Leçons françaises d’un jubilé royal

Par Rémy Libchaber

<b> Leçons françaises d’un jubilé royal </b> </br> </br> Par Rémy Libchaber

L’anniversaire des soixante-dix ans d’accession au trône de la reine Elizabeth d’Angleterre a donné lieu à des festivités populaires intenses, qui ont étonné de ce côté de la Manche. Comment peut-on s’attacher ainsi à un modèle constitutionnel dépassé, à une famille royale aux membres si critiquables, quelque génération que l’on envisage, à une reine dont le mutisme prolongé semble avoir tenu lieu de personnalité ? Le contraste entre la moquerie française et l’enthousiasme anglais traduit une incompréhension dont il faut rendre compte.

 

On insistera à cet égard sur un élément rarement évoqué. Ce que les célébrations anglaises illustrent pour un Français, c’est la déconnexion entre la nation — ensemble collectif incarné dans la personne de la reine —, et l’État tel qu’il est conçu en France en tant qu’extériorisation des pouvoirs publics, représenté par le système parlementaire et notamment le premier ministre. Par une singularité de l’histoire britannique, cette dissociation se révèle proche de l’épure : à la stabilité d’un règne d’exception, à la longévité d’une reine déjà active au sortir de la seconde guerre mondiale, s’oppose la versatilité d’un pouvoir politique changeant, si l’on excepte quelques périodes de stabilité. Combien de premiers ministres la reine a-t-elle côtoyés au cours de son règne ? On parle d’une quinzaine, en oubliant l’incroyable différence de temporalité entre l’époque de Winston Churchill et celle de Boris Johnson. La reine d’Angleterre a pu ainsi jouer le rôle d’un formidable marqueur de continuité dans une ère étonnamment changeante, qui a vu l’Angleterre perdre sa primauté jusqu’à devenir ce qu’elle est aujourd’hui : une grande puissance, mais de second rang. Ce contraste entre stabilité de la nation et dépérissement du pouvoir ne conduit-il pas les Anglais à chercher à voir dans leur reine, peut-être au gré d’une certaine illusion, l’image de la continuité d’une nation étonnamment résistante — jusqu’au choix du Brexit !

 

 

Chez nous, par construction historique sans doute, l’État écrase la nation en prétendant constamment s’y substituer. Si l’on peut aisément trouver des représentants de l’État plus ou moins notables, il est rare qu’ils puissent incarner la nation au même titre. Peut-être de Gaulle y est-il quelques fois parvenu, et notamment dans les moments où il apostrophait son “cher et vieux pays”. Peut-être les Présidents des périodes de cohabitation ont-ils pu incarner quelque chose de cet ordre : la nation contre l’État, le peuple contre la politique. Ce n’est pas un hasard si la France a choisi un système constitutionnel mixte, ni parlementaire ni présidentiel, en totalité, mais hésitant entre les deux selon l’équilibre des majorités des différents organes. Dans un système présidentiel strict, la personne du Président fait contrepoids au Parlement et peut s’élever jusqu’à incarner la nation, aux-côtés du pouvoir ou contre lui. Dans un système parlementaire, un Président de la République de pure apparence incarne parfois autre chose que le pouvoir politique, tout entier rassemblé dans un Premier ministre responsable devant le Parlement. La situation française, en dehors de situations d’exception, ignore comme volontairement la différence entre le pouvoir de l’État et quelque chose d’impalpable qu’on appellerait la nation.

 

C’est là l’effet d’une construction historique dont nous peinons à prendre conscience, même si quelques comparaisons internationales nous montrent parfois combien notre répartition des rôles est singulière. Pour le meilleur ou pour le pire, la France a choisi la soumission absolue de la nation à l’État, cette dernière dût-elle étouffer !

 

Par Rémy Libchaber, Professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne

 

 

 

 

Crédits photo: en-tête : Johnny Gios @supergios ; galerie : Platinum Jubilee Pageant / Shepard Communications