Décembre 2018-octobre 2020 : la dernière crise politique de l’État belge, la plus profonde (1/2)

Par Hugues Dumont

<b> Décembre 2018-octobre 2020 : la dernière crise politique de l’État belge, la plus profonde (1/2) </b> </br> </br> Par Hugues Dumont

Dans ce premier billet, l’on se propose de décrire brièvement la plus longue et aussi la plus profonde crise politique que l’État belge ait connue. Ouverte le 9 décembre 2018, elle ne trouve son épilogue que le 1er octobre 2020. Dans le second billet, l’on tentera de dégager les causes et les leçons de cette crise.

 

In this first post, we briefly describe the longest but also deepest political crisis that the Belgian state has ever experienced. It opened on December 9, 2018, and did not find its epilogue until October 1, 2020. In the second post, we will examine the causes and lessons of this crisis.

 

Par Hugues Dumont, Professeur émérite invité à l’Université Saint-Louis – Bruxelles

 

 

Le 9 décembre 2018, le gouvernement belge dirigé par M. Charles Michel perd sa majorité suite à la démission des ministres du plus puissant des partis qui le composent, la Nieuwe Vlaamse Alliantie (N-VA). Ce parti de droite se caractérise notamment par son engagement initial en faveur de l’indépendance de la Flandre et plus récemment d’une transformation radicale de l’État belge en une confédération. En l’occurrence, il justifie son retrait du gouvernement Michel par son refus que la Belgique approuve le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulière, dit « Pacte de Marrakech ». Le gouvernement résiduel Michel II présente sa démission au Roi un peu plus tard. Celui-ci l’accepte le 21 décembre 2018 et, conformément à la coutume constitutionnelle, charge aussitôt le gouvernement démissionnaire d’expédier les affaires courantes, c’est-à-dire les seules affaires urgentes, banales et en cours. Les élections européennes, fédérales, régionales et communautaires étant programmées pour le 26 mai 2019 et en l’absence d’une majorité pour décider d’anticiper les élections fédérales comme le permet l’article 46, al. 3, de la Constitution, les affaires courantes se prolongent, dans une première phase, jusqu’à l’échéance du 26 mai[1]. Cette première séquence de 156 jours en affaires courantes est aussitôt suivie d’une seconde qui va durer 296 jours faute de l’accord politique nécessaire pour constituer un nouveau gouvernement de plein exercice, et ce malgré les efforts de nombreuses personnalités politiques nommées par le Roi pour déminer le terrain et rapprocher les points de vue (deux « informateurs » nommés le 30 mai 2019, deux « préformateurs » nommés le 8 octobre 2019, un nouvel « informateur » le 5 novembre 2019, deux nouveaux « informateurs » le 10 décembre 2019, un chargé de « mission » le 31 janvier 2020 et deux autres missionnaires le 19 février 2020).

 

Les raisons du blocage tiennent essentiellement dans l’incapacité des acteurs politiques prépondérants, c’est-à-dire des présidents de partis, de trancher un dilemme douloureux qui est apparu très clairement dès le lendemain des élections du 26 mai 2019 au vu de l’arithmétique des résultats électoraux et de la combinaison des coalitions possibles eu égard aux affinités en présence[2]. Un gouvernement doté de l’indispensable majorité à l’échelle des 150 députés de la Chambre peut être atteint soit – première branche du dilemme –  par une coalition associant principalement le premier parti flamand, la N-VA, et le premier parti francophone, le parti socialiste (PS), mais le fait que ces formations n’ont pratiquement rien en commun rend cette voie extrêmement difficile à emprunter ;  soit – deuxième branche du dilemme –  par le recours à une large coalition sans la N-VA, mais dans ce cas ce gouvernement serait minoritaire dans le groupe linguistique néerlandais de la Chambre, alors que ce groupe est lui-même majoritaire dans cette assemblée.

 

Existe-t-il un moyen de trancher ce dilemme ? Telle est l’énigme qui va sous-tendre le déroulement de l’intrigue. Trois partis, un parti francophone, le PS, et deux partis flamands, le parti libéral flamand (VLD) et surtout le parti social-chrétien flamand (CD&V), en détiennent la clé. Pendant les 296 jours de la seconde séquence, les deux derniers partis mentionnés n’ont pas cessé de demander au premier de trouver un terrain d’entente avec la N-VA qui prétendait être disponible pour ce faire. Et avec la plus grande constance, d’un côté, le PS a répété l’impossibilité pour lui de s’accorder avec la N-VA – exit la première branche – et de l’autre côté, le CD&V et le VLD ont jugé tout aussi impossible d’entrer dans un gouvernement minoritaire au sein du groupe linguistique néerlandais de la Chambre – exit la deuxième branche.

 

On ne comprendrait rien à la crise si l’on sous-estimait la profondeur de ce dilemme. Pour bien la mesurer, il faut avoir à l’esprit les données suivantes. La N-VA est un parti nationaliste de droite qui domine le nord du pays, mais qui a perdu un peu plus du cinquième de ses électeurs à la suite des élections de 2019, en bonne partie au profit d’un parti encore plus nationaliste et plus à droite que lui, le Vlaams Belang qui a triplé son score électoral précédent. Le PS se trouve dans une situation symétrique. Parti fédéraliste et de gauche, il domine le sud du pays, mais lui aussi a perdu des sièges, notamment en raison de la concurrence d’un parti plus unitariste et plus à gauche que lui, le parti des travailleurs de Belgique (PTB-PVDA) qui a plus que doublé son score précédent. Il est manifeste que cette configuration est défavorable au compromis que la N-VA et le PS devraient trouver pour gouverner ensemble et trancher ainsi le dilemme au profit de la première branche.

 

L’option en faveur de la seconde branche se heurte à des obstacles qui ne sont pas beaucoup moins lourds. Certes, en droit, le gouvernement fédéral belge ne doit pas obligatoirement être soutenu par une majorité dans les deux groupes linguistiques de la Chambre[3]. Mais plusieurs précédents depuis 1970 ont pu donner à penser qu’une coutume constitutionnelle était susceptible de se former en faveur de cette règle. Cette coutume ne s’est cependant pas cristallisée faute de la continuité nécessaire de l’usage qu’elle présuppose. Son démenti le plus flagrant s’est produit lors de la formation du gouvernement Michel I qui n’était soutenu que par 20 élus sur les 63 que comptait le groupe linguistique français. Pour la plupart des partis politiques flamands, il est néanmoins inconcevable qu’une telle minorisation se produise au sein du groupe linguistique néerlandais dès lors que l’État belge est composé d’une nette majorité de néerlandophones[4]. Une minorisation plus douce (43 sièges sur 88) a sans doute été acceptée par les partis flamands coalisés dans le gouvernement Di Rupo formé en 2011, mais dans l’esprit initial du CD&V et de l’Open VLD, une situation analogue ne doit pas se répéter en 2019 dès lors qu’elle irait de pair avec la mise à l’écart de la N-VA à laquelle ils sont associés dans le gouvernement fédéré de la Communauté flamande. Par ailleurs, le CD&V, parti en déclin proche de la N-VA à travers sa composante nationaliste et de droite, est demandeur d’une défédéralisation d’une branche essentielle de la sécurité sociale, l’assurance maladie-invalidité, et il sait que la N-VA ferait de la programmation de ce transfert de compétence une condition pour entrer dans un gouvernement. Il faut donc tout faire, à ses yeux, pour convaincre le PS de pactiser avec la N-VA. On le voit, le blocage est complet, dès le lendemain des élections du 26 mai 2019.

 

Si un premier accord finit tout de même par émerger, c’est par le seul effet de la pandémie de Covid-19 et précisément parce qu’il permet de ne pas devoir trancher le dilemme. Mais il est d’emblée insatisfaisant et donc provisoire. Il ne conduira qu’à remettre en selle le gouvernement minoritaire qui était en place avant le déclenchement de la pandémie. En effet, le 17 mars 2020, soit 296 jours depuis les élections du 26 mai 2019, mais 464 jours depuis la crise initiale du 9 décembre 2018, le gouvernement démissionnaire dirigé par Mme Sophie Wilmès (depuis le départ, le 27 octobre 2019, pour la présidence du Conseil européen de Charles Michel) est nommé par le Roi en tant que gouvernement de plein exercice. Héritier du gouvernement résiduel de M. Michel, composé en conséquence de trois partis qui ne disposent que d’une petite minorité d’élus à la Chambre, il bénéficie du soutien procuré de l’extérieur par une majorité des députés de la Chambre, ceux-ci ayant acquis la conviction qu’un gouvernement en affaires courantes ne serait pas en mesure de lutter efficacement contre la crise sanitaire.

 

Sans y être contraint juridiquement, ce gouvernement Wilmès II annonce lui-même qu’en raison de sa faible représentativité, il limitera son action à la gestion de la crise sanitaire et qu’il ne dépassera pas le périmètre des affaires courantes pour les sujets étrangers à cette crise. Il s’engage à redemander la confiance de la Chambre à l’expiration d’un délai de six mois. En vertu de l’article 105 de la Constitution, il obtient très rapidement du Parlement l’habilitation dénommée « pouvoirs spéciaux » qui lui permet de légiférer pendant trois mois à la place de celui-ci pour atteindre des objectifs liés à la gestion de la crise du Covid-19 dans des domaines en principe bien circonscrits. De manière tout à fait exceptionnelle, ce curieux gouvernement ouvre les réunions de sa formation centrale, comprenant, selon la coutume constitutionnelle, la Première ministre et les vice-premiers ministres, aux représentants des partis qui ont voté en faveur de l’octroi des pouvoirs spéciaux, ainsi qu’au chef du groupe N-VA de la Chambre. Il en résulte une situation ambiguë. Ce noyau (« kern » en néerlandais) élargi à non moins de 17 personnes génère l’impression d’un lieu de décision solidaire, mais en droit, il n’est pas politiquement responsable et de fait, il ne prémunira pas le gouvernement Wilmès II contre les critiques de la part des députés issus des groupes politiques extérieurs qui y ont pourtant été associés. Ce même gouvernement décide par ailleurs d’élargir un organe fédéral dénommé « Conseil national de sécurité » aux ministres-présidents des gouvernements de communautés et de régions. Là aussi, l’ambiguïté règne : lesdits ministres-présidents n’y siègent qu’officieusement, alors qu’il existe un organe formellement compétent dont les ministres fédéraux et fédérés sont membres de droit : le « comité de concertation » prévu par la loi ordinaire de réformes institutionnelles du 9 août 1980. De manière plus orthodoxe, celui-ci prendra le relais plus tard[5].

 

Dès la nomination de ce gouvernement Wilmès II, tous les présidents des partis politiques sont parfaitement conscients qu’il faut poursuivre les discussions pour faire émerger un gouvernement majoritaire. Après deux mois de pause (du 17 mars au 19 mai 2020), pendant lesquels le Covid-19 monopolise l’attention, le cruel dilemme revient donc à l’avant plan. Il est finalement tranché en faveur de la large coalition sans la N-VA – la deuxième branche du dilemme –, au terme de quatre mois et demi de palabres diverses comprenant des initiatives de négociation de certains présidents de partis et non moins de quatre nouvelles missions royales, la dernière confiée aux deux formateurs Alexander De Croo (VLD) et Paul Magnette (PS) étant couronnée de succès. Le gouvernement De Croo prête serment devant le Roi le 1er octobre 2020 et obtient la confiance de la Chambre trois jours plus tard par 87 voix pour, 54 contre et 7 abstentions. Il coalise non moins de sept partis (les partis francophones et flamands socialistes, libéraux et écologistes, ainsi que le parti social-chrétien flamand), un nombre encore jamais atteint auparavant, mais qui laisse dans l’opposition les deux premiers partis du côté flamand (la N-VA et le Vlaams Belang). Sans excéder le plafond constitutionnel de quinze ministres, il est composé dans le respect de la parité linguistique exigée par l’article 99 de la Constitution, le Premier ministre ne comptant pas. Les huit ministres flamands[6] se partagent les postes les plus importants : le Premier, l’Intérieur, la Justice, la Santé, les Affaires sociales, les Finances et le Budget. Les sept francophones[7] héritent du reste. De toute évidence, c’est l’étroitesse du soutien dont ce gouvernement bénéficie dans le groupe linguistique néerlandais de la Chambre (41 députés sur 88, soit 46,6 %) qui est censée justifier ce déséquilibre politique. Si l’accord de gouvernement contient toutes les ambiguïtés nécessaires pour réunir des formations politiques aussi différentes, on doit y relever un certain souffle et une volonté d’opter « résolument en faveur d’un fédéralisme de coopération et de rencontre ». L’abaissement de la moyenne d’âge des ministres à 44 ans, le respect d’une stricte parité hommes-femmes bien au-delà de la règle minimale de l’article 11bis, al. 2, de la Constitution et la présence de deux ministres ainsi que d’un secrétaire d’État issus de l’immigration extra-européenne donnent par ailleurs à ce gouvernement une tonalité particulièrement jeune et équilibrée.

 

Comment s’explique le dénouement de cette crise d’un an et plus de neuf mois ? L’acuité des problèmes à résoudre pour lutter contre la pandémie et son lot de conséquences dévastatrices combinée avec la décision de l’Union européenne d’assouplir la discipline budgétaire forme à notre sens le facteur explicatif prépondérant. On le comprend si l’on revient légèrement en arrière de l’intrigue pour évoquer un moment important que nous n’avons pas encore mentionné. C’est la décision européenne qui semble expliquer en effet le premier tournant inattendu qui est intervenu le 14 juillet 2020, deux semaines après l’expiration des pouvoirs spéciaux accordés au gouvernement Wilmès II : le président du PS, M. Magnette, annonce que son parti est prêt à négocier avec la N-VA. La première branche du cruel dilemme devient ainsi tout à coup envisageable alors qu’elle a été exclue de manière répétée pendant quinze mois. Dès lors que des moyens financiers considérables deviennent disponibles, la N-VA peut s’écarter de son idéal d’austérité et se rapprocher de la politique socio-économique voulue par les socialistes. Elle est d’autant mieux disposée qu’elle doit montrer à son principal concurrent, l’extrême droite nationaliste flamande incarnée par le Vlaams Belang, qu’elle aussi peut se soucier des couches les plus défavorisées de la population flamande. Il reste à expliquer la conversion du PS : pourquoi a-t-il envisagé avec faveur, en échange de la concession facilement accordée par la N-VA, certains des nouveaux transferts de compétences vers les entités fédérées que ce parti séparatiste ne cesse de réclamer, alors que le PS a toujours exprimé son hostilité à l’égard de la logique du démembrement progressif de l’État qui est portée par le nationalisme flamand ? Il y a là un relatif mystère qui demande à être encore éclairé.

 

Toujours est-il que ce premier tournant a très rapidement engendré le second qui sera plus décisif encore : les exigences institutionnelles de la N-VA sont aussitôt jugées inadmissibles par les libéraux francophones et les écologistes. Le co-président du parti Ecolo est très clair quand il dénonce dans l’esquisse de l’accord N-VA – PS « l’anti-chambre du confédéralisme ». Or, un gouvernement N-VA – PS n’était guère envisageable sans le soutien de l’une ou l’autre de ces deux formations. Dès lors que la première branche du dilemme était à nouveau exclue, il ne restait qu’à faire le siège des partis social-chrétien et libéral flamands pour qu’ils acceptent enfin d’entrer dans un gouvernement sans la N-VA.

 

C’est tout l’enjeu des discussions qui suivront l’échec des deux missionnaires royaux De Wever – Magnette, le 18 août 2020. L’indispensable ralliement du CD&V à la deuxième branche du dilemme tombe le 2 septembre 2020 quand ce parti se rend compte à la fois du profit qu’il peut tirer d’un accord intégrant ses exigences sur un dossier concernant l’avortement et de l’indécence de la situation que son obstination aurait contribué à créer si le gouvernement Wilmès II avait dû présenter sa démission lors du vote de confiance promis dès sa constitution, faute de toute alternative majoritaire. Comme l’écrit l’observatrice du Centre de recherche et d’information socio-politiques (CRISP), Caroline Sägesser, dans un excellent courrier qui expose tous les détails de la saga ici résumée, « en l’absence de la double pression » que la crise sanitaire et le terme annoncé du gouvernement en place ont exercée, « on ne sait pas quel élément aurait pu débloquer les négociations fédérales, ni quand »[8].

 

Nous reviendrons sur les causes de la crise et sur les leçons que l’on peut en tirer dans la prochaine édition de ce blog.

 

 

 

[1] Voy. sur cette première partie de la crise, M. El Berhoumi, « Chronique de crise : la chute du gouvernement Michel », Journal des tribunaux, 2019, p. 273-280.

[2] Voy. B. Biard e.a., « Les résultats des élections fédérales et européennes du 26 mai 2019 », C.H. du CRISP, n° 2433-2434, 2019.

[3] Sur cette notion de groupe linguistique, voy. l’article 43 de la Constitution.

[4] Disons, faute de recensement linguistique, plus de six millions pour plus de quatre millions de francophones.

[5] Sur la séquence du gouvernement Wilmès II, voy. J. Clarenne et C. Romainville, « Le droit constitutionnel belge à l’épreuve du Covid-19 », publié sur ce Blog les 23 avril et 4 mai 2020 ; F. Bouhon, A. Jousten, X. Miny et E. Slautsky, « L’État belge face à la pandémie de Covid-19 : esquisse d’un régime d’exception », C.H. du CRISP, n° 2446 et J. Faniel et C. Sägesser, « La Belgique entre crise politique et crise sanitaire », C.H. du CRISP, n° 2447, 2020.

[6] L’Open VLD, le CD&V, le SP.A (socialistes) et Groen (Verts) comptent chacun deux ministres.

[7] Trois ministres socialistes, deux libéraux et deux écologistes se partagent ainsi respectivement les Affaires économiques, la Défense et les Pensions ; les Affaires étrangères et les Classes moyennes ; la Mobilité et le Climat.

[8] C. Sägesser, « La formation du gouvernement De Croo (mai 2019-octobre 2020) », CH du CRISP, 2020, n° 2471-2472, p. 70.

 

 

Crédit photo: Annika Haas (EU2017EE), Flickr, CC 2.0