes structurels de la monnaie unique et à la nécessité de maitriser les frontières européennes, l’Union utilise de nombreux procédés juridiques intergouvernementaux. Or, profitant des incohérences de l’intégration supranationale et d’une certaine complicité institutionnelle, les Etats membres ont tendance à contourner le contrôlé exercé en droit sur des actes liés à la vie communautaire. Trois ordonnances du Tribunal de l’Union européenne, rendues dans le contexte difficile de la crise migratoire, fournissent en la matière une excellente illustration des mécanismes contestables qui se mettent progressivement en place. Cette formation juridictionnelle avait déjà rendue une ordonnance trois ans auparavant, avec une argumentation similaire, au terme de laquelle les juges se sont reconnus incompétents pour se prononcer sur un Protocole d’accord économique élaboré entre la République de Chypre et le Mécanisme européen de stabilité (MES) [1].

 

Procédons d’abord à un rappel des faits. En 2015, de multiples rencontres ont lieu entre la Turquie et l’Union européenne afin de « gérer » l’afflux de réfugiés venant du Moyen-Orient vers la Grèce. Un plan d’action est élaboré le 15 octobre ; les chefs d’Etat et de gouvernement sont décidés à le mettre en œuvre le 29 novembre. Le 7 mars 2016, ils rencontrent le premier ministre turc. Une déclaration commune, adoptée dès le lendemain, propose de fixer une série de mesures pour expulser les migrants illégaux du sol grec. Une nouvelle rencontre a lieu le 18 mars dans les locaux du Conseil européen, à l’issue de laquelle est présentée une déclaration « UE-Turquie » où sont détaillées les mesures envisagées. Point important à souligner, elle est publiée sous la forme d’un communiqué de presse, et accessible sur le site officiel du Conseil européen.

 

Or, trois ressortissants étrangers, deux pakistanais et un afghan, fuient les difficultés de leur pays d’origine ; ils arrivent en Grèce vers le mois de mars 2016. Leur demande d’asile est alors rejetée ou en cours de traitement, et leur situation demeure très précaire. Ils risquent d’être refoulés vers la Turquie. La déclaration du 18 mars 2017 est de nature à concrétiser un tel risque. Menacés dans leur situation personnelle, ils forment chacun un recours devant les juridictions de l’Union européenne. Ils contestent le communiqué de presse diffusé sur le site du Conseil européen, et l’attribuent à ce dernier. L’acte matérialise, selon les requérants, un accord international conclu entre l’Union et la Turquie, qu’ils considèrent comme étant contraire aux dispositions européennes sur le droit d’asile. A ce titre, les requérants rappellent que la déclaration a été négociée par les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union, et rédigée dans les locaux du Conseil européen en présence de son président et de la Commission européenne. Ils demandent, en vertu de l’article 263 par. 1 du TFUE, l’annulation de la déclaration qui révèle, selon eux, un accord migratoire issu d’une décision du Conseil européen en coopération avec les autorités turques. A la demande des parties requérantes, le Tribunal, première formation de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), accepte de statuer d’après la procédure accélérée.

 

Au cours cette phase préparatoire, le Conseil européen soulève une exception d’irrecevabilité. Il demande le rejet des recours dans ces trois affaires, les juges n’ayant pas compétence, selon l’institution, pour trancher la question de légalité d’un acte qui n’est pas celui d’un organe de l’Union, en particulier du Conseil européen. Certains Etats membres et la Commission européenne ont soutenu cette démarche. Le Conseil européen présente au Tribunal une série de documents, essentiellement des pièces sur l’organisation des réunions du 18 mars 2016. Ces documents tendent à prouver, selon la partie défenderesse, que la déclaration est le fruit d’une réunion intergouvernementale, et non d’une session du Conseil européen. Celui-ci a d’ailleurs présenté une série d’arguments pour contester la filiation de l’acte à l’organe suprême de l’Union européenne [2]. L’institution n’était pas engagée dans les discussions d’un sommet international ; il est même douteux, selon elle, qu’un accord ait été conclu entre l’Union et la Turquie à cette occasion.

 

Le Tribunal accepte de statuer rapidement. D’une part, les ordonnances rappellent les fondements juridiques de la procédure : le recours en annulation, prévu par l’article 263 du TFUE, est possible contre un acte d’une institution de l’Union européenne, à condition d’avoir une portée de droit. A cet égard, le Tribunal mentionne une jurisprudence importante de la Cour qui admet le communiqué de presse comme preuve permettant de révéler l’existence d’un acte juridiquement contraignant [3]. D’autre part, le Tribunal souligne que, conformément aux traités et à sa jurisprudence, les règles de compétence sont essentielles au droit « primaire » européen. L’exception d’irrecevabilité pour incompétence, soulevée par le Conseil européen, est donc sérieuse – elle doit être envisagée prioritairement.

 

Le Tribunal considère, en l’espèce, que la question juridique centrale celle de l’identité de l’auteur de l’acte en cause – à savoir la déclaration « UE-Turquie » diffusée par communiqué de presse. Le juge européen ne peut en effet contrôler un acte d’un Etat membre ou, lors d’une rencontre internationale, un accord conclu entre les Etats membres et un Etat tiers, les premiers agissant diplomatiquement et non comme membres des Conseils de l’Union [4]. En revanche, le Conseil européen est devenu aujourd’hui une institution officielle de l’Union, ses actes n’échappent donc plus au contrôle de légalité [5]. La détermination de l’origine de la déclaration « UE-Turquie » est donc indispensable, ce qui conduit à étudier les mots employés. Quel est l’auteur de l’acte : la réunion « simple » des chefs d’Etat et de gouvernement ou leur réunion au sein Conseil européen ? Les juges rappellent la jurisprudence récente dite « Kadi », d’après laquelle le contrôle de légalité ne porte pas sur l’accord de droit international lui-même, mais sur l’acte de l’institution qui révèle le projet d’accord [6]. Conformément à cette ligne de la Cour, la déclaration « UE-Turquie » peut être considérée comme un acte par lequel le Conseil européen a « entendu conclure » un accord avec la Turquie. Par-delà le problème de l’origine de l’acte, l’enjeu fondamental de ces décisions européennes renvoie à la personnalité juridique de l’Union et ses relations avec la représentation des Etats membres par les chefs d’Etat et de gouvernement. La séparation entre les sommets internationaux et l’institution du Conseil européen – les premiers étant historiquement les ancêtres du second [7] – est une fiction juridique ; tout l’intérêt du présent cas jurisprudentiel réside dans l’inévitable vérification matérielle de cette fiction, mais ici les premiers mots paraissent trop flous pour identifier véritablement l’auteur de la déclaration attaquée. La distinction de droit entre l’organe européen et les réunions intergouvernementales implique deux régimes juridiques différents. Peut-elle être fondée sur une approche factuelle, nécessairement très subjective ?

 

En examinant la déclaration du 18 mars 2016, le Tribunal s’intéresse d’abord au contexte d’élaboration de la déclaration en cause : il constate que les réunions du 15 octobre, 29 novembre 2015 et du 7 mars 2016 sont de nature intergouvernementales. En revanche, celle du 18 mars 2016, diffusée par communiqué de presse, semble différente : l’emploi de l’expression « membre du Conseil européen » et des mots « UE et la République de Turquie », laissent entendre que l’acte est issu du Conseil européen. Mais le juge constate que l’emploi des termes varie selon la version du communiqué ; le format « PDF » évoque un « Sommet international », tandis que la version « Web » est diffusée sur le site des travaux du Conseil européen – dans la rubrique « Affaires étrangères et relations internationales ». Le Tribunal considère comme troublant, à juste titre, l’utilisation des mots « membres du Conseil européen » et « UE ». Selon la partie défenderesse, il s’agirait d’expressions journalistiques, sans portée juridique ; ces formules simplifiées pour le grand public permettent de désigner la simple réunion des chefs d’Etat et de gouvernement. En droit, la réunion du 18 mars 2016 demeurerait un sommet international, et non la session d’un organe de l’Union européenne.

 

Devant une telle obscurité des termes utilisés, le Tribunal préfère examiner les documents d’organisation pour la réunion du 18 mars. Le juge s’intéresse aux circonstances d’élaboration de l’acte. Or, c’est grâce à ce moyen qu’il prend connaissance de la mise en place parallèle, bien que dans les mêmes locaux, d’une session du Conseil européen et d’une rencontre internationale. La nécessaire vérification matérielle repose sur trois types de considérations.

 

D’abord, ces réunions ont lieu dans le même bâtiment pour des raisons de coût, de sécurité et d’efficacité. Ensuite, l’invitation aux représentants de la Turquie et une note de service du 11 mars 2016 indiquent que les horaires de la session européenne et du sommet intergouvernemental sont nettement distincts. Enfin, une note du 18 mars 2016 évoque, de façon décisive, une « mission de travail des Chefs d’Etat et de gouvernement », ce qui tend à prouver qu’ils étaient présents en qualité de représentants des Etats membres, et non comme membres du Conseil européen. Ces documents permettent ainsi d’écarter tout lien entre la déclaration et ce dernier, malgré le manque de précision qui caractérise les mots utilisés par les autorités, les juges évoquant : « (…) les termes regrettablement ambigus de la déclaration « UE-Turquie » [8]. Comment néanmoins expliquer la présence du président du Conseil européen et de la Commission européenne à un tel sommet ? Le Tribunal prend en compte certaines remarques du défendeur ; il observe qu’une mission de représentation et de coordination est souvent confiée au premier, tandis que le second participe de longue date au dialogue politique avec la Turquie.

 

Dès lors, « (…) le Conseil européen, en tant qu’institution, n’a pas adopté de décision de conclure un accord avec le gouvernement turc au nom de l’Union et qu’il n’a pas non plus engagé l’Union au sens de l’article 218 TFUE. Par conséquent, le Conseil européen n’a pas adopté d’acte qui correspondrait à l’acte attaqué, tel que décrit par le requérant, et dont le contenu aurait été exposé dans ce communiqué de presse » [9]. Le Tribunal, conformément à l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Conseil européen, reconnait en conséquence son incompétence pour connaitre au fond du recours formé par les migrants potentiellement lésés. Même en cas d’accord international, la Cour ne peut en effet se prononcer sur un acte conclu par les chefs de gouvernement en qualité de représentants de leurs Etats membres avec un Etat tiers [10]. Les recours sont donc rejetés.

 

Ces ordonnances apparaissent particulièrement symboliques. D’abord, elles rappellent l’absence de véritable diplomatie européenne : les représentants étatiques sont libres, avec de pareilles dispositions, d’écarter le cadre juridique fédératif. Dans cette affaire, ce sont les Etats qui prétendent décider au nom de l’Union européenne, en dépit d’une réalité juridique bien différente. La seconde remarque porte sur les conséquences de ce complexe dualisme institutionnel. Ainsi l’ambiguïté principale – Conseil européen ou sommet international – permet aux Etats membres, selon les cas, de contourner les voies de recours en droit européen, tout en faisant croire à un « succès » diplomatique de l’Union. Ce sont les défauts de la construction européenne, ici dévoilées sur un détail jurisprudentiel, qui expliquent pourquoi l’accord conclu avec la Turquie sur l’immigration a pu bénéficier d’une immunité juridique. Il est difficile dans ce contexte de conclure au respect de l’état de droit, malgré les souhaits récurrents des européennes la matière. Enfin, la difficulté d’identification de l’auteur renvoie à l’ambiguïté des termes employés. Selon les arrêts de la Cour, les communiqués de presse peuvent avoir une portée juridique, mais leurs rédacteurs sont manifestement incapables d’en prévoir les effets. Ils provoquent, volontairement ou non, ces incertitudes terminologiques, camouflées par un prétexte de vulgarisation : de telles imprécisions ne facilitent pas le contrôle du juge européen.

 

Consciente ou inconsciente, la présentation équivoque de ce type d’accord et la jurisprudence européenne qui en résulte peut provoquer son renvoi devant les juridictions nationales. Ainsi, le Conseil d’Etat grec s’est récemment prononcé sur des recours qui mettaient en cause l’organisation du système d’asile, aux îles de Lesbos et Chios, par une agence européenne spécialisée (ESAO) [11]. Il a validé cette tutelle, mais a surtout écarté, en l’espèce, l’application de ce fameux accord entre l’ « UE » et la Turquie dont la conformité au droit grec était contestée par les requérants. Devant un document élaboré entre les Etats de l’Union et les représentants du gouvernement turc, l’examen de l’accord ne rentre plus dans le champ de compétence de la CJUE mais des juges nationaux, et ceux-ci restent susceptibles d’exercer un contrôle sur cet acte juridique pour le moment inattaquable. La logique jurisprudentielle de nos trois ordonnances abandonne donc la résolution du problème aux tribunaux des Etats… mais aussi à la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH). En effet, celle-ci tend à multiplier les arrêts sur des questions qui relèvent – en principe – de l’Union européenne. Le 30 septembre 2017, la Cour s’est par exemple reconnue compétente pour se prononcer sur la conformité des « Hotspots » grecs à la Convention. Cette implication du juge des droits de l’Homme dans le contrôle du système d’asile peut expliquer, en partie, la réticence de la CJUE de voir l’Union adhérer à la CEDH. Le risque d’une concurrence, aussi bien entre les Etats et les juridictions européennes qu’entre les instances supra-étatiques elles-mêmes, montre bien toute la confusion des autorités de l’Europe dans la gestion de nos multiples crises.

 

[1] Tribunal UE ord. 10 novembre 2014. Ledra Advertising Ltd c/ Commission et Banque centrale européenne. aff. T-289/13.

[2] Par exemple, l’institution rappelle, en l’espèce, l’absence de conclusion d’un accord international au sens de l’article 218 du TFUE. Ces dispositions mentionnent une procédure très précise entre le Conseil des ministres et la Commission, ce qui n’est manifestement pas le cas dans cette affaire.

[3] arrêt CJUE du 30 juin 1993, Parlement et Conseil c/ Commission.

[4] arrêt CJUE du 30 juin 1993, Parlement et Conseil c/ Commission.

[5] En effet, il faut noter que cette institution supérieure, bénéficiant d’un statut officiel depuis le traité de Maastricht (1992, ancien article D), est un organe de l’Union doté de la personnalité juridique uniquement depuis le Traité de Lisbonne (2008, article 4) : voir CLERGERIE (Jean-Louis), GRUBER (Annie), RAMBAUD (Patrick), L’Union européenne, Dalloz, 9 ème éd., 2012, pp. 147-148.

[6] arrêt CJUE du 3 septembre 2008 Kadi c/ Conseil et Commission.

[7] CLERGERIE (Jean-Louis), GRUBER (Annie), RAMBAUD (Patrick), L’Union européenne, Dalloz, 9 ème éd., 2012, pp. 145-147.

[8] Tribunal UE ord. 28 février 2017. NF c/ Conseil européen. aff. T-192/16.

[9] Tribunal UE ord. 28 février 2017. NF c/ Conseil européen. aff. T-192/16.

[10] arrêt CJUE du 5 mai 2015 Espagne c/ Parlement et Conseil.

[11] Jugements du Conseil d’Etat grec, 22 septembre 2017, aff. 2347/2017 et 2348/2017.