Le Conseil de défense « énergétique » et la persistance anachronique du présidentialisme

Par Thibault Desmoulins

<b> Le Conseil de défense « énergétique » et la persistance anachronique du présidentialisme </b> </br> </br> Par Thibault Desmoulins

Vendredi 2 septembre s’est réuni pour la première fois un Conseil de défense « énergétique » sous la présidence du chef de l’État français, Emmanuel Macron. L’utilisation répétée de ce conseil restreint, au sortir d’une crise sanitaire qu’il a déjà contribué à gérer, conduit à s’interroger sur les fondements juridiques de sa compétence, ainsi que sur l’effet politique de ces nouvelles interventions. Une telle sollicitation du Conseil de défense a pour particularité de survenir à un moment constitutionnel où s’ouvre une nouvelle législature, au sein de laquelle la majorité parlementaire soutenant la présidence s’avère toute relative. Cette activité marque-t-elle la permanence d’un présidentialisme pourtant devenu anachronique ?

 

For the first time on Friday, September 2, the French Head of State, Emmanuel Macron, chaired an « energy » defense council. The repeated use of this select council, in the wake of a sanitary crisis that it has helped to manage, raises questions about the legal basis of its authority, and the political consequences of these new interventions. The repeated gathering of the Defence Council comes at a special constitutional moment when a new parliamentary term is beginning, and the parliamentary majority supporting the president is quite relative. Does this activity mark the permanence of a presidential system that has become anachronistic ?

 

Par Thibault Desmoulins, Docteur en droit de l’Université Panthéon-Assas, Qualifié aux fonctions de maître de conférences en droit public (CNU 02)

 

 

L’actualité fournit une fois encore l’occasion de voir s’affronter deux conceptions opposées du régime politique français. D’un côté, l’Exécutif et la majorité parlementaire affirment, dans les termes empruntés à l’intervention de Franck Riester sur Europe 1 (2 sept. 2022), qu’« il y a des décisions d’urgence à prendre » et que leur « cap » ne peut être fixé que par la présidence de la République. Le ministre de l’action et des comptes publics, Gabriel Attal, a par ailleurs insisté sur l’urgence de la situation, au point de déclarer : « je m’étonne même que ce constat puisse faire débat » (28 août 2022). D’un autre côté, les oppositions parlementaires continuent de dénoncer l’exercice solitaire du pouvoir par le chef de l’État et l’activité d’un organe rattaché à la présidence concentre à nouveau les débats : la réunion du Conseil de défense, cette fois-ci sur la thématique énergétique, fait l’objet de critiques au point d’avoir entraîné la proposition, par un membre de l’opposition parlementaire, de convoquer sans délai une session extraordinaire du Parlement.

 

 

Une extension perpétuelle de l’activité du Conseil de défense à droit constant

Ces réunions du Conseil de défense consacrées à la question énergétique ne se fondent sur aucune disposition juridique particulière. Il ne serait donc pas exact de considérer que le Conseil de défense « énergétique » a été récemment « créé » ou qu’il s’agit d’un « nouvel » organe exécutif.

 

Le Conseil de défense possède plusieurs formations prévues par le Code de la défense[1]. Il s’agit des formations plénière (art. R. 1122-2), restreinte (art. R. 1122-3) et spécialisées, parmi lesquelles le Conseil national du renseignement (art. R. 1122-6 à 7) et le Conseil des armements nucléaires (art. R. 1122-9 à 10). D’autres formations spécialisées ont également été créées autant que de besoin, telles que le Conseil des affaires algériennes (décret présidentiel du 13 février 1960) et du Conseil des affaires africaines et malgaches (décret présidentiel du 18 mai 1961).

 

Pourtant, les récentes réunions du Conseil de défense ne reposent sur aucun fondement juridique spécial. Les Conseils de défense « sanitaires » et à présent « énergétiques » n’ont donné lieu à aucun décret présidentiel (adopté en Conseil des ministres) conformément à la compétence prévue à l’article L. 1122-1 du Code de la défense. Toutes ces évolutions récentes se sont déroulées « à droit constant », sans formalisation juridique ni décret présidentiel d’organisation. Il faut donc considérer en droit ces réunions comme des réunions restreintes thématisées, ayant désormais remplacé les réunions spécialisées dans la pratique de l’Exécutif.

 

Cette absence de décret présidentiel, et de formalisation des réunions spécialisées, sont d’autant plus regrettables sur un plan juridique que l’organisation du Conseil de défense fait déjà l’objet de deux renvois jusqu’au pouvoir réglementaire.

 

Le premier renvoi magistral est organisé par la Constitution de 1958, dont l’article 15 prévoit lapidairement que le chef de l’État « préside les conseils et les comités supérieurs de la défense nationale ». Outre l’obsolescence de cette terminologie, issue de la rédaction initiale de la Constitution, on observera qu’aucune loi organique n’intervient en application de cet article, ce dont se chargera une simple ordonnance (7 janvier 1959).

 

Le second renvoi est accompli par la législation ordinaire, dont les dispositions se bornent effectivement à fixer deux principes essentiels, qui résument à eux seuls l’utilité de cet organe : d’une part, il est présidé par le chef de l’État, marquant ainsi une redondance par rapport à la Constitution, que le Premier ministre peut éventuellement suppléer ; d’autre part, son organisation est déterminée par décret adopté en conseil des ministres (décret du 24 décembre 2009, en dernier lieu).

 

Aussi lapidaire soient ces renvois, ils disent sans doute l’essentiel au sujet de cet organe, en affirmant la domination du Président sur ses réunions et son organisation. On peut toutefois regretter l’atonie du législateur auquel revient pourtant « l’organisation de la défense nationale » (Const., art. 34) car elle conduit en pratique à abandonner au Président l’opportunité même de fixer juridiquement l’organisation du Conseil de défense, ce dont l’activité récente de cet organe prouve l’insuffisance.

 

En peu de mots, le Conseil de défense « énergétique » procède moins des dispositions juridiques en vigueur que d’une décision et d’une volonté présidentielles. Quoique cet organe existe depuis 1958, et que ses réunions aient atteint un rythme quasi hebdomadaire à compter des attentats de 2015, les déclinaisons thématiques et informelles du Conseil de défense sont une spécificité de la Présidence de la République actuelle. Ils en font un organe de gouvernement polyvalent dont la dernière conquête est la politique énergétique de la France.

 

 

La politique énergétique, nouvelle conquête d’un présidentialisme de crise

La réunion du Conseil de défense éclaire rétrospectivement le sens à donner au discours présidentiel du 24 août 2022. Son texte, aussi solennel et dramatique fût-il, n’a pas été prononcé lors d’une allocution aux Français, ni lors d’un message devant le Congrès (Const., art. 18, modif. 2008). Il ne s’agissait donc pas d’un discours moralisateur à l’intention des Français, les exhortant à faire preuve d’un civisme ou d’une discipline hier sanitaire et demain énergétique, ni d’un programme législatif appelant une plus grande union avec les parlementaires. Ce discours a été prononcé devant un Conseil des ministres étonnamment médiatisé, de sorte que sa véritable portée est avant tout institutionnelle et gouvernementale : il marque le coup d’envoi d’une présidentialisation de la question énergétique, directement et publiquement annoncée aux ministres.

 

Cette déclaration présidentielle rappelle de toute évidence le discours du 16 mars 2020, dans lequel une métaphore martiale (« Nous sommes en guerre ») a fixé le point de départ d’une situation d’urgence très rapidement suivie de mesures exécutives : le jour même, un décret primoministériel de confinement visant les circonstances exceptionnelles et l’urgence (Décret du 16 mars 2020), et une semaine plus tard, la loi relative à l’état d’urgence sanitaire (Loi du 23 mars 2020). La déclaration présidentielle du 24 août 2022 possède une portée politique et juridique comparable, annonçant la fin des « de l’abondance, […] des évidences, […] de l’insouciance » et, en réponse à ce « grand bouleversement », « une unité très forte du gouvernement, des forces de la majorité ». Tandis que le discours présidentiel du 24 août 2022 peut s’analyser comme une déclaration d’urgence énergétique informelle, le Conseil de défense fournit de toute évidence un centre de gravité politique à cette réponse unitaire voulue par l’actuel chef de l’État.

 

L’on comprend quelles sont les deux principales raisons invoquées pour motiver cette concentration des décisions : la complexité des circonstances et l’urgence à agir. Complexité tout d’abord, car la politique énergétique est aujourd’hui dépendante de nombreux domaines : diplomatique si ce n’est militaire, en raison des évènements en cours en Ukraine et des fournisseurs étrangers ; environnemental également, compte-tenu du choix des moyens de production d’énergie et des enjeux climatiques et écologiques ; économiques enfin, puisque la quantité d’énergie disponible influe sur la consommation des particuliers, l’activité des entreprises et les phénomènes d’inflation lato sensu. L’urgence à agir résulte par ailleurs de l’instabilité voire de l’imprévisibilité de ces différents secteurs, à mesure que la demande de consommation d’énergie augmentera en hiver et que les fournisseurs habituels cesseront leurs approvisionnements (ainsi de Gazprom à compter du 1er septembre), ou refuseront de les augmenter (ainsi de l’Algérie, malgré le déplacement du président français et d’une délégation d’environ 80 personnes, ainsi que l’augmentation des livraisons à destination de l’Italie).

 

Toutefois, ces circonstances suffisent-elles à justifier la concentration des décisions dans des réunions informelles dirigées par le Président de la République ? La même réponse nuancée peut être faite en matière énergétique qu’en matière sanitaire, car les institutions de la Ve République et de l’État français disposaient déjà d’autres organes spécialisés, y compris à l’intérieur même du Code de la défense. Il faut citer à cet égard la commission de défense nationale des carburants (art. D. 1336-43, abrogé par le décret du 24 décembre 2009, ayant par ailleurs avantageusement réformé le Conseil de défense et de sécurité nationale), qui présentait néanmoins la particularité de ne pas être présidée par le Chef de l’État. D’autres instances ministérielles et interministérielles prévoient encore une coordination des ministères et des administrations dans l’élaboration de la politique énergétique française[2].

 

Le Conseil de défense ne fournit donc pas au Chef de l’État un outil de communication politique destiné à mettre en scène son action dans un registre dramatique. Au contraire, le contexte de l’urgence motive l’utilisation de cet instrument de gouvernement, dont l’activité court-circuite les organes ordinairement compétents. L’impérialisme de cet organe présidentiel s’étend ainsi potentiellement à toute politique publique à l’occasion des crises et des urgences, unique fondement juridique à sa compétence potentiellement illimitée (Code de la défense, art. R. 1122-1). Précédemment sanitaire et écologique, à présent énergétique, elle pourrait être demain alimentaire ou migratoire et redéfinir, sur un plan politique et informel, l’organisation juridique de l’Exécutif et des politiques publiques. Le Conseil de défense « énergétique » résulte donc d’un choix présidentiel quant à l’organisation et au fonctionnement du pouvoir Exécutif[3].

 

 

Une pratique présidentielle curieusement indifférente au contexte politique et parlementaire

La particularité de ces nouvelles réunions du Conseil de défense renvoie au contexte politique national issu des dernières élections législatives, ayant enlevé au parti présidentiel sa majorité absolue à l’Assemblée Nationale au profit d’une majorité relative, ravivant ainsi les oppositions parlementaires. La situation politique semblait tellement inédite qu’elle conduisait naturellement à se demander si elle ne marquait pas « la fin du présidentialisme majoritaire »[4] et le retour à davantage de délibération.

 

Les premières confirmations de ce changement politique se sont rapidement données à voir : en premier lieu, au travers d’un discours de politique générale du Premier ministre (6 juillet) consacré au pouvoir d’achat, à la nationalisation d’EDF et à l’énergie, finalement dépourvu de vote de confiance à son issue ; en second lieu, durant l’examen des projets de loi « pouvoir d’achat » et loi de finances rectificatives, marqué par le rôle décisif et constructif de l’opposition, notamment des Groupes LR au Sénat et à l’Assemblée Nationale[5]. Il en ressort nettement un Exécutif contraint à la délibération et au compromis dans les assemblées parlementaires, que les réunions restreintes du Conseil de défense ne suffiront pas à convaincre.

 

Force est de reconnaître que, malgré un soutien parlementaire plus étroit et un changement de gouvernement, la volonté présidentielle et la pratique exécutive demeurent inchangées pour l’instant. Au lendemain des élections déjà, le Premier ministre a semblé « disparaître »[6] ou du moins être éclipsé par l’initiative présidentielle de convoquer les représentants des nouveaux groupes politiques de l’Assemblée Nationale. La réunion du Conseil de défense « énergétique » atteste à nouveau d’une curieuse permanence du présidentialisme pour ce qui concerne l’activité ordinaire de l’Exécutif. L’histoire de la Ve République est pourtant riche de leçons cet égard puisqu’elle compte déjà des périodes d’opposition politique entre le président et la majorité parlementaire. Or, durant ces périodes, les réunions du Conseil de défense se limitent à un domaine restreint, comprenant les interventions militaires (au Rwanda en 1993-1995, au Kosovo en 1997-2000), les relations ultra-marines (l’autonomie néo-calédonienne en 1998) et de rares sujets sur lesquels une unité de vue peut être développée. On observera de toute évidence que la situation politique actuelle n’est en rien une cohabitation, et que le chef de l’État demeure libre des rapports qu’il entretient avec son gouvernement. Un tel mode de fonctionnement exécutif paraît cependant difficilement efficace et pérenne dans la conjoncture politique actuelle, faite d’une majorité relative à l’Assemblée et d’une simple minorité au Sénat. Cette perspective conduit à s’interroger sur la portée juridique des décisions issues de ces réunions restreintes, dont l’efficacité sera donc mise à l’épreuve dans les semaines et les mois à venir.

 

Pourtant, comme celles qui les ont précédées, ces réunions demeurent couvertes par le secret-défense et aucun acte juridique n’est directement imputable ou issu des réunions du Conseil de défense. Il faut donc se risquer à faire l’hypothèse des décisions à l’ordre du jour de ces réunions, avant de scruter les déclarations, discours et publications de l’Exécutif pour en retrouver la trace. Parmi ces décisions figurent notamment : la planification de la réouverture de certaines centrales (à l’instar de Saint-Avold en Moselle) ; le redémarrage potentiel de la trentaine de réacteurs nucléaires actuellement en maintenance ou en réparation, ce qui nécessitera un arbitrage avec le ministère de la transition énergétique (Agnès Pannier-Runacher) ; la planification des économies d’énergie, soit le rationnement éventuel de la consommation électrique des entreprises déjà évoquée dans le dernier discours du Premier ministre devant le MEDEF (29 août), ce qui nécessitera un arbitrage évident avec le ministère de l’économie (Bruno Le Maire) ; la conduite de la nationalisation d’EDF par voie d’OPA, financée par la dernière loi de finances rectificative ; la négociation éventuelle d’approvisionnements supplémentaires auprès de fournisseurs étrangers, avec le soutien des moyens diplomatiques du ministère des affaires étrangères (Catherine Colonna) ; l’application, enfin, des accords d’approvisionnement énergétiques au niveau européen et la préparation de la réunion prévue en urgence à ce sujet, le 9 septembre prochain, entre les ministres de l’énergie des États-membres de l’Union Européenne.

 

En guise de conclusion, le constitutionnaliste ne peut que s’étonner doublement devant la mobilisation du Conseil de défense pour régler la question de l’énergie. D’une part, comment un organe aux compétences si mal définies peut-il devenir l’auxiliaire du chef de l’État et, en outre, comment peut-on oser affirmer que le « secret-défense » couvrirait ses délibérations ? D’autre part, comment l’actuel chef de l’État peut-il continuer à agir de façon aussi présidentialiste alors que le nouveau rapport de force politique devrait l’inciter à changer de mode de gouvernement ? C’est sur cette double interrogation qu’il convient de clore ce billet.

 

 

 

[1] T. Desmoulins, « La formalisation du présidentialisme sous la Cinquième République : le Conseil de défense et de sécurité nationale », Jus Politicum, n° 25, janv. 2021, p. 221-254 [http://juspoliticum.com/article/La-formalisation-du-presidentialisme-sous-la-Cinquieme-Republique-le-Conseil-de-defense-et-de-securite-nationale-1375.html].

[2] v. comp. : D. Turpin, « Le rôle de l’État dans l’élaboration des choix énergétiques et le rôle plus spécifique des différentes institutions publiques en France », Les cahiers du droit, vol. 24, n° 4, 1983, p. 737-758.

[3] T. Desmoulins, « L’hyperactivité du Conseil de défense (1/2) : une conséquence du présidentialisme français », Jus Politicum Blog, 12 oct. 2021 [https://blog.juspoliticum.com/2021/10/12/l-hyperactivite-du-conseil-de-defense-1-2-une-consequence-du-presidentialisme-francais-par-thibault-desmoulins/].

[4] B. Daugeron, « Élections législatives de 2022 : la fin du présidentialisme majoritaire ? », Jus Politicum Blog, 29 juin 2022 [https://blog.juspoliticum.com/2022/06/29/elections-legislatives-de-2022-la-fin-du-presidentialisme-majoritaire-par-bruno-daugeron/].

[5] v. ex. « Pouvoir d’achat : un projet de loi difficilement adopté à l’Assemblée après une séance éruptive », Le Monde, 27 juill. 2022 [https://www.lemonde.fr/politique/article/2022/07/27/pouvoir-d-achat-a-l-assemblee-nationale-les-deputes-adoptent-le-projet-de-loi-dans-la-douleur_6136297_823448.html].

[6] P. Avril, « La disparition du premier ministre : conséquence ultime d’un présidentialisme exacerbé », Jus Politicum Blog, 23 juin 2022 [https://blog.juspoliticum.com/2022/06/23/la-disparition-du-premier-ministre-consequence-ultime-dun-presidentialisme-exacerbe-par-pierre-avril/].

 

 

Crédit photo: IAEA Imagebank / Official Photos from the Office of the President, Flickr, CC BY 2.0