L’épineuse question de l’exhumation de Francisco Franco

Par Jean-Charles Rotoullié

<b> L’épineuse question de l’exhumation de Francisco Franco</b> </br> </br> Par Jean-Charles Rotoullié

Pendant sa campagne, Pedro Sánchez a proposé de réconcilier les citoyens espagnols en exhumant les restes du dictateur Franco de la Valle de Los Caídos. Une fois au pouvoir, la tâche s’avère plus délicate que prévue, les obstacles se dressant devant lui étant particulièrement nombreux. Effacer une partie de l’histoire moderne d’un pays ne se fait pas sans heurts.

 

During his campaign, Pedro Sánchez stressed that Spanish need to come to terms with their past and proposed the exhumation of the remains of Francisco Franco. However, since assuming office, this has turned out to be more difficult than expected and Mr. Sánchez is facing a number of challenges. This proves that past cannot be easily erased.

 

Par Jean-Charles Rotoullié, Maître de conférences en droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

 

 

Alors qu’en France le retrait de la Légion d’honneur attribuée au dictateur Francisco Franco par le Maréchal Pétain a récemment fait l’actualité[1], l’exhumation de sa dépouille se transforme en véritable casse-tête en Espagne. Promesse de campagne de l’actuel chef du Gouvernement espagnol élu le 1er juin 2018, le socialiste Pedro Sánchez, l’exhumation des restes du Caudillo de la Valle de Los Caídos (« la Vallée de ceux qui sont tombés ») est pourtant un sujet politique récurrent outre-Pyrénées. Déjà en 2011, sous la mandature de José Luis Zapatero, une Commission d’experts réfléchissant à l’avenir du site de la Valle avait recommandé d’exhumer le corps, non seulement du dictateur, mais aussi celui de José Antonio Primo de Rivera. Ce dernier fut le fondateur de la Phalange espagnole, parti unique du temps de la dictature franquiste. Il s’agissait de faire de cet endroit un lieu consacré à la mémoire des victimes et des morts de la Guerre civile espagnole. Or, laisser reposer les dépouilles de Franco et de Primo de Rivera à côté de celles de plus de 30 000 victimes de la Guerre civile suscite inévitablement le malaise, et ce d’autant plus que le monumental site de la Valle de los Caídos a été construit par des prisonniers politiques…

 

Pour Carmen Calvo, vice-présidente du nouveau Gouvernement arrivé au pouvoir il y a six mois à la suite d’une motion de censure dirigée contre Mariano Rajoy, il convenait d’en finir rapidement avec cette glorification du franquisme, inadmissible dans une démocratie moderne. Pour elle, aucune démocratie dans le monde ne se trouve dans une situation comparable à celle de l’Espagne qui continue d’avoir à une cinquantaine de kilomètres de sa capitale un symbole exaltant l’époque d’une dictature qui a duré presque quarante ans. Pour faire de la Valle de los Caídos un lieu de réconciliation du peuple espagnol, le Gouvernement de Sánchez pensait pouvoir compter sur la mobilisation, sans réserve, de l’ensemble de la classe politique. Un an auparavant, le 11 mai 2017, le Congrès des députés avait en effet adopté une proposition de loi visant à mettre en œuvre les recommandations du rapport de la Commission d’experts datant de 2011, dont celle relative au transfert des restes de Franco. Pour réaliser sa promesse, d’ailleurs largement saluée par les institutions des Nations-Unies et en adéquation avec les aspirations du Parlement européen (cf. Résolution n°2018/2869 du 25 octobre 2018 sur la montée des violences néofascistes en Europe), le Conseil des ministres espagnol a approuvé le 24 août dernier le décret-loi royal n° 10/2018 qui modifie à deux niveaux la loi n° 52/2007 du 26 décembre 2007 relative à la mémoire historique (« Ley de Memoria Histórica »). D’une part, il est prévu que la Valle de los Caídos devienne un lieu de commémoration, de souvenir et d’hommage aux seules victimes de la Guerre civile, excluant implicitement de son enceinte la dépouille du dictateur inhumé là-bas en 1975 sur décision du roi Juan Carlos. D’autre part, est instaurée la procédure d’exhumation censée être appliquée au cas de Franco. En dépit de la ferme volonté du Gouvernement de voir une telle procédure aboutir rapidement, sa mise en œuvre est loin d’être acquise et est en réalité freinée par une série de difficultés de nature très différente.

 

En effet, pour que l’exhumation de Franco soit effective, l’un des premiers obstacles à dépasser consiste en l’obtention de l’accord préalable des autorités ecclésiastiques. Après que la gestion de la Valle de los Caídos ait été confiée en 1957 à une fondation (« La Fundación de la Santa Cruz del Valle de los Caídos »), elle a été déléguée par convention l’année suivante à l’Abbaye bénédictine de la Santa Cruz. Le rapport de la Commission d’experts de 2011 précité était très clair sur ce point : toute action du Gouvernement à l’intérieur de la Basilique où se trouve la dépouille de Franco nécessite l’autorisation de l’Eglise compte tenu du fait qu’il s’agit d’un lieu de culte dont elle a la charge. Si Santiago Cantera, le prêtre qui dirige la Valle de los Caídos, a initialement refusé de faire droit à la demande d’exhumation présentée par le Gouvernement espagnol, le secrétaire d’Etat du Vatican, Pietro Parolin, a reconnu lors d’une rencontre avec la vice-présidente du Gouvernement le 29 octobre que l’Eglise ne s’opposerait pas à cette requête.

 

Toutefois, faire sortir la dépouille de Franco de la Valle de los Caídos est une chose, trouver un autre lieu d’inhumation en est une autre. On voit là apparaître le second obstacle à l’exhumation de Franco. Conformément au décret-loi royal n° 10/2018, il revenait à la famille Franco d’indiquer dans un délai déterminé le lieu de la nouvelle inhumation. Or, après s’être opposée à la volonté du Gouvernement en demandant au prêtre Santiago Cantera de refuser l’exhumation de leur aïeul et en menaçant de saisir les juridictions compétentes, la famille Franco a finalement cédé. Elle a cependant demandé à ce que ses restes soient entreposés dans le caveau familial de la cathédrale de la Almudena à Madrid. Une telle demande plonge le Gouvernement espagnol dans le plus grand embarras. Indépendamment des menaces pour l’ordre public que peut susciter l’inhumation de Franco au cœur de la capitale espagnole, la demande de la famille Franco revient en fait à ériger, en toute légalité, la cathédrale de la Almudena en un nouveau mausolée à la gloire du dictateur. L’objectif poursuivi par le Gouvernement Sánchez de réconcilier le peuple espagnol pourrait donc être compromis. Le seul obstacle à une telle situation pourrait provenir du refus de l’Eglise d’accueillir la dépouille du Caudillo dans un lieu saint. Or, lors de sa rencontre avec la vice-présidente du Gouvernement Carmen Calvo, le secrétaire d’Etat du Vatican serait resté plutôt évasif sur ce sujet. Il aurait seulement indiqué que le Gouvernement et l’Eglise devaient continuer de maintenir le dialogue pour trouver une solution ensemble.

 

Indépendamment de ces obstacles, le Gouvernement Sánchez a failli voir l’exhumation stoppée nette par la menace d’un recours en inconstitutionnalité devant le Tribunal constitutionnel. Ce dernier ne pouvant pas être saisi par des particuliers, tels que la famille Franco, la seule voie susceptible d’être empruntée était celle d’une saisine par cinquante députés d’un parti. Or, dans la mesure où son parti, le Partido socialista obrero español (PSOE), ne dispose pas d’une majorité, le Gouvernement Sánchez était soumis à un important risque de recours en inconstitutionnalité. En réalité, compte tenu du soutien du parti de gauche radicale Podemos sur ce sujet, la fronde est surtout venue de la droite de l’échiquier politique espagnol. Le Partido popular (PP) a en effet annoncé en août son intention de former un tel recours. Toutefois, indépendamment des arguments juridiques susceptibles d’être invoqués, le parti de Pablo Casado est apparu divisé sur l’opportunité de saisir le Tribunal. Certains députés souhaitaient le saisir pour un motif de forme et non de fond, afin de contester le recours à la procédure d’urgence utilisée pour adopter le décret-loi royal. D’autres craignaient que le débat sur Franco aboutisse à une « droitisation » du PP. Casado a donc préféré botter en touche en annonçant son intention de soutenir une proposition de loi (« Ley de la Concordia ») visant à réviser la Ley de Memoria Histórica. Il a surtout refusé de voter le 21 novembre la motion déposée par le groupe parlementaire socialiste devant le Sénat condamnant les actes d’exaltation en faveur du franquisme et encourageant l’exhumation de Franco. Cette motion a également été rejetée par le parti de centre-droite Ciudadanos. L’absence de réponse convaincante apportée par les partis d’opposition à Sánchez sur la question de l’exhumation de Franco a permis au parti d’extrême droite Vox de réapparaître dans le paysage politique espagnol. Pour son leader, Santiago Abascal, le message est très clair : « A los muertos hay que dejarlos donde está y los odios hay que dejarlos en el pasado. Franco no debe ser desenterrado y la Ley de Memoria Histórica, derogada. Quien más tiene que avergonzarse del pasado de España es el PSOE » (« Il faut laisser les morts là où ils sont et les méchants dans le passé. Franco ne doit pas être déterré et la loi sur la mémoire historique révisée. Celui qui devrait avoir le plus honte du passé de l’Espagne est le PSOE »)[2]. Après l’indépendance catalane, l’Espagne se divise à présent au sujet d’un pan de son histoire contemporaine.

 

Si effacer une période de l’histoire d’un Etat ne se fait généralement pas sans heurts, l’exhumation du Caudillo devient de plus en plus encombrante pour le Gouvernement Sánchez, qui souhaite pourtant aller plus loin dans la réconciliation de l’Espagne avec son passé, avec notamment l’instauration d’une Commission « vérité » sur le franquisme. Compte tenu du contexte politique espagnol depuis le renversement de Mariano Rajoy, et notamment l’impossibilité de Sánchez à diriger l’Espagne sans majorité (par exemple, blocage du vote du budget), une interrogation demeure : est-ce le franquisme qui fait débat ou Pedro Sánchez qui catalyse les tensions ?

 

 

 

[1] TA Paris, 16 février 2018, n° 1706301, M. O. En l’espèce, le Tribunal administratif rejette la demande de retrait de la Légion d’honneur introduite par un descendant d’un Républicain espagnol au motif qu’il n’existe aucune disposition expresse dans le code de la Légion d’honneur et de la médaille militaire prévoyant le retrait d’une distinction à titre posthume. L’affaire est aujourd’hui pendante devant la Cour administrative d’appel de Paris (n° 18PA01266). Toutefois, le décret n° 2018-1007 du 21 novembre 2018 vient d’insérer dans le code précité un nouvel article (R. 135-6) disposant que « aucune action en retrait ne peut être poursuivie ou engagée contre une personne décédée ».

[2] Santiago Abascal ne précise pas les raisons historiques qui justifieraient sa critique à l’égard du PSOE. Des hypothèses peuvent seulement être avancées pour expliquer ses propos : l’existence de cas de corruption au sein du parti socialiste (affaire Filesa en 1989), le soutien apporté par le Gouvernement de Felipe González de 1983 à 1987 à des  milices paramilitaires (« los Grupos Antiterroristas de Liberación » – GAL) en vue d’assassiner des membres de l’ETA ou encore la défense de l’idéologie marxiste jusqu’au Congrès de 1979.