Contrôle de constitutionnalité d’une mesure de sûreté anti-terrorisme : le juge en proie à la réception politique de sa décision

Par Sylvie Salles

<b> Contrôle de constitutionnalité d’une mesure de sûreté anti-terrorisme : le juge en proie à la réception politique de sa décision </b> </br> </br> Par Sylvie Salles

Dans la décision du 7 août 2020, le Conseil constitutionnel censure l’essentiel de la loi dont l’objectif politique était de soumettre les détenus sortant de prison à des mesures de sûreté, c’est-à-dire à de nouvelles obligations et interdictions. Par un glissement plus important qu’il n’y paraît entre liberté individuelle et liberté personnelle, la décision poursuit la construction de la jurisprudence relative au droit pénal de la prévention, appliqué cette fois à la lutte contre le terrorisme. Les premières réactions qui ont suivi montrent combien la polarisation politique des décisions reste forte… ce qui a pu masquer pour un temps les possibles effets juridiques à venir.

 

In the decision of August 7, 2020, the Constitutional Council strikes down the vast majority of a bill that aimed to impose security measures on detainees after their release from prison. In a marked shift from individual liberty to personal liberty, the decision follows the construction of constitutional case-law concerning preventive criminal law, applied in this case to the fight against terrorism. The first reactions show how strong the political polarization of decisions is, which could for a time mask the potential future legal effects. 

 

Par Sylvie Salles, Maître de conférences en droit public (Université de Bretagne Occidentale, EA 7480)

 

 

 

La décision du Conseil constitutionnel du 7 août 2020* opère une censure partielle – en réalité quasiment intégrale – de la loi relative aux mesures de sûreté à l’encontre des auteurs d’infractions terroristes à l’issue de leur peine. Ce dispositif visait à prévenir la récidive en soumettant ces personnes, dans la foulée de leur sortie de prison, à de nouvelles obligations et/ou interdictions, comme par exemple être obligé d’établir sa résidence dans un lieu déterminé, se présenter jusqu’à trois fois par semaine aux services de police ou de gendarmerie, suivre une prise en charge, être interdit de se présenter dans certains lieux, de réaliser certaines activités ou d’avoir des relations avec certaines personnes. Prévue pour une durée de un an, la rigueur des restrictions aux libertés, fondées sur la « dangerosité » appréciée par la juridiction régionale de la rétention de sûreté, pouvait être accentuée par leur cumul et leur renouvellement, jusqu’à 10 ans dans certains cas.

 

Entre la première mouture et son vote définitif, ce texte d’origine parlementaire avait pourtant bénéficié d’un certain polissage. Avaient ainsi été prises en compte des observations formulées par le Conseil d’État, celui-ci mettant en lumière tant le risque de « relative confusion entre la peine et la mesure de sûreté résult[ant] de l’empilement au fil des années de dispositifs visant à apporter une réponse à des phénomènes nouveaux » que la nécessité de tenir compte des « exigences constitutionnelles et conventionnelles »[1] en la matière. La suppression de la disposition relative au port du bracelet électronique à l’occasion du travail en commission des lois en atteste. Toutefois, les séances publiques à l’Assemblée nationale et au Sénat illustrent plutôt une certaine sécheresse constitutionnelle, le débat se hissant difficilement à l’échelle de la Constitution. En peinant à envisager les mesures discutées dans un environnement normatif dynamique, c’est-à-dire un espace où des rapports – notamment de hiérarchie, de concurrence, de conciliation – s’exercent entre les normes, les échanges ignorent globalement le passage du fait politique à la mesure juridique. C’est alors à l’occasion du contrôle de la constitutionnalité de la loi que l’idéal politique se heurte, parfois radicalement, à la contrainte juridique. Or, ce déplacement du fait au droit affecte le sens même des mots. Des termes tels que liberté, ordre public, sécurité ou terrorisme ne signifient pas exactement la même chose lors des débats et dans la décision, ce qui est le plus souvent mal compris des non juristes.

 

Le cas est topique en l’espèce. Les effets juridiques possibles du remplacement de la notion de « liberté individuelle » par celle de « liberté personnelle » et, plus largement, l’évolution du cadre constitutionnel de la protection des libertés (I), ont été ignorés des premières réactions politiques focalisées sur le temps – ici contrarié – de la production de la loi (II).

 

 

I. La modification du cadre des libertés

Le raisonnement exposé dans la décision du 7 août 2020 rappelle la décision Rétention de sûreté du 21 février 2008[2] où seules les conditions de mise en œuvre et non le principe même de la détention pour dangerosité avaient été invalidées, en particulier grâce au déploiement inédit du triple test de proportionnalité (adaptation, nécessité, proportionnalité). Le Conseil constitutionnel avait alors refusé de qualifier la rétention de sûreté de peine pénale ou de sanction ayant le caractère d’une punition, l’absence de finalité répressive permettant d’exclure un contrôle fondé sur l’article 8 de la Déclaration de 1789 (nécessité et non rétroactivité des peines). En 2020, le débat porte moins sur le principe ou la nature de telles mesures de sûreté[3], qui existent déjà en droit positif, que sur les conditions d’application, et en particulier la question du cumul d’obligations et d’interdictions. Selon les requérants, d’une part le dispositif permettrait une appréciation subjective de la « dangerosité d’une personne » et, d’autre part, il porterait à la liberté individuelle une rigueur non nécessaire et disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi par le législateur. La contribution extérieure du Syndicat de la magistrature et Syndicat des avocats de France avait d’ailleurs curieusement rattaché la liberté d’aller et de venir et le droit à la vie privée à la liberté individuelle et non, comme c’est classiquement le cas, à la liberté personnelle.

 

Un des apports de la décision se situe justement là, sur la notion de liberté, la décision opérant un glissement sémantique remarquable : la « liberté individuelle » est remplacée par la « liberté personnelle », laquelle se compose, selon le juge, de la liberté d’aller et venir, du droit au respect de la vie privée et du droit de mener une vie familiale normale. Jusque là, on savait que les mesures de surveillance et de rétention de sûretés trouvaient une limite dans le principe selon lequel « la liberté individuelle ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit nécessaire » (2008, §13) en raison des articles 9 de la Déclaration de 1789 (la présomption d’innocence) et 66 de la Constitution (l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle). Désormais, le principe selon lequel « la liberté personnelle ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit nécessaire » (2020, §10) trouve son fondement uniquement dans les articles 2, 4 et 9 de la Déclaration de 1789. Que signifie un tel changement de rédaction ? Sur la forme, on assiste à une substitution de fondements, avec la suppression de l’article 66 et l’inclusion des articles 2 (les droits naturels et imprescriptibles de l’homme) et 4 (la liberté individuelle bornée par celle d’autrui), ce qui se traduit par la substitution d’une liberté (individuelle) par une autre (personnelle). Sur le fond, semble apparaître un changement de protection dont l’étendue reste à évaluer[4], notamment à l’aune de l’exclusion du juge judiciaire. L’explication assez sobre, pour ne pas dire pauvre, fournie par le commentaire sur le site de l’institution est que la mesure dont le Conseil était ici saisi « ne mettait pas en cause la liberté individuelle protégée par l’article 66 », le juge ayant tenu compte du « contexte pénal »[5]. Rien n’y est dit sur le fait que le contrôle de proportionnalité est appliqué de manière inédite à la liberté personnelle. Pourtant il semble qu’il s’agit là d’une avancée : en faisant entrer dans le champ du triple test une liberté supplémentaire, au côté de la liberté de communication ou du droit à ne pas être privé de liberté, le Conseil constitutionnel montre aux justiciables de nouvelles potentialités de la QPC. Mais, et c’est là une source d’interrogations pour l’avenir, une telle modification pourrait aussi conduire à une réduction du champ de protection de la Liberté en resserrant le contrôle de ces mesures de sûreté au regard de la seule liberté personnelle.

 

Que d’étonnement dès lors en découvrant, grâce à la communication de l’institution, qu’en réalité l’essentiel est ailleurs ! Et notamment dans cette phrase inédite selon laquelle « le terrorisme trouble gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur » (§11). Formule pédagogique ou véritable norme ? Si dans le premier cas, l’intérêt est discutable, dans le second, se pose la question des conséquences d’une telle définition. En affirmant que le Conseil « juge en termes inédits »[6] là où il ne semble que déclarer, le communiqué de presse crée les conditions d’une possible confusion entre niveaux politique et juridique. Vu la place des communiqués dans la compréhension actuelle des décisions, un tel brouillage pourrait influer plus qu’il n’y paraît sur la réception politique de la solution. Au-delà, cette définition inédite doit être lue de concert avec la réaffirmation selon laquelle « l’objectif de lutte contre le terrorisme participe de l’objectif de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public » (§11). Ensemble, elles révèlent l’importance accrue de la notion d’ordre public – notion par ailleurs évolutive – dans la jurisprudence constitutionnelle. D’autant qu’en évoquant l’absence d’autonomie de l’objectif de lutte contre le terrorisme ou, pour le dire autrement, en rappelant qu’en droit constitutionnel la lutte contre le terrorisme n’est pas supérieure à la protection de l’ordre public, le juge montre implicitement que la sécurité ne s’est pas hissée dans la hiérarchie des normes à un rang surpassant la liberté… ce qui pourrait aussi démentir l’idée défendue par certains dans l’hémicycle selon laquelle « la sécurité est la première des libertés »[7].

 

Avec la réception politique de la décision, les raisonnements s’effacent au profit du seul résultat et des contrariétés politico-temporelles qu’il engendre.

 

 

II. Le Conseil constitutionnel face au temps politique

La réception politique de cette décision ne laisse pas d’interroger sur la vision que chacun – parlementaires, ministres, journalistes, universitaires, etc. – se fait de ce qu’est ou devrait être le contrôle de la constitutionnalité de la loi en 2020.

 

Tout en mettant en œuvre le contrôle de proportionnalité et en révélant une accumulation de lacunes et d’imprécisions sur le texte (§15-19), le juge a soigné et détaillé la rédaction en vue de la reprise immédiate du travail parlementaire. Le Conseil constitutionnel sait le législateur préoccupé par les sorties de prison prévues entre 2020 et 2022[8], ce que le communiqué affirme sans détour : « il revient au législateur, s’il l’entend, d’adopter un nouveau dispositif répondant à ces exigences constitutionnelles dès que possible »[9]. C’est pourquoi la décision est présentée comme une aide à la rédaction, sorte d’aiguillage conduisant à une étape supplémentaire dans le processus de fabrication de la loi qui, on le sait depuis 1985, « n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution »[10]. Si c’est bien ainsi que la présidente de la Commission des lois et co-auteure du texte, Mme Braun-Pivet, a officiellement reçu la décision, concrètement aucune nouvelle proposition de loi n’a été déposée à ce jour et, dans l’ensemble, cette vision procédurale a été peu partagée.

 

Certes, contrairement à la décision Rétention de sûreté de 2008 dont elle s’inspire sur le fond, celle du 7 août 2020 n’a pas été menacée de non exécution par l’un des pouvoirs constitués[11]. Cependant, les réactions politiques ramènent la décision à une situation binaire où le juge aurait pris position pour ou contre le texte voté. D’où les expressions assimilant la censure à « une vraie claque »[12], à un « camouflet »[13] pour la majorité, et le Conseil à une instance « pla[çant] le curseur »[14] : en décidant de censurer le cœur du dispositif, il choisit de se placer du côté de « la doctrine juridique majoritaire, aiguillonnée par un droits-de-hommisme intransigeant, à l’égard des mesures de sûreté »[15]. Dans ce contexte, vouloir lever l’obstacle de la décision par une révision s’inscrit comme une suite logique, par exemple avec la proposition de créer un principe constitutionnel de « sécurité collective »[16]. Si de telles réactions en soi ne sont pas nouvelles, pourquoi ici une telle polarisation ? Est-ce le sujet lui-même, en ses deux aspects que sont la lutte contre le terrorisme et l’instauration d’une justice de sûreté ?

 

La réponse est peut-être davantage à trouver dans le rapport des acteurs au temps. Car les véritables effets dans le temps de la décision du 7 août 2020 seront probablement ceux que l’effacement de la liberté individuelle au profit de la liberté personnelle va produire. Il y a là une intuition qui devra sans doute être explorée de manière approfondie : la décision marquerait un point de bascule dans l’évolution de la jurisprudence sur la notion de liberté. D’abord, la répartition du contrôle des atteintes aux libertés entre le juge judiciaire et le juge administratif semble se préciser de plus en plus au profit du second. Ensuite, la notion même de liberté paraît quant à elle voir dans le même temps son sens se resserrer face à la multiplication des normes de sûreté. Au-delà, la décision interroge, plus que de coutume, sur l’effort de projection par l’institution constitutionnelle de sa jurisprudence dans le temps.

 

Temps politique et temps juridictionnel ne sont pas soumis aux mêmes lois de la postérité. En décidant de censurer partiellement la loi, le juge constitutionnel ne répond pas seulement à la saisine et à l’urgence politiques. Il rend une décision qui, pouvant être commentée sur un temps long – dans un mois, 10 ans et, qui sait, 100 ou 200 ans –, continuera de produire des conséquences juridiques sur la construction, l’articulation et la protection des droits et libertés dont il est le gardien, sans compter celles sur la place et la légitimité de sa propre institution. En découle une certaine relativité à l’égard des critiques politiques dont la virulence sera atténuée d’ici peu. En revanche, parce que les textes réagissant à l’aggravation des menaces terroristes s’inscrivent dans une logique contemporaine d’accélération, parce que les décisions participent à une circulation des solutions, parce que la tentation de neutraliser les décisions des cours constitutionnelles n’est plus virtuelle, le juge constitutionnel français se doit d’être – dans le meilleur des mondes possibles – plus que jamais imperméable à la polarisation politique de ses décisions et, surtout, responsable de la force juridique de ses raisonnements et de ses solutions dans le temps.

 

 

 

 

* CC n° 805 DC du 7 août 2020, Loi instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des auteurs d’infractions terroristes à l’issue de leur peine

[1] CE Avis du 11 juin 2020, n° 399857, §7 puis §10 s.

[2] CC n° 562 DC du 21 février 2008.

[3] À l’époque, de nombreux juristes à l’instar de Robert Badinter[3] avaient déploré le basculement philosophique d’un droit pénal de la répression à un droit pénal de la prévention, une justice se basant sur la probabilité de récidive permettant qu’une personne soit enfermée non plus pour les crimes commis mais pour ceux qu’elle pourrait commettre. R. Badinter, « Nous sommes dans une période sombre pour notre justice », Propos recueillis par A. Salles, Le Monde, 23.02.2008.

[4] V. notamment P. Rrapi, « Des mesures de sûreté et des mots. À propos de la décision n°2020-805 DC du 7 août 2020 », La Revue des droits de l’homme, 08 octobre 2020

[5] Commentaire, p. 14.

[6] Communiqué de presse, p. 1.

[7] À titre d’illustration, voir l’intervention du député Meyer Habib, Audience publique, Première séance à l’Assemblée nationale du 22 juin 2020.

[8] Selon Nicolle Belloubet, alors Garde des Sceaux, « parmi les condamnés, 31 seront libérés en 2020, 62 en 2021 et 50 en 2022, après avoir exécuté leur peine ». Audience publique, Première séance à l’Assemblée nationale du 22 juin 2020.

[9] Communiqué de presse, p. 4.

[10] CC n° 85-197 DC du 23 août 1985 (§27).

[11] Le Président de la République Nicolas Sarkozy avait sollicité le Premier Président de la Cour de cassation, Vincent Lamanda, dans l’intention de découvrir un moyen de contourner la décision.

[12] J.-B. Jacquin, « Anti-terrorisme : la loi sûreté censurée », Le Monde, 10 août 2020.

[13] Ch. Delouche, « Mesures de sûreté contre les terroristes : le camouflet du Conseil constitutionnel », Libération, 7 août 2020.

[14] G. Jeanson, interviewé par M. Carballet, « Terroristes remis en liberté : « les mesures de sûreté censurées par le Conseil constitutionnel étaient nécessaires ! », Le Figaro, 10 août 2020.

[15] J.-E. Schoettl, « Annulation de mesures de sûreté contre les ex-djihadistes : la sécurité sacrifiée », Le Figaro, 11 août 2020, p. 17.

[16] Lettre du député Eric Ciotti au Président de la République Emmanuel Macron.