Sciences sociales mode d’emploi : L’apport du Traité d’études parlementaires, Olivier Rozenberg, Eric Thiers (dir.), Bruylant, 2018, 752 p.

Par Cécile Guérin-Bargues

<b> Sciences sociales mode d’emploi : L’apport du Traité d’études parlementaires, Olivier Rozenberg, Eric Thiers (dir.), Bruylant, 2018, 752 p.</b> </br> </br> Par Cécile Guérin-Bargues

Récemment paru, le Traité d’études parlementaire est pour l’essentiel un ouvrage de politistes. En offrant un bilan très complet de la littérature scientifique relative au parlement, il n’en constitue pas moins une lecture stimulante pour le constitutionnaliste.

 

The Traité d’études parlementaires is mainly a book of political science. However, it offers an extensive and thorough review of the scientific literature related to Parliament and can thus be considered as a valuable reading for lawyers.

 

Par Cécile Guérin-Bargues, Professeur de droit public à l’Université Paris Nanterre. Centre de Théorie et d’Analyse du Droit / Institut Michel Villey

 

 

Dirigé par Olivier Rozenberg et Eric Thiers, respectivement enseignant et chercheur associé à Sciences Po, le Traitéd’études parlementairesconstitue une véritable somme dont l’ambition mérite d’être saluée. Partant du constat « que les savoirs sur le parlement étaient éparpillés en disciplines et sous-disciplines de plus en plus étanches »[1], les directeurs de publications se sont attachés à réunir en un seul ouvrage une pluralité d’approches disciplinaires, issues des sciences sociales et juridiques principalement francophones, portant sur un unique objet : le Parlement dans sa variante occidentale.

 

 Le projet illustre, par son existence même, le regain d’intérêt pour l’institution parlementaire qui se manifeste depuis les années 1990 et 2000 en histoire, en droit ou en science politique[2]. Pareille évolution ne relevait pas de l’évidence, tant les historiens, sous l’influence notamment de l’Ecole des Annales, avaient pu s’en éloigner[3], tant les juristes, pris dans le carcan d’une Vè République dont le Parlement apparaissait comme le parent pauvre, s’en étaient désintéressés, à quelques exceptions près – on songe ici à l’excellent manuel de Pierre Avril et Jean Gicquel sur le droit parlementaire  — et tant les politistes, soucieux de s’autonomiser du droit public, s’étaient tenus à distance des institutions. L’incidence des révisions constitutionnelles ou la volonté d’explorer plus avant les déséquilibres institutionnels, un intérêt renouvelé pour l’histoire parlementaire, la montée en puissance du Parlement européen ou encore les conditions de financement et l’internationalisation de la recherche sont sans doute, parmi d’autres, des facteurs qui ont permis à l’institution parlementaire de reconquérir une certaine place au sein des disciplines académiques.

 

L’ouvrage en témoigne, lui qui nous offre pas moins de 23 chapitres d’une vingtaine à une trentaine de pages, d’intérêt inégal, mais qui s’efforcent de faire le tour de la littérature en matière parlementaire. Il ne s’agit pas à dire vrai d’organiser le dialogue interdisciplinaire mais conformément à un choix éditorial « résolument disciplinaire et didactique»[4], de proposer un vaste panorama de la production scientifique dans le domaine des études parlementaires. Le traité est d’ailleurs structuré en cinq parties dont les trois premières recouvrent les analyses classiques du parlement : l’histoire, le droit et la science politique. La quatrième partie est consacrée à des approches de sciences sociales – sociologie, anthropologie, économie… – qui ont pu, de manière plus périphérique, analyser un aspect ou l’autre du parlement. La cinquième partie enfin, dont l’unité est plus difficile à saisir, tente de présenter diverses études relatives au rôle du parlement dans l’espace public. 

 

Dans ces brefs propos, nous voudrions montrer combien, en dépit d’une deuxième partie qui offre quatre analyses juridiques du Parlement, cet ouvrage au curieux intitulé demeure une œuvre de politistes (I) dont la fréquentation peut toutefois se révéler utile aux constitutionnalistes (II). 

 

 

I. Une œuvre de politistes

Un traité. A dire vrai, le vocable choisi ne peut que laisser un peu perplexe le juriste, habitué à trouver sous ce terme un ouvrage didactique qui s’efforce d’exposer un sujet d’une manière systématique et qui repose, en général, sur une unicité, d’ailleurs parfois fictive, de plume et d’approche. Ici, l’objet est autre puisque l’ouvrage réunit une pluralité d’études émanant de divers spécialistes et qui témoigne avant tout de l’extrême morcellement de la science politique en de multiples disciplines et sous disciplines.  

 

Un traité d’études parlementaires. Le titre complet entre cette fois en résonance avec le projet. Il s’agissait en effet de proposer une sorte de tableau général des multiples approches méthodologiques et théoriques afférentes à la chose parlementaire. Pourtant, à la lecture de certaines contributions, l’objet précis de l’ouvrage parait s’éloigner quelque peu.

 

Certes, la plupart des auteurs se sont attachés à remplir avec soin le cahier des charges. Il en va ainsi de la contribution de Céline Vinzel sur le droit parlementaire comparé[5]ou encore de celle d’Armel Le Divellec en droit constitutionnel, qui en profite d’ailleurs pour mettre à mal un certain nombre de poncifs qui caractérisent notre matière[6]. L’un et l’autre s’efforcent de recenser et de remettre en perspective la littérature relative à leur thématique afin de nous offrir un aperçu des spécificités et des éventuelles limites de la manière dont le parlement y est appréhendé. On pourrait dire la même chose du chapitre de Jean Garrigues sur l’histoire parlementaire en renouveau[7], de la contribution de théorie politique de Didier Mineur[8] ou celle, assez critique, de Cyril Benoit et Olivier Rozenberg sur les Legislatives Studies.

 

D’autres chapitres en revanche ne sont pas exactement de la même veine. Sébastien Michon et Etienne Ollion nous offrent ainsi une étude saisissante de sociographie des parlementaires[9]. Si la première partie de leur article s’attache à présenter les caractéristique et enjeux classiques de l’analyse des propriétés sociales et de la trajectoire des élus, ils nous invitent également à revisiter la question de la professionnalisation de la politique au regard de l’élection de 2017 et développent quelques analyses originales sur ce point (parallèle avec l’élection de 1958, remise en cause de l’effet de déclassement de la politique que constitue traditionnellement la professionnalisation, etc.). L’article de Guillaume Tusseau « Parlement et droits fondamentaux »[10] procède un peu de la même manière. En dépit d’une bibliographie pléthorique et de très nombreuses références, il ne s’agit pas vraiment de faire le tour de la littérature pertinente, mais davantage de démontrer la fragilité de la justification contre majoritaire de l’intervention des juges. En mettant l’accent sur la capacité des parlements à jouer un rôle plein et entier en matière de protection des droits fondamentaux, l’auteur livre une thèse séduisante mais qui ne saurait être considérée, en France au moins, comme la théorie dominante. Enfin, la contribution d’Eric Thiers sur l’ontologie du droit parlementaire[11] relève évidement davantage d’une réflexion, au demeurant étayée et bien menée, sur la nature même de ce droit et l’évolution de ses sources que d’un état de l’art en la matière.

 

Enfin, on notera qu’en dépit de la qualité des quatre chapitres rédigés par des juristes, le droit est ici réduit à la portion congrue. Sans doute les choix étaient-ils inévitables et il convient de faire la part des préoccupations propres à l’auteur de ces lignes qui peuvent la conduire à surestimer l’importance d’une analyse sinon juridique, du moins institutionnelle du parlement. Il n’en demeure pas moins surprenant, même si les directeurs de publication s’en expliquent[12], de ne trouver dans ce recueil aucune contribution par exemple relative au droit électoral, au rôle des partis ou des groupes politiques, ou au rôle international des parlements. En dépit de ces lacunes sans doute inévitables, ce traité, qui n’en est pas un, n’en offre pas moins un bilan très complet de la littérature scientifique essentiellement francophone relative au parlement et dont la lecture s’avère stimulante pour le constitutionnaliste.

 

 

II. Un ouvrage utile aux constitutionnalistes.

L’ouvrage a tout d’abord l’indéniable avantage de l’accessibilité. Manifestement bien dirigés, les auteurs sont conscients de ne pas s’adresser à des spécialistes de leurs disciplines. Tout en demeurant dans le registre du discours savant, l’anthropologue, le politiste, le sociologue ou le théoricien proposent systématiquement une définition claire de leurs principaux concepts et évitent au lecteur l’hermétisme de l’entre soi. Ils parviennent ainsi à synthétiser les différentes écoles de pensée relative au Parlement et à faire connaitre les principales conventions de langage qui structurent un discours qui leur est propre. La règle souffre toutefois de quelques exceptions. Il en va ainsi de la contribution de Cesar Garcia Perez de Leon et de Patrick Dumont dont l’approche formelle de l’étude des parlements se fonde sur la théorie des jeux[13] ou encore celui de Jean-François Godbout et Florence Vallée-Dubois sur l’analyse spatiale du vote législatif[14] dont le contenu demeure assez abscons pour les non-initiés. Il va de même du chapitre d’Hervé Crès[15], dont les équations et graphiques qui émaillent le chapitre sur l’approche économique des décisions d’assemblées suffisent à décourager le plus endurant des lecteurs.   

 

Pour le constitutionnaliste, l’intérêt de l’ouvrage ne réside donc pas dans ces quelques articles extrêmement pointus et dont il serait bien en peine de juger de la pertinence, mais dans l’outil lui-même qui lui permet en une journée de lecture de saisir, certes pas dans les détails, mais en substance, ce qui se fait en science politique dans le domaine parlementaire. Au-delà de l’intérêt intellectuel de la chose, l’ouvrage a également l’avantage d’attirer l’attention sur des questions classiques mais essentielles et qui précisément, parce qu’elles sont difficiles à appréhender en termes juridiques, sont trop souvent passées sous silence. Prenons par exemple la question très générale de savoir si les parlements contemporains influencent ou non la politique du gouvernement. Si une analyse juridique conduit le constitutionnaliste à estimer que tel est le cas, l’apport de la science politique quant au vecteur précis de cette influence peut se révéler décisive. S’agit-il en effet d’un vecteur principalement quantitatif – tenant au nombre d’élus – ou qualitatif, c’est à dire relatif à l’expertise des parlementaires ? Dans la première hypothèse, il sera incité à remettre en cause le projet de révision constitutionnelle tendant à diminuer le nombre de parlementaires, tandis que dans la seconde, certaines tendances actuelles, à l’image de l’externalisation des études d’impact, ne pourront que lui poser problème.

 

Plus généralement, l’approche « intégrative » du Traité apparait particulièrement pertinente quand on s’intéresse à une institution qui, à l’instar du parlement, invite à relativiser l’importance du texte constitutionnel. L’ouvrage ici présenté va évidemment bien au-delà du seul prisme de la notion – au demeurant juridique – des conventions de la constitution tels que Pierre Avril a pu les développer. Mais en nous offrant des outils qui, pour certains, permettent une meilleure prise en compte du fonctionnement effectif de l’institution, il nous invite à délaisser l’opposition routinière entre la pratique politique et le texte constitutionnel et, à la question classique de la juridicité ou du caractère politique du droit constitutionnel, à répondre par la seconde branche de l’alternative. Ouvrage essentiellement de science politique, il participe par nature à un processus de relativisation de la norme : non pas, comme c’est trop souvent le cas dans notre discipline en lui substituant ce que le juge constitutionnel consent à nous en dire, mais en accordant la place qui lui revient aux pratiques des acteurs et donc aux circonstances politiques du moment. Toutefois, en faisant place aux démarches juridiques, il encourage le constitutionnaliste à combiner technique juridique et réflexion politique. Ce faisant, il l’incite à cheminer sur une ligne de crête entre juridisme pointilleux et théorie excessivement large du phénomène juridique, entre système abstrait tournant à vide et absorption de la spécificité du phénomène constitutionnel.

 

Charles Eisenmann, observateur lucide et esprit fin, s’est longtemps battu – en vain – contre le caractère caricatural de l’opposition entre le droit constitutionnel « discipline dogmatique et logique » et la science politique « science empirique d’observation et d’induction »[16]. Dans les nombreuses pages qu’il a consacrées aux rapports entre science juridique et science politique, il insistait inlassablement sur la nécessité de « renoncer à l’idée d’un dualisme radical »entre les deux disciplines[17]. Puisse ce type d’ouvrage y aider et faciliter au constitutionnaliste la construction de concepts propres à permettre l’adéquation épistémologique du droit politique à son objet.

 

 

[1]Traité, p. 49.

[2] Traité, p. 44 à 49.

[3] Voir sur ce point la contribution de J. Garrigues, in idem, « L’histoire parlementaire en renouveau », p. 93-113.

[4] Traité, p. 50.

[5] C. Vinzel, « Droit et politique parlementaires comparés», Traité, p. 193-218.

[6] A. Le Divellec, « Le parlement en droit constitutionnel », Traité, p. 139-164.

[7] J. Garrigues, «  L’histoire parlementaire en renouveau », Traité, p. 93-114.

[8] D. Mineur, «Théories du parlementarisme, Philosophies de la démocratie », Traité, p. 273-302.

[9] S. Michon et E. Ollion, « Sociographie des parlementaires», Traité, p. 343- 367.

[10] Guillaume Tusseau , « Parlement et droits fondamentaux », Traité, p. 219-272.

[11] Eric Thiers , « Ontologie du droit parlementaire », Traité, p. 165-192.

[12] O. Rozenberg et E. Thiers, « Du parlement », Traité, p. p. 54-55.

[13] C. Garcia Perez de Leon et P. Dumont , « Approches formelles de l’étude des parlements », Traité, p. 539-574.

[14] J.-F. Godbout et F. Vallée-Dubois , «L’analyse des scrutins parlementaires », Traité, p. 435-466.  

[15] H. Crès, « L’apporche économique des décisions d’assemblées», Traité, p. 501-538.

[16] Voir en ce sens O. Beaud, « Constitution et droit constitutionnel », in D. Alland et S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, coll. Quadridge, 2003, p. 259.

[17] C. Eisenmann, « Droit constitutionnel et Science politique », 1957, inCharles Eisenmann, Écrits de théorie du droit, de droit constitutionnel et d’idées politiques, textes réunis par Charles Leben, Paris, éd. Panthéon-Assas, 2002, p. 520.

 

Crédit photo: Myles Winstone, CC by NC 2.0, modifiée