Chaque génération devrait-elle se prononcer sur sa constitution ? L’exemple de la Floride

Par Mathilde Laporte

<b> Chaque génération devrait-elle se prononcer sur sa constitution ? L’exemple de la Floride</b> </br> </br> Par Mathilde Laporte

La Constitution de Floride est unique : elle prévoit que la population se prononce, tous les vingt ans, sur sa Constitution. La révision périodique s’est achevée fin 2018. Derrière l’apparence d’une démocratie constituante active, le processus est largement contrôlé par une commission constituante. Ce processus est politisé et reproduit les clivages idéologiques. Il conduit à banaliser la Constitution, car sont introduites dans la Constitution des dispositions parfois disparates et hétérogènes, relevant traditionnellement du champ de la politique ordinaire. Cela ne remet-il pas paradoxalement en cause la suprématie de la Constitution écrite ?

 

Florida’s Constitution is unique : the population is invited to revise its Constitution every twenty years. The last periodical revision came to an end on November 2018. Behind the appearance of an active constitutional democracy, the constitutional commission largely took control of the process. This process is politicized and reproduces ideological divide. The Constitution is trivialized : heterogeneous and disparate provisions are written down in the Constitution, although they usually fall into ordinary politics. Does it challenge the written Constitution’s supremacy ?

 

Par Mathilde Laporte, doctorante à l’université Paris 2 Panthéon-Assas

 

 

La fin de l’année 2018 a marqué la clôture du processus de révision constitutionnelle en Floride. Loin d’être un processus constituant « ordinaire » qui viserait à revoir la constitution de façon exceptionnelle et provoquée, la révision constitutionnelle en Floride est en partie périodique. L’article 11 section 2 de la Constitution de Floride fait en effet office de clause de rendez-vous : les citoyens floridiens sont invités à se prononcer, tous les vingt ans, sur le texte constitutionnel. Quoi de plus emblématique dans nos régimes libéraux modernes que la révision constitutionnelle comme expression directe de la volonté du titulaire de la souveraineté ? 

 

Ce rapport du peuple à sa constitution est récurrent dans le discours politique et doctrinal. Les partisans du constitutionnalisme populaire[1] arguent de la nécessité de lutter contre une suprématie judiciaire dans l’interprétation de la constitution : le forum premier d’une décision constitutionnelle est celui de la délibération démocratique. Or, le cadre existant n’écouterait et ne prendrait pas suffisamment en compte les aspirations démocratiques. Alors même que l’instrument constitutionnel voit sa création imputée au peuple souverain, l’évolution de la constitution ressusciterait les travers de cette fiction constituante. Le décalage croissant –et certainement inévitable –entre la lettre du texte et son interprétation mouvante par les représentants et les juges a pu laisser penser que l’œuvre échapperait à son créateur. Comment garantir, dans ces conditions, que le peuple d’ici et de maintenant soit entendu ?

 

 

L’exemple exceptionnel de la Floride

Il est vrai que les constitutions écrites prévoient, pour une grande majorité, leur procédure de révision formelle. Certaines d’entre elles introduisent même les fameuses « clauses d’éternité » au statut débattu. D’autres insèrent la révision déclenchée par une initiative populaire. Aucune n’inclut néanmoins de « clause de rendez-vous », c’est-à-dire de disposition qui prévoit la réunion périodique d’une assemblée constituante soutenue par la participation citoyenne. Sur ce point, la Constitution de Floride fait preuve de créativité : elle ne compte pas moins de cinq modalités de révision formelle[2]. La révision périodique est l’une d’entre elles : tous les vingt ans, depuis 1977[3], la Constitution est réexaminée. Une volonté de dynamiser la révision formelle et de l’ancrer dans la démocratie fut à l’origine de la mise en place de cette révision périodique. En effet, la Constitution n’avait fait l’objet d’aucune révision formelle entre 1885 et 1968.

 

La révision périodique est largement animée par une commission constituante. Cette commission pour la révision de la constitution (Constitution Revision Commission) est composée de 37 membres nommés par les trois branches du gouvernement. L’attorney general est membre de droit, quinze membres sont nommés par le gouverneur, neuf par le speaker de la chambre des représentants, neuf par le président du Sénat, trois par le chief justice de la Cour suprême de Floride sur avis des justices. Outre la liste des membres de la commission, la Constitution pose quelques lignes directrices destinées à encadrer la révision. Ainsi, la commission est libre de poser la procédure de révision qui sera suivie, elle doit simplement respecter le cadre minimal posé à l’article XI section 2[4]. Elle est notamment contrainte d’organiser des audiences publiques afin que les citoyens soient informés et qu’ils participent à la révision, en formulant des propositions d’amendements. La commission de révision de la Constitution pour 2018 choisit de mettre en place une procédure classique par rapport aux révisions périodiques antérieures[5]. Les audiences publiques furent organisées à travers tout l’Etat afin que les citoyens et les membres de la commission proposent des amendements. 2013 propositions furent déposées par les citoyens, 103 par les membres de la commission. S’ensuivit un système de filtres : les dix comités permanents de la commission[6] filtrèrent les propositions (36 furent transmises à la commission). Un deuxième filtre fut opéré par la commission elle-même : elle n’en transmit que 25 au comité chargé de revoir la forme des propositions (Style & Drafting Committee) avant d’en retirer une. Le comité fusionna ces 24 propositions en 12 mesures. Les membres de la commission filtrèrent à nouveau ces mesures à une majorité renforcée (22 membres de la commission sur 37 devaient y consentir). Les amendements envisagés furent enfin soumis au vote : un seul fut rejeté en 2018, car il n’obtint pas les 60% de votes citoyens requis pour son adoption. Parmi les nouveautés constitutionnelles, les citoyens ayant purgé une peine de prison pourront dorénavant exercer leur droit de vote (amendement 4)[7] et une majorité des deux-tiers de la législature sera requise pour augmenter les taxes et impôts (amendement 5)[8].

 

 

Qu’en penser ?

Une idée théoriquement séduisante – Le rendez-vous donné au peuple pour réviser la Constitution renouvelle de manière explicite le consentement à la norme fondamentale, sans que les générations passées régissent le devenir des générations futures. Les citoyens ont en effet le dernier mot : toutes les propositions d’amendement sont soumises au référendum. La révision périodique serait presque une clause contractuelle, faisant de la Constitution une norme à laquelle chaque génération devrait consentir par le vote. L’assimilation de la Constitution à un contrat est pourtant exagérée, dans la mesure où les citoyens ne participent que de manière très secondaire à la rédaction des amendements soumis au vote (v. infra). Pourtant, cette insistance sur l’examen démocratique de la Constitution à intervalle régulier est révélatrice d’une volonté de démocratisation de la révision constitutionnelle. Cela fait écho aux prises de position de certains Pères fondateurs de la Constitution américaine qui évoquaient, à la fin du XVIIIe siècle, l’utilité des révisions périodiques[9]. La Constitution de Floride y fait indéniablement écho bien que la filiation théorique ne soit pas avérée. Thomas Jefferson proclamait ainsi à l’attention de James Madison « [qu’] aucune société ne peut adopter une constitution perpétuelle, ni même de droit perpétuel. La terre appartient toujours à la génération vivante »[10]. Comme les morts ne doivent pas commander les vivants, Thomas Jefferson prenait appui sur les tables de mortalité de l’époque pour proposer un examen périodique de la Constitution tous les 19 ans. Le silence populaire ne valait pas acceptation de la Constitution[11] : chaque génération devait être consultée sur le devenir du texte constitutionnel, qu’il soit révisé ou potentiellement abrogé.

 

Malgré ces références historiques, les constitutions écrites n’y adhèrent pas. Le succès de la formule appliquée en Floride est pourtant manifeste : les floridiens se prêtent de plus en plus au jeu de la révision périodique. Ils ont témoigné d’une confiance croissante au processus de révision : en 1978, le peuple avait rejeté tous les amendements proposés, alors qu’en 1998 et 2018, le peuple les a presque tous acceptés[12]. De plus, les floridiens ont historiquement valorisé cette participation citoyenne : en 1980, ils ont refusé l’amendement constitutionnel tendant à supprimer la révision périodique. En 1988, ils ont même consenti à la création d’une commission spécialisée sur la réforme des taxes et du budget (Taxation and Budget Revision Commission) qui, elle aussi, se réunit tous les 20 ans pour proposer des révisions constitutionnelles. Formellement, la révision périodique est bel et bien séduisante, car la participation citoyenne est encouragée. Le droit constitutionnel devient l’objet de débats démocratiques et les citoyens sont sensibilisés à ces problématiques.  

 

Un processus politisé et largement aux mains de la commission constituante – La conclusion est pourtant mitigée. La révision périodique est assez déroutante, car elle répète le fonctionnement de la révision constitutionnelle ordinaire tout en politisant le texte constitutionnel. Le contenu de la Constitution dépend largement des représentants, ce qui conduit à imprégner le texte constitutionnel de considérations d’opportunité relevant traditionnellement de la loi ordinaire.

 

La participation citoyenne est en apparence fortement encouragée mais le cumul des différents filtres conduit à évincer presque la totalité des propositions citoyennes. Il est nécessaire, pour que la proposition soit transmise, qu’elle soit soutenue par 8% du nombre de votants aux dernières élections présidentielles dans au moins 13 districts de l’Etat (sur 25) et doit obtenir 450 000 signatures. Ceci est justifié car, si la proposition est adoptée, elle s’imposera à tous les districts. Ce premier filtre garantit une représentation minimale de la population floridienne. Néanmoins, la commission constitutionnelle reprend rapidement la main : il faut impérativement qu’un membre de la commission retienne la proposition citoyenne pour qu’elle soit discutée et finalement soumise au vote. Cette année, sur les 2013 propositions citoyennes formulées, seulement 6 ont été reprises par des membres de la commission constituante[13]. La démocratie directe s’incline donc face au régime représentatif, ce qui n’est pas surprenant au vu de la culture juridique américaine[14]. Le consentement des citoyens au texte constitutionnel est dès lors davantage supposé que réel. Certes, les citoyens conservent le droit d’accepter ou de rejeter les amendements soumis au vote. Ils sont cependant impuissants face au processus de sélection des amendements. L’hypothèse d’une abrogation du texte constitutionnel est en pratique écartée car réviser l’intégralité de la Constitution par ce biais ne semble pas envisagé.

 

Le fait que la révision périodique soit principalement le fruit du travail des représentants politiques encourage la politisation de la Constitution[15]. Le clivage partisan entre les démocrates et les républicains s’est ressenti lors de la révision de 2018. La proposition 22 du conservateur républicain John Stemberger défendait par exemple la redéfinition du droit au respect de la vie privée qui devait selon lui être réduit à la protection des informations personnelles (informational privacy). Ce dernier visait en effet les juges, qui l’auraient dénaturé en produisant une politique publique néfaste. Les juges avaient affirmé que la loi qui exigeait l’accord parental pour qu’un mineur puisse avorter était non conforme à la Constitution. Il s’agissait donc, pour John Stemberger, de critiquer le gouvernement des juges et de défendre l’Etat minimal. Les démocrates s’y sont au contraire opposés, arguant que la Floride offrait une protection constitutionnelle supplémentaire par rapport à la Constitution fédérale. Cette protection devait dès lors être maintenue, au vu de l’incertitude des réglementations fédérales futures[16]. Les craintes quant à la politique du Président Trump se sont ainsi manifestées dans les débats. La proposition 6010, qui exigeait que les entreprises contrôlent le statut des travailleurs étrangers avant de les recruter, a en outre été rejetée par la commission, qui a estimé que cela reproduirait un mécanisme fédéral inefficace (E-Verify)[17].

 

De manière encore plus discutable, les enjeux institutionnels sont souvent relégués au second plan. La politisation et la médiatisation de la révision périodique ont eu tendance à fausser partiellement le processus. Lors de la révision conduite en 1977-1978, la proposition sur l’interdiction des paris et des casinos a cristallisé le débat. Les propositions institutionnelles ont ainsi été éclipsées et l’ensemble des propositions rejeté en bloc lors du vote final[18]. Le contenu de la Constitution est dès lors dissocié du droit constitutionnel classique et l’homogénéité du texte constitutionnel en pâtit. Par exemple, l’Amendement 9 adopté par 69% des votants fin 2018 regroupe deux propositions disparates, artificiellement regroupées par le comité chargé de revoir la forme des propositions : l’interdiction du forage pétrolier près des côtes et l’interdiction partielle de la cigarette électronique en intérieur[19]. Le processus législatif ordinaire semblait pourtant plus adapté à la réglementation de ces pratiques, et notamment de l’usage de la cigarette électronique. Le législateur dispose de davantage de temps, d’informations et d’expertises pour en réglementer l’usage. L’évolution de la réglementation serait plus flexible : elle ne serait pas dotée d’une rigidité constitutionnelle superflue. Un risque de banalisation de la Constitution voit le jour : la révision périodique ne sape-t-elle pas la nature symbolique et suprême de la Constitution en faisant de sa révision l’un des rendez-vous politiques ordinaires ? Cette crainte inhérente au constitutionnalisme explique sûrement que la Floride fasse figure d’exception dans un paysage constitutionnel davantage fervent de stabilité et de rigidité.

 

 

 

[1] V. notamment Larry Kramer et Mark Tushnet. Le constitutionnalisme populaire est à rapprocher du départementalisme.

[2] Article XI : (1) la législature peut proposer une révision au travers résolution conjointe des deux chambres, votée à une majorité des trois cinquièmes ; (2) la commission de révision de la constitution est réunie tous les vingt ans et proposera des amendements ; (3) l’initiative populaire pour qu’un amendement soit soumis au vote ; (4) la convention constitutionnelle réunie suite à l’approbation à la majorité simple de l’initiative populaire ; (5) la Taxation and Budget Commission peut recommander une révision dans le domaine des taxes et du budget.

[3] La révision formelle qui introduit la révision périodique date de 1968. La première révision périodique débuta en 1977.

[4] En vertu de la Constitution, la commission détermine ses propres procédures dans un cadre déterminé, v. Article XI section 2 (c) : « Each constitution revision commission shall convene at the call of its chair, adopt its rules of procedure, examine the constitution of the state, hold public hearings, and, not later than one hundred eighty days prior to the next general election, file with the custodian of state records its proposal, if any, of a revision of this constitution or any part of it. », « Chaque commission pour la révision de la constitution est convoquée à l’initiative de son président, elle adopte ses règles de procédure, examine la Constitution de l’Etat, organise des auditions publiques et, au plus tard cent quatre-vingt jours avant les prochaines élections générales, elle dépose ses propositions de révision de la Constitution ou d’une partie de la Constitution auprès de l’Administration chargée de la conservation des archives ».  

[5] Les différentes étapes du processus de 2017-2018 sont reprises ici.

[6] Ces comités représentent, pour le processus 2017-2018, les différentes branches du gouvernement ou sont spécialisés sur des questions matérielles (par exemple, pour les questions budgétaire, l’éthique, l’éducation). Ils ont été créés par la commission de 2018, celle-ci souhaitant se faire épauler par des comités spécialisés. C’est un exemple de liberté dont dispose la commission lorsqu’elle organise la procédure de révision formelle.

[7] Cette réforme devait impérativement être conduite au niveau constitutionnel, car la Floride avait privé les anciens détenus de leur droit de vote par la Constitution, v. Article VI, section 4. 

[8] La lise des amendements soumis au vote est expliquée de manière didactique ici.

[9] V. lettres adressées par T. Jefferson à J. Madison le 6 septembre 1789 et à S. Kercheval le 12 juillet 1816.

[10] T. Jefferson, Lettre à James Madison du 6 septembre 1789 : « […] no society can make a perpetual constitution, or even a perpetual law. The earth belongs always to the living generation ».

[11] T. Jefferson rejoint des penseurs tels que T. Paine et Condorcet. V. T. Paine, Dissertations on Government, the Affairs of the Bank and Paper Money, (reprinted in 1838) p. 33-34 : il introduit un raisonnement générationnel pour critiquer la vanité des constituants qui veulent préserver le pouvoir « au-delà de la tombe » (« covetousness of power beyond grave »). V. J.-A.-N.-C. de Cordorcet, « Discours prononcé devant l’assemblée fédérative des amis de la vérité » (1791), in Œuvres complètes de Condorcet, Tome 1, Ulan Press (2012) p. 188-210 : « on arrive à peu près au bout de vingt ans (du moins dans notre climat) au moment où les nouveaux citoyens forment la pluralité, et c’est celui où l’on cesse de pouvoir dire qu’une constitution exprime le vœu de la nation qui s’y est soumise ».

[12]https://www.floridabar.org/the-florida-bar-journal/constitution-revision-commission-a-retrospective-and-prospective-sketch/

[13] Parmi les propositions citoyennes rejetées, figurent : la légalisation de la marijuana, la liberté religieuse des entreprises, la création d’une commission étatique sur le niveau de la mer.

[14] J. Madison, Federalist n°10 (1787).

[15] La politisation est entendue comme une politisation partisane. Le fait que la Constitution soit politique, car elle structure le fonctionnement de l’Etat, est un fait ici considéré comme acquis.

[16]https://www.orlandoweekly.com/Blogs/archives/2018/02/05/crc-panel-rejects-plan-to-narrow-privacy-rights-in-florida-constitution.

[17] https://www.orlandoweekly.com/Blogs/archives/2018/04/18/crc-panel-nixes-proposal-requiring-florida-businesses-to-verify-employees-immigration- status?utm_source=widget&utm_medium=articleblog&utm_campaign=endofarticle&utm_content=RelatedStories

[18]https://www.floridabar.org/the-florida-bar-journal/constitution-revision-commission-a-retrospective-and-prospective-sketch/

[19] Sous certaines exceptions, comme l’utilisation de la cigarette électronique à domicile.