Quelques observations sur le jugement du tribunal administratif de Paris dans l’« Affaire du siècle »

Par Jean-Charles Rotoullié

<b> Quelques observations sur le jugement du tribunal administratif de Paris dans l’« Affaire du siècle » </b> </br> </br> Par Jean-Charles Rotoullié

En tant que premier recours tendant à engager la responsabilité de l’État pour carence dans le respect de ses engagements climatiques, le jugement dans l’« Affaire du siècle » était particulièrement attendu. La solution retient l’attention puisque le tribunal administratif de Paris déclare l’État responsable du préjudice écologique découlant du non-respect de son premier budget carbone et ordonne un supplément d’instruction afin de déterminer les mesures de réparation à prescrire. Même si la portée d’un jugement avant-dire droit est délicate à mesurer, on peut néanmoins analyser son apport juridique et sa dimension politique.

 

As the first action to hold the State liable for its failure to comply with its climate commitments, the ruling in the « Affaire du siècle » (« The Case of the Century ») was particularly expected. The solution is noteworthy because the Paris Administrative Court found the State liable for the ecological damage resulting from its failure to comply with its first carbon budget and ordered an additional investigation to determine the remedial measures to be prescribed. Even if the scope of an interim order is difficult to measure, we can nevertheless analyze its legal contribution and its political dimension.

 

Par Jean-Charles Rotoullié, Professeur à l’Université Jean Monnet St-Étienne, CERCRID

 

 

Depuis quelques années, la lutte contre le dérèglement climatique n’est plus seulement un sujet débattu dans les enceintes politiques internationales, régionales et nationales, elle se mène de plus en plus devant les prétoires. À la suite de l’affaire Urgenda[1], dans laquelle les juges néerlandais avaient ordonné à l’État de réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 25 % d’ici 2020, le juge national est perçu par la société civile comme celui qui est capable de « sauver » le climat en contraignant les pouvoirs publics à respecter leurs engagements. La France n’échappe pas à cet engouement en faveur de la justice climatique. En six mois, le contentieux climatique français s’est d’ailleurs étoffé avec le prononcé de deux décisions : l’arrêt Commune de Grande-Synthe rendu par le Conseil d’État en novembre 2020[2] et le présent jugement du tribunal administratif de Paris du 3 février dernier. Si plusieurs aspects techniques du premier arrêt retiennent l’attention, le Conseil d’État ne constate aucune carence de l’État vis-à-vis de ses engagements climatiques. Dans cette première décision climatique, le juge administratif ne fait en réalité qu’ordonner un supplément d’instruction afin que le gouvernement justifie que la trajectoire de réduction des gaz à effet de serre pour 2030 pourra être respectée sans que des mesures supplémentaires ne soient nécessaires. Ces informations ont été transmises au Conseil d’État le 22 février 2021. La phase d’instruction débutera en avril et la décision sur la carence étatique devrait être rendue durant l’été. Ce prochain arrêt sera central puisqu’en se prononçant sur l’inaction de l’État, le juge administratif devrait préciser l’intensité du contrôle qu’il exercera sur des choix de politiques publiques. Quant au jugement du tribunal administratif de Paris, il était particulièrement attendu non seulement pour la solution qu’il donne à un contentieux inédit, mais aussi en raison du traitement médiatique dont il a fait l’objet. Le recours indemnitaire introduit par les ONG requérantes (Oxfam France, Notre Affaire À Tous, Fondation pour la Nature et l’Homme et Greenpeace France) en 2018 s’est en effet accompagné d’une pétition rassemblant plus de deux millions de signatures et a été soutenu par plusieurs personnalités publiques. Sur le fond, les requérants cherchaient à faire condamner l’État pour carence en matière de lutte contre le changement climatique et à l’obliger à réparer plusieurs préjudices – le préjudice moral subi par les requérants et le préjudice écologique – à hauteur d’un euro symbolique. En outre, ils demandaient au juge d’enjoindre au Premier ministre et aux ministres compétents de mettre un terme à l’ensemble des manquements de l’État à l’égard de ses obligations climatiques générales et spécifiques ou d’en pallier les effets. Après avoir reconnu les requérants recevables en leur action, le tribunal administratif de Paris a déclaré l’État responsable du préjudice écologique découlant du non-respect de son premier budget carbone et a ordonné, comme dans l’affaire Commune de Grande-Synthe, un supplément d’instruction afin de déterminer les mesures de réparation à prescrire. L’État est néanmoins condamné à payer quatre euros (un euro à chaque association) au titre du préjudice moral[3].

 

La portée d’un jugement avant-dire droit est délicate à apprécier puisqu’elle se mesure aussi par rapport au résultat du supplément d’instruction ordonné et qu’un recours devant le Conseil d’État invite à la prudence. Malgré ces réserves, on essaiera néanmoins d’analyser l’apport juridique du jugement (1) et sa dimension politique (2).

 

 

1 – L’apport juridique

S’il est vrai que le régime de la responsabilité des personnes publiques est souvent présenté comme inadapté à la matière environnementale, la solution retenue en l’espèce permet de relativiser ce constat. Le juge administratif innove ici en condamnant, pour la première fois, l’État à réparer un préjudice écologique alors que, jusqu’à présent, il était plutôt récalcitrant à son endroit. Bien qu’elle soit inédite et originale, cette solution était néanmoins prévisible. La loi « Biodiversité » de 2016 a en effet inséré aux articles 1246 et suivants du code civil le régime de réparation du préjudice écologique dégagé par le juge judiciaire dans l’affaire de l’Erika, et on sait que le juge administratif peut se référer ou s’inspirer des dispositions dudit code pour rendre ses décisions. En outre, le fait que le premier cas de réparation du préjudice écologique concerne l’inaction de l’État en matière climatique pourrait étonner, tant les dommages environnementaux liés au réchauffement climatique sont difficiles à appréhender dans le temps et dans l’espace. Plusieurs travaux envisagent néanmoins une telle possibilité[4]. Après avoir reconnu un tel préjudice écologique (aggravation de l’érosion côtière, accélération de la perte de masse des glaciers, augmentation des phénomènes climatiques extrêmes, etc.), le juge lui applique les dispositions du code civil relatives à sa réparation. Celle-ci doit, en principe, s’effectuer par priorité en nature et, en cas d’impossibilité, par le versement de dommages et intérêts affectés à la réparation de l’environnement. Or, les associations ayant demandé la condamnation de l’État au paiement d’un euro symbolique afin d’accéder au juge et à son pouvoir d’injonction, leur demande est rejetée et le tribunal ordonne un supplément d’instruction pour évaluer les mesures de réparation susceptibles d’être prescrites. Sans se risquer à un pronostic sur la décision à venir, on peut penser qu’il sera délicat d’ordonner des mesures de réparation en nature à propos de dommages irréversibles, à moins de savoir reconstituer la banquise… De même, le montant des dommages et intérêts paraît fastidieux à évaluer. Il n’est pas évident d’apprécier monétairement les dégradations causées par les émissions de gaz à effet de serre français pendant un laps de temps court sur le niveau des mers, la fonte des glaciers ou encore la récurrence des catastrophes naturelles…

 

En outre, le jugement étonne à propos de la carence fautive. Alors que le Conseil d’État avait consacré dans l’arrêt Commune de Grande-Synthe une valeur contraignante à l’objectif de réduction de 40 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, le tribunal administratif semble plus précis quant à la portée de l’obligation d’action de l’État en matière climatique. Il juge ainsi que « l’État français, qui a reconnu l’existence d’une « urgence » à lutter contre le dérèglement climatique en cours, a également reconnu sa capacité à agir effectivement sur ce phénomène pour en limiter les causes et en atténuer les conséquences néfastes ». Surtout, « l’État a choisi de souscrire à des engagements internationaux et, à l’échelle nationale, d’exercer son pouvoir de réglementation, notamment en menant une politique publique de réduction des émissions de gaz à effet de serre émis depuis le territoire national, par laquelle il s’est engagé à atteindre, à des échéances précises et successives, un certain nombre d’objectifs dans ce domaine ». Pour fonder cette obligation d’action, le juge de premier ressort se fonde, comme le Conseil d’État avant lui, sur l’Accord de Paris, le droit dérivé européen tandis qu’il refuse de se référer à la Convention EDH. En revanche, il vise également et de manière originale le principe de prévention prévu à l’article 3 de la Charte de l’environnement. Pour prouver la carence de l’État, les requérants soulevaient plusieurs moyens relatifs au non-respect d’objectifs. Plusieurs d’entre eux – non-respect des objectifs d’amélioration de l’efficacité énergétique ou encore de développement des énergies renouvelables ; insuffisance des objectifs pour limiter le réchauffement à 1,5 °C et des mesures d’évaluation et de suivi et des mesures d’adaptation – sont rejetés comme n’étant pas directement à l’origine du préjudice écologique causé. C’est donc sur le terrain du lien de causalité que le juge se place. En revanche, il fonde la carence de l’État sur le non-respect de son premier budget carbone. En effet, au cours de la période 2015-2018, la France a dépassé de 3,5 % la limite de gaz à effet de serre qu’elle s’était assignée. C’est cette carence qui a été reconnue comme la cause du préjudice écologique à réparer. À ce sujet, le juge administratif fait également preuve d’une souplesse remarquable. En général, le lien de causalité entre la carence de l’État et le préjudice causé constitue un obstacle sérieux dans le contentieux climatique. Or, bien qu’il soit loin d’être aisé d’imputer à la France la responsabilité d’un phénomène global, le tribunal administratif reconnaît implicitement, mais nécessairement, que le lien de causalité est prouvé sans pourtant le mentionner, puisqu’il reconnaît l’État responsable de la réparation d’un préjudice écologique.

 

En dehors de son apport juridique, le jugement dans l’« Affaire du siècle », tout comme l’arrêt Commune de Grande-Synthe, confirme la dimension politique des problématiques environnementales et du droit qui les régit.

 

 

2 – La dimension politique

Personne ne doute que la protection de l’environnement soit devenue, à mesure que l’état de la planète se dégrade, un enjeu politique fort pour les pouvoirs publics souhaitant répondre aux attentes de leurs électeurs. Ainsi, les gouvernements successifs ont voulu laisser leur empreinte en faisant voter un ou deux « grands » textes environnementaux durant leur mandat (Charte de l’environnement sous Jacques Chirac ; lois Grenelle 1 et 2 sous Nicolas Sarkozy ; loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte et loi Biodiversité sous François Hollande). De même, le choix de la personnalité du ministre de l’environnement (Nicolas Hulot par exemple) et son statut au sein du gouvernement (ministre d’État ou ministre) ont toujours été présentés comme le reflet de l’action environnementale menée par le gouvernement. De manière très nette, la démission de Nicolas Hulot en 2018 et la victoire des écologistes aux élections européennes l’année suivante ont largement impulsé le virage écologique opéré par le président de la République et son gouvernement. En deux ans, la loi relative à l’énergie et au climat a été promulguée, la Convention citoyenne pour le climat a été instaurée et un plan de relance comprenant un volet sur la transition écologique a été adopté. Deux projets de loi – projet de loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets et projet de loi constitutionnelle complétant l’article 1er de la Constitution et relatif à la préservation de l’environnement – ont été déposés devant le Parlement.

 

L’« Affaire du siècle » va plus loin et renvoie au rôle politique du juge administratif, largement démontré par Danièle Lochak, en mettant en lumière la difficulté pour celui-ci de devoir trancher un contentieux soulevant de nouvelles interrogations juridiques mais dont l’objet est largement polémique. Sur un sujet aussi sensible que l’urgence climatique, on peut en effet questionner le sens de la solution retenue par le tribunal administratif. Est-ce le reflet de la conscience environnementale du juge, et donc d’une démarche volontariste de sa part, ou bien une réponse aux attentes de la société civile et de l’opinion publique ? Plusieurs éléments peuvent aller dans ce dernier sens. Face à la première action indemnitaire en matière climatique, il paraissait en effet délicat, comme dans l’arrêt Commune de Grande-Synthe, de ne pas déclarer recevable le recours introduit. Sur le fond, si la requête avait été rejetée pour défaut de lien de causalité, le tribunal aurait donné raison à l’État pour une carence – le dépassement de son budget carbone – qu’il ne conteste absolument pas. On lui aurait alors reproché, comme bien souvent, sa trop grande proximité avec l’administration. En outre, concernant la carence fautive retenue, elle était aussi la plus aisée à mesurer car elle n’impliquait pas, contrairement aux autres (efficacité énergétique, énergie renouvelable), un contrôle de choix politiques et économiques. La critique du « gouvernement des juges » est ainsi esquivée. Au-delà du jugement, la communication autour de la décision révèle sa charge politique. Sitôt celle-ci rendue, les requérants ont commencé à qualifier ce jugement avant-dire droit d’« historique ». Du côté du ministère de la transition écologique et solidaire, un véritable plan de communication a été mis en place. Le jour même, il a immédiatement réagi, via un tweet et un communiqué de presse, pour rappeler l’ensemble des textes qui étaient en cours d’adoption afin que la France respecte ses engagements. Le communiqué de presse concluait d’ailleurs que le gouvernement « a conscience des attentes légitimes et est à l’écoute des interpellations de la société civile sur ces sujets ». Quatre jours plus tard, la ministre Barbara Pompili annonçait sur Twitter que la France avait baissé en 2019 ses émissions de gaz à effet de serre de 1,7 %, quand l’objectif était seulement de 1,5 %. D’après la ministre, « l’action climatique de la France est au rendez-vous (…) le cap est bon ». Surtout, le gouvernement a déposé une semaine après le jugement le projet de loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, issu des travaux de la Convention citoyenne pour le climat à l’Assemblée nationale et engagé la procédure accélérée pour son adoption. Cela faisait pourtant plus de six mois que la Convention avait publié ses propositions… Depuis, les insuffisances du projet de loi ont été largement dénoncées.

 

S’il est encore trop tôt pour mesurer la portée concrète de ce jugement, il faut espérer qu’il encouragera les parlementaires et le gouvernement à améliorer le projet de loi en cours de discussion.

 

 

 

[1] Cour suprême des Pays-Bas, 20 décembre 2019, n° 19/00135.

[2] CE, 19 novembre 2020, n° 427301.

[3] La réparation du préjudice moral des associations pour carence fautive de l’État mériterait aussi des développements supplémentaires mais il a déjà pu être réparé dans l’affaire de la pollution des côtes bretonnes par les algues vertes (CAA Nantes, 1er déc. 2009, n° 07NT03775).

[4] v. A. Van Lang, « L’hypothèse d’une action en responsabilité contre l’État », RFDA, 2019. 652.

 

Crédit photo: Emeric Fohlen, L’Affaire du Siècle