L’anonymisation des décisions de justice est-elle constitutionnelle ? Pour la consécration d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République de publicité de la justice.

Par Thomas Perroud

<b> L’anonymisation des décisions de justice est-elle constitutionnelle ? Pour la consécration d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République de publicité de la justice.</b> </br> </br> Par Thomas Perroud

« Publicity is the very soul of justice. It is the keenest spur to exertion, and the surest of all guards against improbity. It keeps the judge himself, while trying, under trial. In the darkness of secrecy, sinister interest and evil in every shape, have full swing. Only in proportion as publicity has place can any of the checks, applicable to judicial injustice, operate. Where there is no publicity there is no justice. »

(J. Bentham, Organization of Judicial Establishments, The Works of Jeremy Bentham, Volume 4, W. Tait, 1843, p.  316)[1]

 

 

Loin des déclarations présidentielles visant à favoriser l’innovation, la loi que vient de voter le Parlement enterre l’open data des décisions de justice. Elle enterre par là même ce qui fait le socle d’une société démocratique :  la publicité de la justice et la liberté de la recherche. Nous soutenons ici que les dispositions de loi sont contraires au principe fondamental reconnu par les lois de la République de publicité de la justice, sur le fondement de la loi des 16-24 août 1790, dont nous appelons la reconnaissance. Elles sont aussi en contradiction avec l’objectif de valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice.

 

The current government is putting an end to the free access to judicial decisions. The provisions of the law are in contradiction with the principles of open justice and of good administration of justice.

 

Par Thomas Perroud,  Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)

 

 

La Loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, actuellement soumise au contrôle du juge constitutionnel, s’inscrit clairement dans une tendance de fond d’opacification de nos démocraties, par la consécration, du secret dans la justice. Nous vivons bien aujourd’hui un tournant de nos démocraties : alors que les années soixante-dix avaient été caractérisées par des avancées notables dans le domaine de la transparence et de la participation, le recul dans ces domaines est aujourd’hui évident. La « haine de la démocratie », pour reprendre le titre d’un ouvrage prémonitoire de Jacques Rancière, crève les yeux. Dernière attaque en date, et probablement la plus significative car elle touche le pouvoir dont on ne peut accepter l’opacité, la possibilité d’anonymiser les noms des parties et des juges.

 

Nous verrons quelles sont les dispositions concernées et nous plaiderons ici pour la reconnaissance d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République, réaffirmant ce principe séculaire : la publicité de la justice. La publicité de la justice est reconnue par la loi des 16-24 août 1790 sur l’organisation judiciaire. Or, le Conseil a déjà dégagé un principe fondamental de ce texte dans la décision Conseil de la concurrence (la dualité de juridiction).

 

 

L’enterrement de l’Open Data !

Depuis la loi pour une République numérique, du 7 octobre 2016, la révolution de l’Open Data des décisions de justice avait été inscrite dans la loi qui reconnaissait le principe de la « mise à disposition du public à titre gratuit » de l’ensemble de ces décisions. Or, depuis, dans la pratique, l’opposition des juridictions fut massive (R. Letteron, « L’accès aux décisions de justice, ou le dispositif “Anti-Doctrine” », Blog Liberté, Libertés chéries, 6 janvier 2019). Cette opposition a donc réussi à inscrire dans la loi deux exceptions, lesquelles deviendront sans aucun doute le principe, à cette mise à disposition du public des décisions de justice. Laurent Mauduit a d’ailleurs relevé dans une tribune que le Conseil d’État est à l’origine du dispositif de la loi visant à l’anonymisation des noms des juges (L. Mauduit, « Du secret des affaires au secret de la justice », Mediapart, 4 novembre 2018).

 

Non seulement la loi prévoit une anonymisation des noms des parties et des juges, mais en plus elle punit d’une sanction pénale de 5 ans d’emprisonnement et jusqu’à 300.000 euros d’amende (!) le fait d’utiliser les données d’identité des magistrats et des membres du greffe afin d’ « évaluer, d’analyser, de comparer ou de prédire leurs pratiques professionnelles réelles ou supposées » (article 19). On se frotte littéralement les yeux ! Il ne s’agit rien moins que d’une interdiction de la recherche dans ce domaine. Non seulement la peine infligée est manifestement disproportionnée, elle punit de cinq ans d’emprisonnement des activités d’évaluation des juges et de la justice, mais en outre, elle porte en elle une atteinte sans précédent à la liberté de la recherche. L’utilisation des algorithmes dans l’analyse des décisions de justice n’est pas sans poser problème, mais ce n’est pas à la loi de l’interdire purement et simplement, avant même que nous ayons pu la tester et en débattre. La France souffre d’un retard immense dans l’analyse quantitative de ses politiques (pénales particulièrement mais pas seulement). Sans même parler d’algorithme, les décisions de justice pourront-elles faire l’objet d’une analyse sociologique ? Comment pourra-t-on mener une telle analyse sans pouvoir identifier les parties et leurs origines ainsi que l’identité des juges ? C’est, encore, une mesure visant à opacifier l’action publique et, par conséquent, à creuser davantage le fossé entre le réel et l’action publique. L’État et la justice veulent agir sur des réalités qu’ils ne connaissent plus !

 

En effet, pour comprendre la portée de ces exceptions, il faut lire ce paragraphe en combinaison avec le précédent : « les noms et prénoms des personnes physiques mentionnées dans le jugement, lorsqu’elles sont parties ou tiers, sont occultés préalablement à la mise à disposition du public. Lorsque sa divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage, est également occulté tout élément permettant d’identifier les parties, les tiers, les magistrats et les membres du greffe ».

 

Enfin, comme si ce n’était pas suffisant pour enterrer l’Open Data, le texte rajoute : « les tiers peuvent se faire délivrer les copies des jugements sous réserve des demandes abusives, en particulier par leur nombre ou par leur caractère répétitif ou systématique ». Comment faut-il comprendre cette disposition ? Elle doit s’interpréter comme autorisant un refus systématique. Les juridictions n’ayant pas les moyens d’assurer cette anonymisation, le refus sera systématique.

 

Comment les juristes pourront-ils travailler s’ils ne disposent pas de bases de données ?

 

La mention du nom des juges dans une décision est non seulement le seul moyen de les rendre responsables de leur décision, c’est surtout l’unique garant d’une bonne justice. Le Conseil d’État a ainsi jugé que l’absence du nom des juges sur un jugement est un motif d’annulation (CE, 26 juillet 2018, n° 416111). L’avocat général Gariazzo, dans l’arrêt de la Cour de cassation du 11 décembre 2009 (n° 08-13.643) le dit de façon très éloquente : « Si la mention du nom des juges présents lors du délibéré est la seule à être sanctionnée par la nullité de la décision de justice c’est sans nul doute en raison de la valeur qu’elle représente. Cette mention est en effet le gage d’une décision de justice rendue dans le secret d’un délibéré respectueux des principes directeurs du procès équitable dans un État de droit. L’indication du nom des juges en ayant délibéré permet tout d’abord de s’assurer que la décision de justice peut recevoir cette appellation. Une décision de justice doit en effet avoir été rendue au terme d’un délibéré par des juges régulièrement nommés et affectés aux fonctions qu’ils exercent. Elle permet ensuite de s’assurer de l’impartialité de ces juges, impartialité objective dont nous savons l’importance qu’elle revêt aujourd’hui et qui ne pourrait s’accorder de décisions de justice anonymes. Elle permet pareillement de s’assurer de la régularité du délibéré, quant au nombre des juges y ayant participé et quant au respect du principe de l’imparité. Mais il faut bien reconnaître qu’elle permet également une responsabilisation individuelle des juges à laquelle il ne saurait être fait obstacle, et cela d’autant plus que la modification de l’article 65 de la Constitution par la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 a ouvert aux justiciables la possibilité d’une saisine directe du Conseil supérieur de la magistrature ».

 

 

L’inconstitutionnalité de ces dispositions

Ces dispositions, comme le soulèvent les saisines, suscitent de nombreux problèmes constitutionnels. Elles s’opposent d’une part à la liberté de la recherche. Mais, d’autre part, elles nous semblent constituer une violation grave du principe constitutionnel de publicité de la justice ainsi que du principe de bonne administration de la justice, qui est un objectif de valeur constitutionnel.

 

La publicité de la justice tire donc d’une part son fondement d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République. Les sources de ce principe fondamental sont nombreuses. Mais citons la plus importante d’abord à nos yeux.

 

Le Conseil constitutionnel a en effet déjà consacré un principe fondamental reconnu par les lois de la République en le dégageant de la loi des 16-24 août 1790, à savoir le principe de dualité de juridiction. Il l’a dégagé de l’article 13 de cette loi dans la décision Conseil de la concurrence du 23 janvier 1987 (n° 86-224 DC). Or, l’article suivant, l’article 14, consacre la publicité de la justice dans ces termes : « En toute matière civile ou criminelle, les plaidoyers, rapports et jugements seront publics ; et tout citoyen aura le droit de défendre lui-même sa cause, soit verbalement, soit par écrit ». Le législateur révolutionnaire est donc clair : les plaidoyers, rapports et jugements doivent être publics. Il s’agit donc de la transposition dans le domaine judiciaire de la promesse de reddition des comptes, de responsabilité, contenue dans l’article 15 de la Déclaration de 1789 : « La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration ».

 

Or, cette loi porte directement atteinte à ces principes puisque la justice et les juges ne seront plus désormais sous le regard de l’opinion publique.

 

Les fondements de ce principe fondamental ne sont pas à rechercher uniquement dans la législation révolutionnaire. Le Conseil d’État et la Cour de cassation ont reconnu que la publicité de la justice était un principe général du droit et une règle d’ordre public (CE, ass., 4 oct. 1974, n° 88930, Dame David, Lebon ; Cass. 1re civ., 28 avr. 1998, n° 96-11.637, Bull. 1998 I N° 155 p. 102 ; Cass. 2e civ., 24 févr. 2000, n° 98-22.395).

 

Le Conseil constitutionnel a reconnu en outre l’existence d’un principe constitutionnel de publicité des débats en matière pénale (décision n° 2004-492 DC du 2 mars 2004). On peut aussi trouver un fondement à ce principe en raisonnant à partir du droit des archives publiques. Le Conseil constitutionnel a reconnu que le droit d’accès aux documents d’archives publiques était garanti par l’article 15 de la Déclaration de 1789. Or les jugements sont des documents d’archives publiques (Cons. const., 15 sept. 2017, n° 2017-655 QPC).

 

Ce principe de publicité de la justice est en outre un principe largement reconnu à l’échelle internationale. La Cour européenne des droits de l’Homme dans l’affaire Szücs c. Autriche (n° 20602/92) énonce ce principe qui était jusqu’alors une évidence « La Cour rappelle que la publicité des débats judiciaires constitue un principe fondamental consacré par l’article 6 § 1. Ladite publicité protège les justiciables contre une justice secrète échappant au contrôle du public ; elle constitue aussi l’un des moyens de contribuer à préserver la confiance dans les cours et tribunaux. Par la transparence qu’elle donne à l’administration de la justice, elle aide à atteindre le but de l’article 6 § 1 : le procès équitable, dont la garantie compte parmi les principes de toute société démocratique au sens de la Convention ».

 

La Cour en conclut qu’il faut garantir « un libre accès de chacun au texte intégral des jugements ». On retrouve cette affirmation dans l’affaire Pretto c. Italie du 8 décembre 1983 ainsi que dans de très nombreuses autres affaires (Ryakib Biryoukov c. Russie, n° 14810/02, 17 janvier 2008, §375 ; Fazliyski c.Bulgarie, n° 40908/05, 16 avril 2013, § 65). Même dans les cas sensibles, la CEDH estime qu’il faut pouvoir accéder au texte intégral du jugement (B. et P. c. Royaume-Uni, nos 36337/97 et 35974/97, § 47).

 

Le principe de publicité de la justice, auquel il faut donner le rang et la portée la plus large possible, est en outre le seul garant d’une bonne administration de la justice. Il s’agit d’un objectif de valeur constitutionnelle dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Pourquoi ? Comme le dit Bentham dans la citation que nous avons placée en exergue, citée par la Cour suprême du Canada dans son arrêt MacIntyre du 26 janvier 1982 qui reconnaît le principe de publicité de la justice, c’est le seul moyen d’assurer l’indépendance des juges, du pouvoir politique ainsi que des parties, c’est une mesure de protection pour les juges autant que de contrôle. C’est le seul garant de l’impartialité, de la probité de la justice. C’est enfin le seul garant de la qualité de la décision juridictionnelle car, à défaut de contrôle sur les personnes, la qualité ne peut qu’en pâtir.

 

Les dispositions qui ont été votées constituent donc de sérieuses atteintes au socle de la justice dans notre pays.

 

 

[1]  « La publicité est le souffle même de la justice. Elle est la plus grande incitation à l’effort, et la meilleure des protections contre l’improbité. Elle fait en sorte que celui qui juge soit lui-même en jugement. Dans l’ombre du secret, de sombres visées et des maux de toutes formes ont libre cours. Les freins à l’injustice judiciaire sont intimement liés à la publicité. Là où il n’y a pas de publicité, il n’y a pas de justice. »