La reconnaissance d’une responsabilité de l’État du fait des Lois déclarées inconstitutionnelles : un cadeau empoisonné ?

Par Séverine Leroyer

<b> La reconnaissance d’une responsabilité de l’État du fait des Lois déclarées inconstitutionnelles : un cadeau empoisonné ? </b> </br> </br> Par Séverine Leroyer

Par trois arrêts du 24 décembre 2019, le Conseil d’État a reconnu la possibilité pour tout citoyen d’obtenir des indemnités en réparation du préjudice causé par l’application d’une loi déclarée inconstitutionnelle par le Conseil constitutionnel. Refusant d’appliquer le dualisme « responsabilité pour faute/responsabilité sans faute » au Parlement, il préfère se fonder sur la Constitution et sur les exigences inhérentes à la hiérarchie des normes. Les conditions d’engagement de cette responsabilité sont cependant si strictes qu’il est probable qu’elle ne sera guère appliquée.

 

On the 24th of December 2019, the French Conseil d’Etat acknowledged the possibility for any citizen to get financial repair for a prejudice caused by the implementation of an unconstitutional law. However, he refuses to hold the Parliament responsible for it and prefers to rely on the Constitution and on the rule of law’s principles. The conditions of this responsibility are yet so strict that it might not be very much applied in the future.

 

Par Séverine Leroyer, Maître de conférences en droit public à l’Université Sorbonne Paris Cité

 

 

Pour le réveillon de Noël, le Conseil d’État nous a offert une jurisprudence de principe en droit administratif et constitutionnel. Dans trois arrêts d’Assemblée du 24 décembre 2019*, il reconnaît la possibilité pour tout citoyen d’obtenir des indemnités en réparation du préjudice causé par l’application d’une loi inconstitutionnelle, ou plus précisément, d’une loi déclarée contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel dans le cadre d’une décision résultant soit d’une saisine directe (DC) soit d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

 

Ces décisions n’ont rien de très inattendu et s’inscrivent dans une suite logique tant en droit administratif qu’en droit constitutionnel. En droit administratif, elles relèvent de la catégorie de la responsabilité de l’État : celle-ci peut depuis longtemps être engagée, sans faute, du fait d’un acte administratif régulier – décision individuelle ou règlement –, d’une loi ou d’un engagement international, [1] sur le fondement d’une rupture d’égalité devant les charges publiques et dès lors que leur application a directement causé un préjudice anormal et spécial. En outre, le Conseil d’État de l’ère post-Nicolo a admis la responsabilité de l’État du fait des lois en raison de leur non-conformité au droit de l’Union européenne – primaire ou dérivé – et international : dans l’arrêt Gardedieu il prévoit des indemnités au profit d’un requérant directement lésé par l’application d’une loi méconnaissant la Convention européenne des Droits de l’homme, sans condition de préjudice anormal et spécial.[2] Par les présents arrêts, il crée une responsabilité unique du fait des lois irrégulières et aligne les conséquences indemnitaires de la loi inconstitutionnelle sur celles de la loi inconventionnelle. Cette solution de droit administratif est également une solution de droit constitutionnel. En effet, elle sert la cause de la Constitution car elle assure une effectivité renforcée des droits qu’elle proclame. Elle sert également la cause du Conseil constitutionnel dont les décisions sont reconnues comme pouvant être à l’origine du fait générateur de la responsabilité de l’État. Elle sert enfin la cause de l’État de droit, en fondant cette responsabilité sur les exigences inhérentes à la hiérarchie des normes, sans pour autant trahir une certaine idée de la séparation des pouvoirs et de la démocratie, en ne choisissant pas le terrain de la faute appliquée au Parlement.

 

Sur le fond, le Conseil d’État tranche dans le même sens que les juridictions inférieures : il rejette les demandes. [3] La loi en cause – qui n’en est d’ailleurs pas une stricto sensu – est l’ordonnance du 21 octobre 1986 relative à la participation des salariés aux résultats de l’entreprise et plus précisément l’alinéa 1er de son article 15, déclaré contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel dans une décision QPC du 1er août 2013 au motif de l’incompétence négative du législateur qui n’aurait pas dû renvoyer au pouvoir règlementaire la détermination des entreprises publiques soumises à ses règles.[4] Les sociétés se plaignaient d’avoir dû verser une participation à leurs salariés ; M. A., salarié, de ne pas en avoir perçu. Dans quatre considérants de principe dupliqués dans les trois arrêts, le Conseil d’État pose le principe de la responsabilité et fixe les conditions de l’indemnisation. Tout d’abord, celle-ci n’est possible que dans les limites fixées par la décision du Conseil constitutionnel. Ensuite, les dommages doivent trouver leur cause directe dans l’application de la loi inconstitutionnelle. Enfin, afin d’éviter un afflux de contentieux – et des dommages causés cette fois aux deniers publics –, la demande doit être faite dans les quatre années suivant la date à laquelle les dommages peuvent être connus dans toute leur étendue, la décision du Conseil constitutionnel ne rouvrant pas ce délai – règle de la déchéance quadriennale. En application des motifs de la décision du Conseil constitutionnel pour M. A, et en l’absence de lien de causalité pour les deux sociétés, le Conseil d’État rejette la demande des  requérants.

 

Très rarement appliquée, la responsabilité du fait des lois ne risque sans doute pas de l’être davantage au regard de ces conditions drastiques. Elle donne pourtant lieu à d’intenses débats doctrinaux portant principalement sur la détermination de ses fondements, qui malmène le schéma binaire « responsabilité sans faute/responsabilité pour faute ». Dépassant ce dualisme, le Conseil d’État refuse de déclarer le Parlement responsable et préfère se fonder sur la Constitution (I) pour la défense de laquelle il s’allie au Conseil constitutionnel  (II).

 

 

I. Une responsabilité du fait des lois et non pour faute du Parlement

En droit administratif, cette solution était prévisible : le Conseil d’État pouvait difficilement admettre l’indemnisation d’un préjudice lié à une loi inconventionnelle et la refuser en cas d’inconstitutionnalité.  Mais contrairement aux vœux d’une partie de la doctrine, il se fonde sur le respect de la hiérarchie des normes établie par la Constitution et non sur une faute du Parlement.

 

Pour admettre la responsabilité de l’État du fait d’une loi inconventionnelle, l’arrêt Gardedieu s’appuyait sur les obligations qui sont les siennes pour assurer le respect des conventions internationales par les autorités publiques, pour réparer l’ensemble des préjudices qui résultent de l’intervention d’une loi adoptée en méconnaissance des engagements internationaux de la France. Les arrêts du 24 décembre 2019 remplacent cette formule tout en l’englobant, considérant qu’elle peut être engagée en raison des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes pour réparer l’ensemble des préjudices qui résultent de l’application d’une loi méconnaissant la Constitution ou les engagements internationaux de la France.[5]  Le fondement unique de cette responsabilité est donc la Constitution : mentionnée en toute fin de visas dans l’arrêt Gardedieu, elle est citée en tout premier dans ceux de nos arrêts. Cela ne signifie pas que le Conseil d’État s’érige en censeur de la Loi, puisqu’il reconnait le Conseil constitutionnel comme seul à être habilité à constater son inconstitutionnalité : la jurisprudence Arrighi (CE 6 nov. 1936) demeure et chaque juge est à son étage de la pyramide. Il atteste simplement de ce que la loi exprime la volonté générale dans le respect de la Constitution et du droit international et organise le respect effectif de la hiérarchie des normes.

 

Depuis toujours, une partie de la doctrine juge que la responsabilité du fait des lois est une responsabilité pour faute qui ne dit pas son nom, certains souhaitant qu’elle le dise. Selon l’auteur d’une thèse récente sur le sujet : « Le principe constitutionnel de responsabilité, en tant que fondement juridique, institue une habilitation autorisant le juge administratif à qualifier les inconstitutionnalités de faute de nature à engager la responsabilité de l’État. Par suite, faire entrer la responsabilité de l’État-législateur dans le droit commun de la responsabilité de la puissance publique parachève sa soumission à l’État de droit ».[6] Cette position reflète une vision de l’histoire et une idéologie qui ne semble pas être celle du Conseil d’État. Notons d’abord que le juge administratif n’est soumis à l’État de droit qu’en tant qu’il en est le créateur et le garant : il y a plus d’un siècle, le Conseil d’État a construit le premier étage de la pyramide en décidant de contrôler la légalité des actes administratifs – et la constitutionnalité de ceux qui ne sont pris sur le fondement d’aucune loi. Il est aussi le créateur des règles de la responsabilité de l’État – la preuve encore aujourd’hui. Ensuite, derrière cette expression « d’État-législateur » se cache une réalité bien vivante et au nom duquel le juge statue : le Peuple, qui est en démocratie détenteur de la souveraineté, exercée sous la Vème République par la voie du référendum et de ses représentants. Dès lors, malgré les débats que l’on pourra mener sur le caractère péjoratif ou non de la notion de faute, il y a bien une différence essentielle entre reconnaître une faute à l’encontre de l’administration qui est par définition le bras aidant de l’État – ad minister signifiant littéralement apporter son aide et non décider –, et à l’encontre du Parlement qui est l’élu du peuple.

 

Certains souhaitent pourtant la reconnaissance d’une faute non pas lourde qui « vilipenderait l’action du Parlement », mais simple qui aurait « pour avantage d’imposer au Parlement (…) une réflexion sur les effets qu’une disposition législative peut avoir sur les situations des individus ».[7] Outre que l’on peut douter du bien-fondé de cet espoir, on peut aussi estimer qu’« imposer des réflexions au Parlement » maltraite surtout la séparation des pouvoirs et que l’utilisation de cette notion reflèterait davantage un regain du pouvoir des juges qu’un progrès de l’État de droit. Se joue ici non pas tant un conflit qu’un équilibre à atteindre – central en droit constitutionnel – entre démocratie et État de droit : autant la première ne doit pas dévier vers la puissance illimitée d’un peuple qui a prouvé qu’il était capable de « mal faire », autant le second ne doit pas se corrompre en gouvernement des juges. La solution ici adoptée nécessitera la refonte d’un chapitre de droit administratif, il faudra changer de logique mais celle qui la remplace est d’autant plus satisfaisante qu’elle tient compte des réalités politiques dont le droit public ne devrait pas se détacher.

 

 

II. L’alliance avec le Conseil constitutionnel pour la défense de la constitution

En droit constitutionnel, cette solution était aussi prévisible : il s’agit de garantir l’effectivité de la Constitution au moins autant que celle des traités internationaux. Pour cela, le Conseil d’État est prêt à s’allier pour ne pas dire se soumettre au Conseil constitutionnel, dans les conditions qu’il fixe lui-même.

 

Il semble loin le temps où le Conseil d’État ne faisait guère cas de la Constitution et du Conseil constitutionnel.[8] Jusqu’à l’arrêt Nicolo (CE 20 oct.1989), il déployait notamment sa propre conception de la hiérarchie des normes : à l’encontre de l’article 55, de la jurisprudence IVG et de l’article 62. Mais dès lors qu’il a consenti à faire tomber le mur de la loi, il a pris le parti de la Constitution comme parfaite expression de la souveraineté nationale et accueilli le Conseil constitutionnel comme rouage de protection de celle-ci.[9] Au départ sporadiques, ses références aux décisions du Conseil sont devenues habituelles, contribuant à renforcer la légitimité de celui-ci en tant que juge au sein de l’État de droit.[10] En 2008, le vice-Président du Conseil d’État milite pour l’introduction de la QPC, avançant qu’il est « difficile d’accepter que la supériorité des traités sur les lois soit mieux protégée que la primauté de la Constitution ».[11] Chef d’orchestre de la hiérarchie des normes, mû par une conception nationale de la souveraineté, le Conseil d’État reconnaît le Conseil constitutionnel dans son rôle de juge exclusif de la constitutionnalité des lois et s’érige désormais en interprète rigoureux de sa jurisprudence.

 

Ainsi dans le sixième considérant, il précise d’une part que la responsabilité du fait des lois inconstitutionnelles ne peut être engagée qu’en présence d’une décision DC ou QPC du Conseil constitutionnel : le fait générateur n’est donc pas l’inconstitutionnalité de la loi mais la déclaration d’inconstitutionnalité de la loi par le Conseil constitutionnel. D’autre part, il entend tenir compte non pas seulement du dispositif de la décision mais aussi des motifs qui en sont le soutien nécessaire. Un commentateur de ces arrêts a relevé que le Conseil d’État aurait pu « détacher la déclaration d’inconstitutionnalité des motifs et du dispositif (…) [et] prendre en compte l’inconstitutionnalité de la loi comme un élément autonome dans la détermination du fait générateur ».[12] Pourtant, telle n’est certainement pas l’option retenue par le Conseil d’État qui procède ici à une interprétation scrupuleuse de l’article 62.[13] Une interprétation que l’on peut même qualifier d’extensive, puisqu’il précise que la responsabilité ne peut être engagée que si la décision du Conseil constitutionnel ne s’y oppose pas, soit qu’elle l’exclue expressément, soit qu’elle laisse subsister tout ou partie des effets pécuniaires produits par la loi qu’une action indemnitaire équivaudrait à remettre en cause. Selon le même commentateur, si la seconde hypothèse peut sembler logique, la première est « a priori plus étonnante (…) [car] rien de tel ne semblait nécessairement découler du contrôle de constitutionnalité ».[14] Les deux hypothèses se valent selon nous : que le Conseil constitutionnel ait fixé le cadre de l’indemnisation ou qu’il en ait refusé le principe, il ajoute à la loi, et il faut bien admettre que le Conseil d’État ne fait ici que confirmer les analyses doctrinales visant à démontrer que le Conseil constitutionnel est un co-législateur, en entérinant ce rôle.

 

Le Conseil d’État reproduit ensuite in extenso le vingt-deuxième considérant de la décision QPC du 1er août 2013 relatif aux effets de la déclaration d’inconstitutionnalité, avant de l’appliquer aux différentes requêtes. Il l’interprète comme n’excluant pas la possibilité d’engager la responsabilité de l’État pour les entreprises Suffren et Paris Clichy, mais rejette les demandes de ces dernières en l’absence de lien de causalité suite à une application là encore intégrale de la décision du Conseil constitutionnel. En effet, il retient un défaut de lien non pas entre le préjudice subi et l’inconstitutionnalité de la loi, mais entre le préjudice subi et le motif de l’inconstitutionnalité de la loi, à savoir la méconnaissance par le législateur de l’étendue de sa compétence. Quant à M. A, le Conseil d’État rejette sa demande par application des conditions de temps posées par le Conseil constitutionnel, et ajoute de façon finalement redondante que l’absence de versement de toute participation ne trouve sa cause directe ni dans l’alinéa 1er de l’article 15 de l’ordonnance, ni dans son décret d’application.

 

S’ajoute enfin la condition de la prescription quadriennale qui vient encore amoindrir les effets de cette reconnaissance de responsabilité. Son point de départ en effet n’est pas la décision du Conseil constitutionnel mais la date à laquelle les dommages peuvent être connus dans toute leur étendue par la victime, sans qu’elle puisse être légitimement regardée comme ignorant l’existence de sa créance jusqu’à l’intervention de la déclaration d’inconstitutionnalité.

 

Le principal apport de ces arrêts ne se trouve donc pas dans l’affirmation d’une nouvelle responsabilité du fait des lois inconstitutionnelles, celle-ci n’ayant guère de chance de prospérer. Il réside bien davantage dans la confirmation de la conception que le Conseil d’État se fait tant du Parlement et de la Loi, que de la Constitution et du Conseil constitutionnel.

 

 

Mes remerciements les plus vifs aux Professeurs Olivier Beaud et Cécile Guérin-Bargues pour leurs précieuses remarques et relectures.

 

 

CE, Ass., 24 décembre 2019, Sté Paris Clichy ; Sté hôtelière Paris Eiffel Suffren ; M.A.

[1] Resp. CE 30 nov.1923 Couitéas, CE14 janv. 1938 La Fleurette, CE 30 mars 1966, Cie radio-électrique, GAJA.

[2] CEAss. 8 fév. 2007, Gardedieu, p.78

[3]TAParis 7 fév 2017, n°1505725 ; 1505740 ; 1507725, CAAParis 18 déc. 2018, n°01180 ; 01188 ; 01169

[4] CC, n°2013-336 QPC 1 août 2013 Sté Natixis  p. 918.

[5] L’expression n’est pas nouvelle, v. ex : CE 24 fév.1999, Ass. patients de médecine d’orientation anthroposophique, p. 29

[6] T. Ducharme, La responsabilité de l’État du fait des lois déclarées contraires à la Constitution, LGDJ, 2019 https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/prix-de-these-du-conseil-constitutionnel

[7] Ibid.

[8] Ex. CE, 27 fev. Comm. de Bozas

[9] CE, 3 juillet 1996, Koné, p. 255 ; CE, 30 oct. 1998, Sarran, p.368 ; CE, 8 fév. 2007, Arcelor, p.56

[10] La première fois in CE 1er juill.1983, synd.unifié de la radio et de la télévision

[11] Texte préparé en vue de l’audition par le Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Vème République », p.3

[12] P. Cossalter, in revue électronique, RGD, https://www.revuegeneraledudroit.eu/blog/2019/12/25

[13] Article 62, version postérieure à la révision de 2008 : «Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause. Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles.

[14] Ibid.

 

Crédit photo: Conseil d’Etat, Flickr, CC 2.0, aucune modification