La guerre des ordonnances aura-t-elle lieu ? À propos de la décision du Conseil constitutionnel n° 2020-843 QPC du 28 mai 2020

Par Thibault Carrère

<b> La guerre des ordonnances aura-t-elle lieu ?  À propos de la décision du Conseil constitutionnel n° 2020-843 QPC du 28 mai 2020  </b> </br> </br> Par Thibault Carrère

La décision du Conseil constitutionnel n° 2020-843 QPC du 28 mai 2020 vient faire évoluer le régime contentieux des ordonnances de l’article 38 de la Constitution. En reconnaissant la qualité de disposition législative aux ordonnances non ratifiées passé le délai d’habilitation, le Conseil constitutionnel résout certains problèmes liés à l’organisation de ce contentieux et s’approprie, dans le même temps, le contrôle de constitutionnalité de ces actes. Si cette décision soulève des interrogations, notamment quant aux réactions qu’elle suscitera, elle invite également à réexaminer l’ensemble du régime juridique des ordonnances.

 

On may 28th 2020, the Constitutional Council’s decision n° 2020-843 QPC changed the legal regime of article 38 of the French constitution. The Constitutional Council considered in its decision that an unratified ordinance is a legislative provision if the authorisation delay has been exceeded. In that respect, the Constitutionnal Council resolved some issues that may have existed regarding the ordinances litigation. Furthermore, it takes over the constitutional review of those acts. This decision raises questions and calls for a larger reflexion about the legal regime of ordinance.

 

Par Thibault Carrère, Docteur en droit de l’Université de Montpellier, Cercop.

 

 

Les ordonnances… Existe-t-il un instrument normatif plus décrié et dans le même temps plus utilisé que les ordonnances ? Le débat est connu, l’opposition, quelle qu’elle soit, considère que l’utilisation des ordonnances relève d’un déni de démocratie et d’une dévalorisation du Parlement, le Gouvernement au pouvoir, souvent constitué des anciens de l’opposition qui trouvait son utilisation illégitime, découvre l’utilité du mécanisme, notamment lorsqu’il s’agit de décider dans l’urgence.

 

Il n’est cependant pas question ici d’entrer dans cette discussion relative à la légitimité de l’utilisation des ordonnances. Notre examen portera uniquement sur leur régime juridique et contentieux que la décision du Conseil constitutionnel du 28 mai 2020 n° 2020-843 QPC[1] modifie de façon importante. Elle a été rendue dans un contexte particulier puisque l’état d’urgence sanitaire a conduit le Gouvernement à adopter 54 ordonnances en moins de trois mois, dans des domaines particulièrement divers. De plus, la loi du 23 mars 2020 a prolongé pour quatre mois les délais fixés par les lois d’habilitation antérieures à l’état d’urgence sanitaire. En outre, le contrôle de celles-ci par le Conseil d’État a pu être critiqué pendant cette période de crise. Si le contexte peut expliquer la chronologie de cette décision, la portée de celle-ci semble beaucoup plus large. La formulation utilisée par le Conseil constitutionnel pour procéder à cette évolution, ainsi que le communiqué de presse relatif à cette décision[2], laisse présager une volonté certaine de modifier en profondeur le contentieux des ordonnances de l’article 38.

 

La décision du Conseil constitutionnel du 28 mai 2020 traite de la constitutionnalité de l’article L. 311-5 du Code de l’énergie fixant les règles relatives à la délivrance d’une « autorisation d’exploiter une installation de production d’électricité », plus précisément, cet article fixe les critères devant être pris en compte par l’autorité administrative pour délivrer ce type d’autorisation. Sur renvoi du Conseil d’État, le Conseil était amené à étudier la conformité de cette disposition à l’égard de l’article 7 de la Charte de l’environnement qui garantit les principes d’information et de participation du public en matière environnementale, aux termes duquel « Toute personne a le droit, dans les conditions et les limites définies par la loi, d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement ». Cet article a donc un double objet : la reconnaissance de droits au profit des individus (droit à l’information et à la participation) et la répartition des compétences dans la mise en œuvre de ces droits puisqu’il revient au législateur d’en fixer les conditions et les limites. Le Conseil constitutionnel veille à faire respecter ces deux dimensions de l’article 7 et notamment la seconde[3], puisqu’il s’en est servi très tôt dans le cadre de décisions de délégalisation[4] ou dans le cadre du contentieux de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), l’article 7 figurant au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit[5], pour sanctionner les incompétences négatives du législateur en la matière[6]. Dans la mesure où les autorisations d’exploiter une installation de production d’électricité ont une incidence directe et significative sur l’environnement, il est nécessaire qu’une loi fixe les conditions et limites de l’information et de la participation du public concernant ces décisions. Avant l’ordonnance du 5 août 2013, aucune disposition législative spéciale ou générale n’assurait la mise en œuvre de ces droits à l’égard de ce type de décision. Le législateur est finalement intervenu en habilitant le Gouvernement par une loi du 27 décembre 2012 à adopter une ordonnance en la matière. La fin du délai d’habilitation était fixée au 1er septembre 2013. Une ordonnance a finalement été adoptée le 5 août 2013 introduisant l’article L. 120-1-1 du Code de l’environnement (dorénavant l’article L. 123-19-2) qui institue une procédure générale d’information et de participation du public qui s’applique notamment aux décisions visées par l’article L. 311-5 du Code de l’énergie. Si un projet de loi de ratification a été déposé devant le Parlement avant la date fixée par la loi d’habilitation (empêchant ainsi à l’ordonnance de devenir caduque, conformément à la lettre de l’article 38 de la Constitution), le Parlement n’a jamais adopté de loi de ratification. Or, jusqu’à cette décision, le Conseil constitutionnel[7] comme le Conseil d’État[8] considéraient qu’une ordonnance non ratifiée était un acte de « forme réglementaire », qui n’acquiert une valeur législative de façon rétroactive qu’après sa ratification par une loi. La disposition contestée, à savoir l’article L. 311-5 du code de l’énergie, n’était applicable que du 1er juin 2011 au 18 août 2015. Dès lors, à première vue, pendant cette période, aucune disposition législative ne prévoyait la mise en œuvre du principe d’information et de participation du public : avant le 5 août 2013 il n’y avait rien, après le 5 août 2013 il y avait une ordonnance non ratifiée qui n’était pas une disposition législative. Au regard de sa jurisprudence antérieure, le Conseil constitutionnel aurait donc dû conclure à la violation de l’article 7 de la Charte de l’environnement dans la mesure où le législateur n’est pas intervenu et aurait donc méconnu l’étendue de sa compétence.

 

Mais dans la décision ici commentée, le Conseil constitutionnel a changé sa jurisprudence relative au statut des ordonnances non ratifiées et ainsi le régime contentieux des ordonnances de l’article 38 de la Constitution. « En des termes inédits » – selon les termes du communiqué de presse –, il affirme que « conformément au dernier alinéa de l’article 38 de la Constitution, à l’expiration du délai de l’habilitation fixé par le même article 12, c’est-à-dire à partir du 1er septembre 2013, les dispositions de cette ordonnance ne pouvaient plus être modifiées que par la loi dans les matières qui sont du domaine législatif. Dès lors, à compter de cette date, elles doivent être regardées comme des dispositions législatives. Ainsi, les conditions et les limites de la procédure de participation du public prévue à l’article L. 120-1-1 sont “définies par la loi” au sens de l’article 7 de la Charte de l’environnement. »[9].

 

En dépit de son objet multiforme (droit de l’environnement, droit des libertés, droit transitoire, etc.), cette décision sera ici exclusivement étudiée sous l’angle du contentieux des ordonnances de l’article 38 de la Constitution, tant il semble évident que sa portée dépasse le cadre de la simple application de l’article 7 de la Charte de l’environnement. Ainsi, la référence à la notion de « disposition législative », alors même que l’article 7 de la Charte évoque la « loi », et qu’on ne trouve qu’à trois occasions dans la Constitution de 1958 – à l’article 11 relativement au référendum d’initiative partagé, à l’article 72 concernant l’expérimentation dérogatoire des collectivités territoriales et, surtout, à l’article 61-1 de la Constitution concernant la QPC –, laisse entendre, sauf à ce que le Conseil constitutionnel ne maîtrise pas sa plume, qu’il s’agit dorénavant de dispositions susceptibles de faire l’objet d’une QPC. Alors même que le Conseil constitutionnel s’est toujours refusé à contrôler la constitutionnalité des ordonnances non ratifiées[10], la décision de la semaine dernière ouvre la porte à ce contrôle, suscitant en même temps diverses interrogations.

 

 

Les changements apportés par la décision n° 2020-843 QPC.

Le problème principal lié au régime contentieux des ordonnances de l’article 38 de la Constitution est un problème de sécurité juridique[11]. En premier lieu, parce que, malgré la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, imposant une ratification expresse des ordonnances, le statut des dispositions des ordonnances est toujours incertain. Le cas des dispositions d’ordonnances non ratifiées modifiées par le législateur une fois passé le délai de recours est toujours très difficile à appréhender malgré cette révision constitutionnelle. Dans la mesure où une révision constitutionnelle n’est, en principe, pas rétroactive, certaines ordonnances peuvent avoir été ratifiées implicitement avant le 23 juillet 2008. Pour les ordonnances postérieures à la révision de 2008, seules les ordonnances ratifiées expressément peuvent faire l’objet d’une QPC. En effet, les QPC visent à contester la constitutionnalité des « dispositions législatives ». Or, le Conseil constitutionnel distingue la notion de loi, résultant de la réunion d’un critère organique (article 24 de la Constitution : « Le parlement vote la loi ») et d’un critère matériel (l’article 34 de la Constitution) de celle de « disposition législative » évoquée à l’article 61-1 de la Constitution[12]. Ainsi, il a déjà reconnu la possibilité de poser une QPC à l’encontre d’une disposition qui n’a pas été adoptée par le Parlement[13] et à l’inverse il a déjà refusé de contrôler en QPC la conformité d’une loi adoptée par le Parlement[14]. Dès lors, l’identification de ce qu’est une disposition législative au sens de l’article 61-1 de la Constitution n’est pas aisée, d’autant plus que le Conseil constitutionnel semble procéder au cas par cas, sa jurisprudence étant tantôt stricte tantôt extensive en la matière. Concernant plus particulièrement les ordonnances, il existe des cas problématiques. C’est notamment le cas de dispositions législatives partiellement modifiées par une ordonnance non ratifiée, ou inversement d’une ordonnance non ratifiée partiellement modifiée par une loi. Dans ces deux cas, on peut avoir, au sein d’une même disposition, des termes issus d’une loi et des termes issus d’une ordonnance non ratifiée, ces derniers n’étant, en principe, pas susceptibles de faire l’objet d’une QPC. Dans ce cas-là, le Conseil constitutionnel a l’habitude de se prononcer uniquement sur les termes ayant valeur législative, à la lumière de l’ensemble de la disposition[15]. Le Conseil d’État a également accepté l’idée de transmettre les dispositions d’une ordonnance non ratifiée qui ne sont pas séparables d’une disposition législative[16]. Cette jurisprudence ne facilite ni le travail du justiciable ni le travail du juge et entame déjà la cohérence de la répartition du contrôle entre le juge ordinaire et le juge constitutionnel. En deuxième lieu, dans la mesure où la ratification d’une ordonnance a des effets rétroactifs, elle pose des difficultés quant aux contentieux en cours devant le juge ordinaire. Le juge a ainsi été obligé de calquer sa jurisprudence peu ou prou sur celle relative aux lois de validation[17].

 

La décision du 28 mai 2020 permet de régler, en partie, ce problème dans la mesure où, dorénavant, une fois expiré le délai d’habilitation, les dispositions d’une ordonnance seront des dispositions législatives et susceptibles de faire l’objet d’une QPC. Un simple délai vient remplacer une étude parfois compliquée de la nature des dispositions en cause. Le justiciable, comme le juge, sauront dorénavant qu’une fois passé le délai d’habilitation, les ordonnances sont, sur le plan contentieux, assimilables à des lois ordinaires. Il n’y aura pas d’incertitude sur la nature des dispositions des ordonnances qui pesait jusqu’ici sur les requérants et leur conseil. Tout du moins, cette incertitude ne durera que le temps de l’habilitation. Sur ce point, la décision du 28 mai 2020 vient simplifier le contentieux au profit du justiciable et permet même une plus grande cohérence. Cela va réduire les problèmes liés à ce contentieux et notamment au caractère rétroactif de la ratification. Ce problème ne disparaîtra pas, dans la mesure où la rétroactivité agira pour la période de l’habilitation, mais sera réduit aux seuls litiges inscrits dans cette période.

 

 

Les interrogations soulevées par la décision n° 2020-843 QPC.

Si cette décision rend plus cohérent le régime contentieux des ordonnances, elle soulève immanquablement quelques questions.

 

La première d’entre elles porte sur le lien entre la nature d’une norme et l’organisation de son contentieux. Il y a eu une tendance ces dernières années à confondre ces deux éléments au point de considérer que les ordonnances non ratifiées sont des actes de nature réglementaire alors même que la Constitution ne le dit pas, au motif qu’elles sont contrôlées par le juge administratif[18]. Cela est d’autant plus paradoxal que le constituant de 1958 s’est évertué à privilégier le critère matériel de la loi, l’article 34 de la Constitution, reléguant donc le critère organique au second plan. La nouvelle jurisprudence du Conseil constitutionnel permet, en partie, de réconcilier le régime juridique et le régime contentieux des ordonnances : passé le délai d’habilitation, une ordonnance ne peut plus être modifiée que par une loi et sera donc soumise au contrôle du Conseil constitutionnel.

 

Le deuxième problème déjà soulevé par des commentateurs est celui de la dépossession d’une prérogative fondamentale du Parlement : la ratification des ordonnances[19]. Les assemblées seraient privées d’une part importante de la législation nationale. Ce constat nous semble toutefois à nuancer fortement. D’abord, l’habilitation continue d’être nécessaire pour donner valeur législative à une ordonnance pendant la période d’habilitation et pour les litiges qui se nouent durant cette période. Ensuite, on se méprend souvent sur les circonstances par lesquelles la ratification d’une ordonnance intervient. Elle donne rarement lieu à un débat spécifique à l’Assemblée, un débat permettant d’évaluer entièrement les tenants et les aboutissants des dispositions adoptées par l’ordonnance. Au contraire, la ratification, même expresse, est souvent faite au détour d’autres législations et parfois de façon groupée. Ainsi, il est commun de citer l’exemple de la loi de 2004 relative à la simplification du droit qui a ratifié 57 ordonnances en trois articles. Ce cas extrême par son étendue n’est pas un cas isolé, les ratifications groupées sont légion. Difficile de croire que le débat peut se faire de façon approfondie dans ces circonstances, qu’il s’agisse du débat parlementaire relatif à la loi de ratification, ou du débat devant le Conseil constitutionnel relatif à la conformité de cette loi à la Constitution. Il faut sans doute ici aller par-delà les apparences et assumer un saut réaliste en affirmant que bien souvent, le Parlement, lorsqu’il ratifie une ordonnance, ne le fait pas avec l’attention qu’on est en droit d’attendre de lui et qu’il n’est pas et ne peut pas être dans ce cadre un contre-pouvoir efficace au Gouvernement. Sans compter le fait que le nombre d’ordonnances non ratifiées reste important et que le Parlement est toujours en mesure, passé ce délai d’habilitation, d’adopter une loi pour modifier les points de l’ordonnance s’il le souhaite. On rétorquera que la procédure législative est dominée par le Gouvernement, mais c’est aussi le cas pour l’adoption d’une loi de ratification. Enfin, cette décision pourra être une raison supplémentaire, pour le Parlement, même si nous en doutons étant donné l’équilibre des pouvoirs à l’œuvre sous la Ve République, de réfléchir à deux fois avant d’accorder une habilitation au Gouvernement.

 

 

Et maintenant… : la guerre des juges ?

Le Conseil constitutionnel va-t-il s’arrêter là ou est-ce le début d’une mise en chantier de l’ensemble du contentieux des ordonnances de l’article 38 de la Constitution ? Bien malin qui pourra répondre à cette question. Néanmoins, nous nous permettrons quelques hypothèses.

 

On pourrait d’abord interpréter cette décision du Conseil constitutionnel comme anticipant une réforme constitutionnelle. À plus long terme, cette évolution ne pourrait-elle pas être une occasion ? Une occasion pour le constituant de se saisir de ce sujet technique mais si fondamental que sont les ordonnances. L’utilisation à outrance de cet instrument de législation, vivement critiqué d’un point de vue politique, posant des problèmes d’un point de vue juridique, devrait appeler à une réaction forte de la part des institutions politiques. On pourrait imaginer des ordonnances ayant valeur législative dès leur adoption et placées sous le contrôle du Conseil constitutionnel. C’est la solution retenue en Italie[20] par exemple et le texte de l’article 38 de la Constitution ne semble pas s’y opposer même dans sa rédaction actuelle. Il suffirait au Conseil constitutionnel de faire évoluer à nouveau la notion de disposition législative pour y inclure l’ensemble des ordonnances non ratifiées. Le constituant pourrait alors intervenir afin de fixer des règles plus rigoureuses en matière d’habilitation et de ratification : l’habilitation du législateur pourrait être vraiment temporaire et la ratification expresse pourrait devenir obligatoire sous peine de caducité. Cette solution n’est pas inconnue puisque c’est ainsi que fonctionnent les ordonnances de l’article 74-1 de la Constitution. Cela permettrait, en partie, de renforcer les prérogatives du Parlement.

 

Mais à plus court terme, la question fondamentale est de savoir comment le Conseil d’État réagira à cette décision. En effet, le Conseil d’État se trouve « dépossédé »[21]. Cette institution, par ses arrêts et par la voix de ses membres[22], a souvent affirmé son attachement au régime des ordonnances tel qu’il existe aujourd’hui : ainsi il a toujours refusé de transmettre les QPC relatives aux dispositions d’une loi d’habilitation, considérant que « ces lois ne sont, par leur nature même, pas susceptibles de porter atteintes aux droits et libertés que la Constitution garantit »[23]. Néanmoins, cela pourrait évoluer dans la mesure où la Cour de cassation a récemment accepté de transmettre certaines dispositions de la loi d’urgence du 23 mars 2020 et notamment l’article 11.I.2.d, habilitant le Gouvernement à prendre par ordonnance toute mesure adaptant « les règles relatives au déroulement et la durée des détentions provisoires »[24]. Les ordonnances issues de cette habilitation ont déjà été en partie déclarées contraires à la Convention européenne des droits de l’homme par la Cour de cassation[25], dans les arrêts qui ont donné lieu à la transmission des QPC. Étant donné la volonté du Conseil constitutionnel de faire évoluer le régime des ordonnances et les circonstances particulières de cette loi d’habilitation – une loi d’urgence, prise dans l’urgence – on pourrait imaginer que le Conseil constitutionnel accepte de contrôler la conformité des dispositions d’une loi d’habilitation dans son contentieux QPC et renforce ainsi les garanties constitutionnelles relatives à l’utilisation des ordonnances. Il pourrait ainsi montrer qu’aucune loi n’est purement formelle ; puisque garantir la liberté c’est aussi garantir certains principes procéduraux qui peuvent compter parmi les droits et libertés que la Constitution garantit. En effet, le contrôle des lois d’habilitation par le Conseil constitutionnel permet, par la voie du mécanisme des réserves d’interprétation, de donner prise au contrôle de constitutionnalité des ordonnances non ratifiées par le juge ordinaire. Dès lors, si le Conseil constitutionnel accepte de contrôler les lois d’habilitation par la voie de la QPC, le contrôle du juge ordinaire s’en trouvera renforcé, ce qui pourrait être bénéfique pour les justiciables.

 

On voit ainsi que la solution défendue antérieurement par le Conseil d’État est désormais menacée. Elle pouvait s’expliquer par l’absence de contrôle a posteriori de constitutionnalité des lois[26] mais, avec la QPC, le temps ne serait-il pas venu de faire évoluer cette jurisprudence et de confier l’ensemble du contentieux des ordonnances au Conseil constitutionnel et d’affirmer avec force que les ordonnances, dès leur publication, sont des actes de nature législative ? La décision du 28 mai 2020 semble, en la matière, avoir rebattu les cartes. Si le Conseil constitutionnel entame une évolution drastique de ce contentieux, le Conseil d’État tentera-t-il de conserver la main mise sur son contrôle des actes de législation déléguée qu’il dominait déjà bien avant l’émergence de la Ve République ? Bref : la guerre des ordonnances aura-t-elle lieu ?

 

 

 

[1] CC, n° 2020-843 QPC du 28 mai 2020, Force 5 [Autorisation d’exploiter une installation de production d’électricité], JORF n° 0130 du 29 mai 2020, texte n° 58

[2] Cet article est écrit avant le dépôt du commentaire officiel de la décision qui pourrait apporter un éclairage supplémentaire.

[3] V. notamment : CC, n° 2008-564 DC du 19 juin 2008, Loi relative aux organismes génétiquement modifiés. Csdt 49.

[4] CC, n° 2008-211 L du 18 septembre 2008, Nature juridique d’une disposition de la loi n° 2006-686 du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire.

[5] CC, n° 2011-183/184 QPC du 14 octobre 2011, Association France Nature Environnement, Csdt 6

[6] Ibid. Csdt 8.

[7] CC, n° 66-36 L du 10 mars 1966, Nature juridique des dispositions de l’article 3 de l’ordonnance n° 58-897 du 24 septembre 1958 relative au régime économique de l’alcool ; CC, n° 72-73 L du 29 février 1972, Nature juridique de certaines dispositions des articles 5 et 16 de l’ordonnance, modifiée, du 17 août 1967 relative à la participation des salariés aux fruits de l’expansion des entreprises ; CC, n° 85-196 DC du 8 août 1985, Loi sur l’évolution de la Nouvelle-Calédonie.

[8] CE, Sect., 3 novembre 1961, Damiani, Rec. p. 607. ; CE, ass., 11 décembre 2006, n° 279517, Conseil national de l’ordre des médecins.

[9] CC, n° 2020-843 QPC du 28 mai 2020, Force 5 [Autorisation d’exploiter une installation de production d’électricité], § 11.

[10] CC, n° 2011-219 QPC du 10 février 2012, M. Patrick E.

[11] Qu’il nous soit permis de renvoyer à notre article : T. Carrère, « Le contentieux des ordonnances de l’article 38 de la Constitution à l’épreuve de la QPC », RDP, n° 4, 2018, p. 1107 et suiv.

[12] D. Rousseau, P.-Y. Gahdoun, J. Bonnet, Droit du contentieux constitutionnel, 11éd., 2016, LGDJ, p. 181 et suiv.

[13] C’est le cas de Lois de Pays de Nouvelle-Calédonie par exemple : CC, n° 2011-205 QPC, Patelise F.

[14] C’est le cas des lois de transposition de directive, dès lors qu’elles, ne portent pas atteinte à l’identité constitutionnelle de la France : CC, 2010-79 QPC du 17 décembre 2010, M. Kamel D.

[15] CC, n° 2013-331 QPC du 5 juillet 2013, Société Numericable SAS et autre ;

[16] CE, 16 janvier 20118, n° 415043, Union des ostéopathes animaliers et M. L.

[17] CE, 8 décembre 2000, n° 199072, 199135 et 199761, M. Hoffer et autres.

[18] Pour une critique, voir : D. De Béchillon, « La vraie nature des ordonnances », Le dialogique des juges, Mélanges en l’honneur du président Bruno Genevois, 2009, Dalloz, p. 209.

[19] J. Padovani, « Ordre et désordre dans la nature juridique des ordonnances de l’article 38 de la Constitution ? À propos de la décision n° 2020-843 QPC du Conseil constitutionnel du 28 mai 2020 », Le blog Droit administratif, 02.06.2020.

[20] Article 77 de la Constitution italienne. En outre, l’article 134 réserve à la Cour constitutionnelle tous les litiges relatifs à la constitutionnalité des lois et des actes « ayant force de loi ».

[21] J.-P. Derosier, « Le Conseil d’État dépossédé », La Constitution décodée, 4 juin 2020.

[22] B. Genevois, « L’application de l’article 38 de la Constitution : un régime juridique cohérent et nullement baroque », RFDA, 2018, p. 755

[23] CE, 23 janvier 2015, n° 380339, Tirat.

[24] Cass., crim., QPC n° 971 et 973 du 26 mai 2020.

[25] Cass., crim., 26 mai 2020, (20-81.910) et Cass., crim., 26 mai 2020, 20-81.971.

[26] C’est d’ailleurs l’argument retenu au sein du Comité consultatif constitutionnel, le contrôle du Conseil d’État était nécessaire sinon cela aurait permis à des actes du pouvoir exécutif de bénéficier d’une immunité contentieuse. C’était donc une solution favorable aux droits et libertés des citoyens. C’est aussi ce qui a justifié que les constituants ne retiennent pas l’obligation de ratification à l’époque. L’intervention de M. Teitgen devant le Comité consultatif constitutionnel le 13 août 1958 va dans ce sens : Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, vol. 2, 1988, La Documentation française, p. 534-535.

 

 

Crédit photo: Conseil Constitutionnel