Une nation québécoise au sein de la Fédération canadienne ? Retour sur le projet de révision de la Constitution canadienne initié par le Québec

Par Elsa Ducruy

<b> Une nation québécoise au sein de la Fédération canadienne ? Retour sur le projet de révision de la Constitution canadienne initié par le Québec </b> </br> </br> Par Elsa Ducruy

Ayant recherché sans succès le consensus fédéral sur la reconnaissance d’une nation québécoise, les représentants québécois ont décidé de déclarer l’existence de la nation, et de l’inscrire dans la Constitution canadienne de façon unilatérale. Au niveau provincial, un projet de loi prévoit ainsi d’inscrire dans la loi constitutionnelle de 1867, c’est-à-dire au sein d’une loi fédérale, que « les Québécoises et les Québécois forment une nation ». Le projet prévoit aussi d’ajouter que « le français est la seule langue officielle du Québec. Il est aussi la langue commune de la nation québécoise ». Malgré des soutiens inattendus, des incertitudes pèsent encore sur le projet de Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français, dite « loi 96 ».

 

Having unsuccessfully sought federal consensus on the recognition of a Quebec nation, Quebec representatives decided to declare the existence of the nation and to enshrine it in the Canadian Constitution unilaterally. At the provincial level, a bill provides for the inclusion in the Constitution Act, 1867, that is, in a federal statute, that “Quebecers form a nation”. The bill would also add that “French shall be the only official language of Quebec. It is also the common language of the Quebec nation”. Despite unexpected support, uncertainties still hang over the proposed Act respecting French, the official and common language of Québec, known as « Bill 96 ».

 

Par Elsa Ducruy, Doctorante à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)

 

 

Les mésaventures constitutionnelles québécoises sont bien connues. Malgré les échecs successifs, le Québec n’a pas cessé de rechercher une autonomie plus forte, et il serait fort imprudent de dire que la question de l’indépendance n’est plus d’actualité, car son ombre flotte toujours sur le fédéralisme canadien, comme le révèle la récente déclaration du premier ministre canadien, Justin Trudeau, au sujet de la « nation québécoise ».

 

Mais avant de l’analyser, il est indispensable de rappeler quelques grands moments de l’histoire québécoise, sans prétendre toutefois à l’exhaustivité. En 1981, lors de la nuit des Longs Couteaux, le premier ministre canadien — Pierre-Elliot Trudeau (le père du premier ministre actuel) — fait accepter son projet de loi constitutionnelle par l’ensemble des provinces, excepté le Québec, dont le représentant dort paisiblement à quelques rues du lieu des négociations. Cette loi permet de « rapatrier » la Constitution, c’est-à-dire d’obtenir une indépendance complète vis-à-vis du Parlement britannique. Elle incorpore également la Charte des droits et libertés à la Constitution canadienne qui, rappelons-le, n’est pas formalisée dans un seul document mais composée de plusieurs textes, dont à titre principal l’acte de l’Amérique du Nord de 1867 et la loi constitutionnelle de 1982 (le « rapatriement »).

 

A la suite de l’exclusion de son premier ministre des négociations, le Québec refuse de reconnaître le rapatriement, et plusieurs négociations tentent de résoudre ce problème, plus politique que juridique. Ainsi, en 1987, il a été question de définir constitutionnellement le Québec par l’expression « distinct society », ce qui fait référence à la théorie des deux peuples fondateurs de la Fédération canadienne, les canadiens anglais d’une part et les canadiens français d’autre part. Le Québec regroupant la majorité de ces « canadiens français », l’objectif était de reconnaître la spécificité de la province, et d’obtenir certains pouvoirs corrélatifs. Parmi ceux-ci, il s’agissait notamment de garantir un veto québécois sur les révisions constitutionnelles à venir et la participation à la sélection des juges de la Cour Suprême du Canada. Cependant, si les accords du Meech Lake ont été signés, ils n’ont pas été ratifiés à temps par les législatures provinciales et se sont donc soldés par un échec. En 1992, les accords de Charlottetown proposent un projet similaire, qui est également rejeté, cette fois-ci par un double référendum en date du 26 octobre 1992. En effet, une fraction de ce référendum est organisée par les instances fédérales, tandis qu’une autre est organisée de façon séparée par les instances québécoises, celles-ci ayant refusé de participer à la votation fédérale[1].

 

En 1995, après l’échec du référendum d’indépendance, les revendications s’essoufflent quelque peu. En 2004, le « scandale des commandites » révèle l’usage de fonds publics entre 1996 et 2004 à des fins de propagande des actions fédérales au Québec, mais également à des fins de discrédit des actions du Parti Québécois. L’objectif était de contrecarrer les velléités souverainistes du Québec, mais le résultat fut inverse. En effet, peu après la publication des rapports d’enquête relatifs à ce scandale, le Bloc Québécois, parti minoritaire agissant sur la scène fédérale, cherche à faire voter une motion visant à la reconnaissance de la nation québécoise.

 

Toutefois, la Chambre des communes a préféré adopter une motion proposée par le premier ministre canadien Stephen Harper, prévoyant « Que cette Chambre reconnaisse que les Québécoises et les Québécois forment une nation au sein d’un Canada uni »[2]. Ainsi, la nationalité québécoise est subordonnée à l’adhésion à la Fédération, ce qui semble plutôt contre-intuitif. En réalité, la rédaction de cette motion suppose que le Québec n’est une nation que s’il fait partie de la Fédération canadienne. Dans le cas contraire (une sécession par exemple), il est sous-entendu que les instances fédérales ne reconnaîtraient plus la nation québécoise. En d’autres termes, il s’agit ici d’une nation amputée de son essence, à savoir de son droit à l’auto-détermination, de son autonomie. Depuis, et ce malgré l’absence totale d’effet constitutionnel de la motion adoptée, l’idée d’une véritable reconnaissance d’une nation québécoise a été reléguée aux oubliettes.

 

Ces échecs passés ont sûrement influencé le choix de l’exécutif québécois lorsqu’il a proposé, au sein du projet de loi 96, une révision de la Constitution du Canada, ne résultant pas d’un consensus des entités fédérées – les provinces – mais bien d’une décision unilatérale du Québec, via sa législature.

 

 

L’adoption du projet de loi : triomphe retentissant ou amère déconvenue ?

Le projet de loi 96, qui est donc un projet de loi québécois, cherche avant tout à protéger la langue française, dont l’érosion est un sujet sensible au Québec. Le texte prévoit ainsi que le français sera la seule langue officielle du Québec, et qu’il sera la langue commune des Québécois et Québécoises, qui désormais formeront une nation. D’un point de vue juridique, ce sont surtout les mesures linguistiques qui embarrassent les juristes. Toutefois, l’aspect national de ce projet ne doit pas être ignoré car, du point de vue du ROC (« Rest Of Canada », expression évocatrice s’il en est), chaque opposition québécoise au statu quo présente un caractère alarmant.

 

Présenté le 13 mai 2021 à l’Assemblée Nationale du Québec, chambre unique de la Belle Province, le projet a été adopté à l’unanimité des présents. Justin Trudeau, le premier ministre canadien, a alors affirmé, de façon assez inattendue, que « par rapport à la capacité de modifier la Constitution, en ce qui a trait à une province en particulier, effectivement, ce que nous comprenons par nos analyses initiales, c’est que le Québec a le droit de modifier une partie de la Constitution, pour souligner d’ailleurs des constats que nous avons déjà fait au niveau du gouvernement fédéral », ces constats étant relatifs à l’existence d’une nation québécoise et au fait que le français constitue la langue officielle de cette nation.

 

La déclaration de Justin Trudeau s’inscrit dans un contexte politique particulier puisque le premier ministre est, volontairement ou non, l’héritier des opinions défendues par son père, ancien premier ministre canadien, qui s’était puissamment opposé à la reconnaissance d’une nation québécoise. De plus, le gouvernement Trudeau est minoritaire depuis 2019 – ce qui n’est arrivé que 14 fois dans l’histoire de la Fédération canadienne – et a survécu à un vote de confiance le 6 octobre 2020, évitant de justesse des élections anticipées, qui demeurent une possibilité. Les propos du premier ministre restent prudents, mais ouvrent la voie à d’autres soutiens, notamment en provenance des premiers ministres d’autres provinces. En conséquence, les opposants déclarés à cette révision sont fort peu nombreux.

 

Toutefois, le processus législatif débute à peine. Si rien n’indique que le franchissement des étapes à venir rencontrera un quelconque écueil, rien ne garantit non plus que les soutiens au niveau fédéral seront maintenus, l’adoption d’une loi étant chronophage et le soutien du premier ministre étant certainement conditionné aux échéances électorales.

 

En réalité, puisque l’Assemblée Nationale du Québec est la seule à pouvoir adopter ou rejeter cette loi, son adoption n’est plus qu’une formalité. La discussion se porte plutôt sur la question de savoir si une loi fédérée, adoptée par une législature provinciale, peut avoir des conséquences constitutionnelles à l’échelle fédérale, c’est-à-dire sur les instances fédérales ainsi que sur les autres provinces canadiennes. Plus exactement, une loi fédérée peut-elle équivaloir à une modification indirecte de la constitution fédérale ?

 

 

La nation québécoise : reconnaissance fédérale ou déclaration provinciale ?

Le Québec se propose de réviser unilatéralement la loi constitutionnelle de 1867, en utilisant l’article 45 de la loi constitutionnelle de 1982 (ce qui, soit dit en passant, revient peu ou prou à reconnaître cette loi), qui dispose que « sous réserve de l’article 41, une législature a compétence exclusive pour modifier la constitution de sa province ».

 

Cet article peut sembler surprenant, mais il faut garder à l’esprit qu’une telle procédure existe depuis 1867, du temps où les révisions constitutionnelles dépendaient de l’Empire, c’est-à-dire du Parlement britannique, et non du Parlement canadien. Le Parlement britannique ayant plus d’une colonie à administrer, lorsque le Canada est devenu un Dominion en 1867, il a paru opportun aux rédacteurs de la loi constitutionnelle de réserver aux provinces un pouvoir unilatéral de révision constitutionnelle, étant entendu que le champ de ces révisions ne concernerait que la province à l’origine de l’amendement. Ainsi, le pouvoir unilatéral de révision constitutionnelle des provinces (entités fédérées) existe, mais à la condition qu’il n’ait aucun effet sur la loi constitutionnelle de l’ensemble de la Fédération, c’est-à-dire sur la Constitution canadienne.

 

Il faut ici noter que cette procédure n’a jamais été utilisée depuis le rapatriement de la Constitution. En effet, la loi constitutionnelle de 1982 prévoit différentes procédures de révision de la Constitution, et le principe est celui d’un accord majoritaire entre les provinces et les instances fédérales, voire même d’un consensus unanime selon les matières concernées. Les procédures de révisions unilatérales, prévues par les articles 44 (à l’initiative du Parlement fédéral) et 45 (à l’initiative d’une province), s’apparentent donc à des procédures dérogatoires. L’article 44 a certes été utilisé à 3 reprises[3], mais l’unilatéralité provenait des instances fédérales et n’avait pas choqué autant que le projet de loi 96 faisant l’objet de ce billet.

 

Revenons à l’article 41, auquel l’article 45 fait référence. Celui-ci vient limiter le pouvoir unilatéral de révision constitutionnelle, puisqu’il traite d’un nécessaire consentement unanime des provinces et des instances fédérales pour les révisions portant sur certaines matières, dont l’usage du français et de l’anglais, sous réserve de l’article 43. Certaines matières, dont la langue, sont ainsi retranchées des possibilités de révisions unilatérales. Toutefois, cette première limite est allégée par l’article 43, qui prévoit quant à lui que lorsqu’une modification de la Constitution n’intéresse pas l’ensemble du Canada, le consentement des seules provinces concernées ainsi que des instances fédérales suffit à la révision.

 

En l’espèce, le projet de loi 96, dans sa partie relative à la modification de la Constitution canadienne, projette d’une part d’ajouter à la loi que « les Québécoises et les Québécois forment une nation », et d’autre part d’ajouter que « le français est la seule langue officielle du Québec. Il est aussi la langue commune de la nation québécoise ».

 

Au vu de ces dispositions, la mention d’une nation québécoise ne pose pas de grande difficulté juridique. En revanche, les quelques mots relatifs au français sont problématiques, et nécessiteraient a minima l’application de la procédure prévue par l’article 43, c’est-à-dire l’aval des instances fédérales. Mais là encore, cela repose sur le présupposé selon lequel ces dispositions linguistiques n’auraient d’effet qu’au Québec, ce qui reste sujet à interprétation. Dans le cas où l’on considérerait que l’effet est plus global, et que cette révision a un impact sur les autres provinces, ce qui n’est pas ridicule d’un point de vue immigratoire ou économique, c’est la procédure de l’article 41 qui s’appliquerait. Dans ce cas, l’Histoire ayant montré que l’unanimité n’est pas chose aisée au Canada, l’aspect linguistique du projet risquerait d’avorter.

 

A ce sujet, il est éclairant de noter que les nouvelles dispositions constitutionnelles seraient placées à l’article 90 de la loi de 1867, qui s’inscrit dans un titre consacré aux constitutions provinciales, et plus précisément dans une section intitulée « les quatre provinces ». L’ensemble de deux dispositions que le Québec souhaite ajouter s’intitule d’ailleurs « Caractéristiques fondamentales du Québec ». Ces choix sont loin d’être anodins, car toute la difficulté du projet repose sur l’interprétation future de ces dispositions. S’agit-il d’une reconnaissance constitutionnelle forcée de la nation québécoise par l’ensemble du Canada, ou bien d’une simple déclaration à incidence provinciale ?

 

Le Québec, en rédigeant sa proposition de la sorte, a entendu maximiser ses chances de reconnaissance nationale par les autres parties à la Fédération, ainsi que par le pouvoir fédéral, ce qui reste cependant douteux.

 

 

Les suites de la loi en cas d’adoption : des pouvoirs ou des mots ?

En supposant de façon optimiste que la loi soit adoptée et que la Cour Suprême du Canada ne la rende pas inopérante, il existe deux options.

 

La première est de considérer cette révision comme n’ayant d’effets qu’au Québec, auquel cas la révision aura à l’échelle canadienne (c’est-à-dire fédérale) une portée symbolique, mais pas d’effet juridique à première vue. A l’échelle québécoise en revanche, la législature pourra se fonder sur ces dispositions pour légitimer ses réformes, spécialement dans le domaine de la lutte contre l’érosion du français. Toutefois, en cas de contentieux, la Cour Suprême du Canada sera compétente en dernière instance, et rien ne dit qu’elle prendra en compte ces dispositions. Cela étant, il serait également délicat pour la Cour de n’en pas tenir compte du tout, et un léger espoir demeure pour les Québécois en quête de reconnaissance fédérale.

 

La deuxième option est de considérer l’existence d’effets sur les autres provinces, ou bien sur la Fédération. Dans ce cas, si la révision était tout de même adoptée, ce qui serait plus ardu, le Québec pourrait se voir reconnaître des pouvoirs dont il ne dispose pas actuellement. C’est l’hypothèse que développe James A. Charlton[4], qui explique qu’un accord sur l’existence de la nation québécoise ouvrirait la voie à une reconnaissance textuelle de coutumes existantes mais peu protégées, comme la présence de trois québécois sur les neuf juges composant la Cour Suprême du Canada. Selon l’auteur, cela aiderait également le Québec à légitimer les mesures portant atteinte à la Charte des droits et libertés. Comme indiqué plus haut, cette charte a été ajoutée à la Constitution en 1982, lors du rapatriement, non reconnu par le Québec. Dans le contexte québécois, ce texte revient à réduire les droits collectifs au profit des droits individuels, notamment en matière linguistique.

 

L’atteinte aux droits individuels reste possible, mais deux conditions doivent être réunies, à savoir la présence d’un objectif urgent et substantiel, et le respect du principe de proportionnalité entre l’atteinte et l’objectif poursuivi. Le Québec n’est pour le moment pas reconnu en tant que nation sur le plan constitutionnel, rendant la caractérisation de la première condition malaisée. De la même manière, la seconde condition, subséquente, est difficile à remplir, puisque l’objectif en question n’est pas considéré comme suffisamment légitime pour être urgent et substantiel.

 

Ainsi, cette révision constitutionnelle, si elle aboutit, appelle à une interprétation nouvelle des lois québécoises, à la lumière de l’existence d’une nation québécoise, et permettrait au Québec, en cas de contentieux, de mieux justifier ses mesures linguistiques ou d’autres mesures à caractère national.

 

Toutefois, que l’on considère l’intention louable ou non, l’objectif légitime ou non, l’existence de la nation québécoise réelle ou non, toujours est-il que l’unilatéralité de la révision l’empêchera sans doute de porter ses fruits. En effet, une opposition de la part des autorités des autres provinces ou d’un nouveau gouvernement fédéral demeure une possibilité, et il convient de garder en mémoire que l’opinion du ROC (« Rest Of Canada ») reste très divisée sur la question de la nation québécoise, en ce qu’elle est considérée comme un premier pas vers la souveraineté québécoise, c’est-à-dire comme un premier pas vers l’indépendance. Dans son ouvrage, James A. Charlton se livre à un exercice quelque peu divinatoire sur les conséquences éventuelles de la reconnaissance de la nation québécoise. Pourtant, il n‘envisage à aucun instant que cette révision se fasse de façon unilatérale, ce qui s’explique très bien, car une telle révision de la Constitution ne peut aboutir à une reconnaissance multilatérale de la nation québécoise.

 

 

 

[1] Il est intéressant de noter que les Québécois vivant hors du Québec avaient donc la possibilité de voter à deux reprises sur la même question, en participant d’une part au référendum fédéral, et d’autre part au référendum provincial.

[2] Motion adoptée le 27 novembre 2006, dite « Resolution Harper ».

[3] Loi constitutionnelle de 1985, Loi constitutionnelle de 1999 (Nunavut) et Loi sur la représentation équitable de 2011.

[4] CHARLTON (J.A.), The Nation of Québec in a United Canada: Recognizing and defining Quebec’s distinctiveness in the Constitution of Canada, Ottawa, 2007, 98p.

 

 

 

Crédit photo: Jackie Hutchinson, Montréal