La Procuraduría General de la Nación : une institution singulière dans l’histoire constitutionnelle colombienne

Par Nicolas Séébold

<b> La <i>Procuraduría General de la Nación</i> : une institution singulière dans l’histoire constitutionnelle colombienne</b> </br></br> Par Nicolas Séébold

La série d’élections qui a eu lieu en France ces derniers mois a pu quelque peu éclipser l’intérêt du public pour d’autres scrutins dans le monde. Pour autant, l’élection, le 19 juin dernier, du premier président de gauche de l’histoire colombienne (Gustavo Petro) mérite que l’on s’y attarde. Ne serait-ce parce qu’elle fournit l’occasion de porter à la connaissance des juristes français l’existence d’une institution juridique singulière que le nouvel exécutif déclare vouloir supprimer, la Procuraduría General de la Nación[1]Aussi chercherons-nous dans le présent billet à expliquer en quoi la Procuraduría a accompagné le système constitutionnel colombien du projet de « Grande Colombie » (1819) jusqu’à la dernière Constitution (1991). Nous nous proposerons ensuite d’observer le rôle que lui confère cette dernière Constitution et ce qui justifierait sa suppression.

 

The series of elections that have taken place in France in recent months may have somehow overshadowed public interest in other elections around the world. However, the election, on 19 June, of the first left-wing president in Colombian history (Gustavo Petro) deserves to be discussed: it gives us the opportunity to inform French jurists of the existence of a singular legal institution that the new executive has said it wants to abolish, the Procuraduría General de la Nación. In this post, we will try to explain how the Procuraduría has accompanied the Colombian constitutional system from the « Great Colombia » project (1819) to the last Constitution (1991). We then propose to look at the role that the last Constitution gives it and what would justify its abolition.

 

 

Par Nicolas Séébold, doctorant en droit public à l’Université Toulouse I Capitole (Institut de recherche en droit européen, international et comparé – IRDEIC)

 

 

 

La Procuraduría : une institution liée à l’histoire constitutionnelle colombienne

De toutes les institutions juridiques colombiennes, la Procuraduría se distingue par sa longévité. Possiblement inspirée par la fonction de Procureur du Roi de France – qui aurait été importée aux Amériques au XVIIe siècle – elle accompagne l’histoire constitutionnelle du pays jusqu’à sa consécration par la Constitution de 1886.

 

La Procuraduría dans les Constitutions colombiennes (de 1819 à 1886). C’est au cours des guerres d’indépendances hispano-américaines, à l’article 10 du Règlement provisoire pour l’établissement du pouvoir judiciaire édicté le 15 février 1819, qu’il est fait pour la première fois mention de la fonction de Procurador General de la República[2]. Le texte, qui signe la naissance juridique de la République de Colombie[3], faisait de ce Procurador une autorité compétente pour « exiger de l’ordre judiciaire et maintenir en son sein le strict respect des lois ».

 

Peu après, la première Constitution de la République de Colombie du 5 mai 1830 précise les pouvoirs du désormais nommé Procurador General de la Nación. Conformément à l’article 100, le Procurador est appelé à prendre « la direction du Ministère public » pour imposer le respect des lois à toutes les juridictions et promouvoir « devant toutes autorités, civiles, militaires ou ecclésiastiques, les intérêts nationaux et toute chose relative à l’ordre public ». Par ailleurs, s’inspirant du modèle français, la Constitution de 1830 offre à l’exécutif d’être assisté dans ses missions par un Conseil d’État au sein duquel siège, entre autres, le Procurador General de la Nación (art. 95). En dépit de ces avancées, les désaccords entre les entités de la République de Colombie finissent par avoir raison cette même année du projet de « Grande Colombie ». Ses composantes, Quito d’abord, le Venezuela et Panama ensuite, prennent leur indépendance les unes après les autres et se dissocient de la Nouvelle Grenade (dont les frontières sont celles de l’actuelle Colombie).

 

Afin d’organiser son administration, la récente « République de Nouvelle Grenade », qui peine à se constituer en État-nation et à dépasser la chute de la « Grande Colombie », se dote le 1er mars 1832 d’une Constitution. Celle-ci tranche avec celle 1830 et de nombreux changements institutionnels s’y opèrent. Ainsi les constituants vont-ils omettre du nouveau texte le Procurador General de la Nación. La Constitution suivante, adoptée le 8 mai 1843 ne l’intègre pas plus à sa lettre. Il faut dès lors attendre la troisième Constitution, entrée en vigueur le 20 mai 1853, pour que le Procurador retrouve sa place parmi les institutions colombiennes.

 

Le rôle du Procurador y a cependant perdu en éclat et en clarté. Le texte se borne à indiquer qu’il « portera la voix de la République devant la Cour suprême (dont l’équivalent en France est la Cour de cassation) dans toutes les affaires auxquelles il est parti en vertu de la loi » (art. 45). Il apparaît même relativement dispensable, notamment lorsqu’il est précisé que l’exécutif veille « par l’intermédiaire du Procurador General de la Nación (…), ou directement (nous soulignons) » à l’administration de la justice (art. 34, 9°). La Constitution précise enfin que le Procurador General prend part au Conseil de Gouvernement (art. 34, 10°) mais sans pour autant que soit précisé dans le texte le rôle du dit Conseil.

 

Cette timide « reconstitutionnalisation » du Procurador en 1853 va se poursuivre tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle. Durant cette période quatre régimes vont se succéder, ce qui confirme d’ailleurs le « fétichisme constitutionnel » d’un pays où l’on « se tue pour une Constitution[4] ». D’abord, la Constitution de 1858 qui organise la Confédération grenadine. Ensuite, celle de 1861 qui constitue les États souverains de Bolívar, Boyacá, Cauca, Cundinamarca, Magdalena, Santander et Tolima. En 1863 la nouvelle Constitution fonde les États-Unis de Colombie et le Procurador peut dorénavant demander à la Cour suprême de suspendre l’exécution d’actes législatifs des États fédérés pour illégalité vis-à-vis des lois fédérales ou pour inconstitutionnalité (art. 72). Enfin, la Constitution de la République de Colombie du 5 août 1886 va tout à la fois marquer le début de l’État colombien moderne (suppression du fédéralisme au profit d’un État unitaire) et durablement inscrire la Procuraduría dans la vie publique du pays.

 

La Constitution colombienne de 1886 : apogée du Procurador General de la Nación ? La Constitution de 1886 confirme la place du Procurador General de la Nación parmi les grandes institutions juridictionnelles colombiennes. À la tête du Ministère public visé au chapitre XIV de la Constitution, le Procurador est d’une part le garant du respect des normes législatives, administratives et de la jurisprudence et, d’autre part, le « superviseur » de la bonne conduite des fonctionnaires (art. 143). Il devient donc une figure centrale de la Constitution et ses missions sont plus claires qu’auparavant.

 

Cependant, dans le même temps, le Procurador perd en autonomie. En effet, si la Constitution de 1886 s’abstient de fixer son mode de désignation – et ce alors que la Constitution de 1853 prévoyait une élection au suffrage direct et celles de 1858, 1861 et 1863 un vote de la « Chambre des représentants » – l’article 142 §1 énonce, laconiquement, que « le Ministère Public est exercé, sous la direction suprême du Gouvernement, par un Procurador General de la Nación ». Cette disposition laisse supposer que la nomination du Procurador puisse être une prérogative du seul pouvoir exécutif. Il est dès lors permis de s’interroger quant à certaines des compétences du Procurador lesquelles, par ricochet, reviennent à l’exécutif. Que penser dans ces conditions de la faculté qu’a le Procurador de « dénoncer » devant le Sénat les hauts fonctionnaires tels que les conseillers d’État et les juges de la Cour suprême à l’unique condition que la dénonciation « soit fondée » (art. 102, 5°) ?

 

Ainsi peut-on dire que la Procuraduría est consubstantielle à la construction de la Colombie. À mesure que se sont affinées la forme de l’État colombien et son organisation, les compétences du Procurador General de la Nación se sont également précisées et son influence sur les institutions juridictionnelles et politiques a augmenté. Néanmoins, la perte d’autonomie du Procurador en 1886 risquait d’en faire un outil au service de l’exécutif plutôt qu’un réel contrepouvoir. Les rédacteurs de la Constitution de 1991, animés par la volonté de renforcer encore la Procuraduría, vont lui redonner de l’autonomie et lui attribuer de nouvelles compétences qui en feront une institution centrale du système constitutionnel.

 

 

La Constitution du 4 juillet 1991 : d’une Procuraduría pratique à une Procuraduría symbolique 

Les origines de la Constitution de 1991. L’exceptionnelle longévité de la Constitution de 1886 n’a pas pour autant été gage de stabilité. La volonté affichée des politiques publiques depuis des décennies de constituer un État-nation durable ne parvient pas à s’imposer et ce sont les partis « conservateur » et « libéral » qui tendent à susciter chez les Colombiens le sentiment d’appartenance à un groupe social. En d’autres termes, ce sont ces deux partis politiques qui supplantent la Nation, et la Constitution favorise, à son corps défendant, des rapports politiques davantage fondés sur les notions d’ennemis[5] et d’amis que sur le compromis entre les factions. Tant et si bien qu’une guerre civile devenait inévitable. Si l’histoire de la Colombie est ponctuée de conflits intérieurs, la guerre civile qui s’étend de 1948 à 1960 fait figure d’exception. La Violencia (nom donné à cet épisode durant lequel 200 000 personnes furent tuées) a en effet pris des allures de « croisades » où se sont mêlées religion et orientations politiques. Plus encore, la guerre civile « réelle » a laissé place à une « guerre civile larvée[6] » opposant l’État, les milices paramilitaires (AUC), les guérillas d’extrême gauche (FARC-EP, ELN, EPL et M19 – ce dernier acceptant de déposer les armes à condition que soit créée une Assemblée constituante en vue de rédiger une nouvelle Constitution) et les « cartels » de la drogue. Comme au siècle précédent, la société colombienne a pu identifier, dans la rédaction d’une nouvelle norme suprême, une solution à la recrudescence de la violence et à l’impéritie de l’État. Ce sera chose faite en 1991.

 

La Procuraduría dans la Constitution de 1991. La Constitution du 4 juillet 1991 est ambitieuse : elle entend par sa lettre mettre un terme aux conflits intérieurs et asseoir, enfin, l’autorité de l’État. Or, plutôt que de proposer un corpus d’encadrement posant quelques principes directeurs, le constituant fait le choix de multiplier les dispositions pour chercher à assurer l’efficacité des institutions. Il en résulte un texte qui est à la fois fort long (380 articles) et d’une grande technicité. Pour autant, comme dans de nombreux pays dotés de Constitutions très détaillées, le résultat ne correspond pas à l’effet escompté. Cela vaut en particulier pour la Procuraduría General de la Nación dont le constituant entend faire une institution majeure du nouveau texte.

 

Dans un premier temps, le constituant revient utilement sur la perte d’autonomie dont faisait l’objet le Procurador depuis 1886. À cette fin, la Constitution prévoit que le Procurador General est désormais élu par le Sénat pour un mandat de quatre ans à partir d’une liste de trois candidats respectivement sélectionnés par le président de la République, par la Cour suprême et par le Conseil d’État (art. 173 et 276). En outre, la composition de la Procuraduría General et les conditions de recrutement de ses agents sont déterminées par la loi (art. 279).

 

Par ailleurs, le constituant multiplie les compétences de l’institution, espérant sans doute y voir la clé de son efficacité. La Procuraduría se voit ainsi confier, en sus de celles autrefois prévues par la Constitution de 1886, des prérogatives traditionnellement confiées à plusieurs institutions. Premièrement elle se mue en une sorte d’équivalent du Conseil d’État et de Conseil constitutionnel en devenant garante de l’ordonnancement juridique et en particulier de la Constitution (art. 277, 1°). Elle peut à ce titre donner un avis dans les procédures de contrôle de constitutionnalité (278, 5°). Deuxièmement, elle endosse le rôle d’un défenseur des droits en étant chargée de la protection des Droits de l’Homme et de leur effectivité (277, 2°). Troisièmement, elle prend la forme d’une administration centrale dès lors qu’elle assure le bon exercice des fonctions administratives (277, 5°) et peut à cette fin contrôler et exercer un pouvoir disciplinaire sur les fonctionnaires (277, 6°). Quatrièmement, elle agit comme le pouvoir exécutif lorsqu’elle soumet des projets de loi sur les questions relevant de sa compétence (278, 3°). Enfin elle dispose de pouvoirs de police judiciaire (277, 10°).

 

Tout pourrait donc laisser à penser que cette somme de compétences nouvelles, additionnées à l’autonomie recouvrée de la Procuraduría, en fait l’une des plus puissantes institutions de l’État colombien. Pourtant, et paradoxalement, cette surenchère l’entrave plus qu’elle ne la renforce car l’institution peine à assurer toutes ces missions. Au surplus, il faut souligner que les auteurs de la Constitution, toujours dans un souci de renforcement de l’État, ont créé parallèlement d’autres institutions plus spécialisées concurrençant alors la Procuraduría. On citera notamment la Fiscalía General de la Nación (équivalent, cette fois, d’une Procure Générale de la Nation) qui dispose des compétences d’un Ministère public (art. 249 et sqq.) et le Defensor del Pueblo (Défenseur du Peuple) qui correspond peu ou prou à un Défenseur des Droits (art. 281 et sqq.). Ainsi, le contraste frappant entre la place importante occupée par la Procuraduría General dans le système constitutionnel colombien et son efficacité limitée pourrait expliquer l’annonce de son éventuelle disparition.

 

 

Élection présidentielle de 2022 et remise en cause de la Procuraduría

L’élection présidentielle de 2022 a consacré le déclin des partis politiques traditionnels (libéral et conservateur) au profit de deux « petits candidats » : Rodolfo Hernández (Ligue des gouvernants anti-corruption) et Gustavo Petro (Pacte historique), le vainqueur de l’élection présenté comme la clé d’un potentiel renouveau politique en Colombie, et qui fut membre dans sa jeunesse du groupe révolutionnaire.

 

Lorsque le 5 juillet, Gustavo Petro a annoncé vouloir supprimer la Procuraduría General de la Nación, on pouvait se demander si cette annonce n’était pas mue par la volonté d’afficher de la méfiance à l’endroit des institutions étatiques, position lui permettant dans le même temps de satisfaire son électorat de gauche. Quel que soit le but de cette démarche, elle a ouvert le débat. Ses opposants font valoir qu’une telle suppression aura non seulement pour conséquence d’effacer une institution fondamentale de l’État colombien mais aussi que si elle se produisait, elle ne pourrait se limiter à une simple modification de la Constitution – voire, qu’elle conduira à son abrogation. Plus encore, ils craignent que ce projet ne soit qu’un prétexte du nouvel exécutif pour toucher par la même occasion à d’autres dispositions de la Constitution. Ceux qui, a contrario, sont favorables à la suppression de la Procuraduría, considèrent que celle-ci dispose de compétences qui sont déjà – ou qui pourraient être plus efficacement – assurées par d’autres institutions que prévoit la Constitution de 1991. Ainsi, depuis des années, certains constitutionnalistes ne voient plus en la Procuraduría General de la Nación qu’« une institution de contrôle redondante, enchevêtrée et coûteuse, qui n’a d’équivalent dans aucun autre ordre constitutionnel[7] ».

 

Se fondant sur ces critiques, le Président Petro propose de répartir les compétences de la Procuraduría entre la juridiction judiciaire et la Fiscalía General de la Nación mentionnée plus haut. Au-delà d’un renforcement évident des pouvoirs juridictionnel et exécutif[8], il est permis de s’interroger sur les conséquences d’une manœuvre qui, par effet de transvasement, risque de compliquer à son tour le fonctionnement de l’institution à laquelle on attribuera les compétences de la Procuraduría.

 

 

En conclusion, parce qu’elle est surchargée de compétences et donc incapable de les exercer, la Procuraduría semble ne plus être indispensable dans le paysage juridique colombien. Au-delà de sa possible suppression, elle nous paraît surtout être une parfaite illustration des faiblesses de la Constitution de 1991. Trop complexe, trop ambitieuse, trop détaillée, celle-ci reflète la croyance – au sens de culte – des Colombiens au droit et à sa capacité à résoudre les difficultés inhérentes à toute société alors que le droit est essentiellement un outil et un instrument devant servir des finalités variées.

 

 

 

 

 

 

(traduction des textes espagnols assurée par l’auteur)

[1] Nous attirons l’attention du lecteur sur la difficulté à traduire « Procuraduría ». Nous l’invitons en particulier à ne pas céder à la facilité de la traduction littérale, car il serait erroné de rapprocher la Procuraduría General de la Nación colombienne de la fonction de Procureur Général de la Nation dont l’instauration a récemment fait l’objet d’une proposition de loi constitutionnelle devant le Sénat français. Pour cette raison, nous ferons par la suite référence à l’institution dans la langue d’origine.

[2] A. Manrique Reyes, Fundamentos de la organización y del funcionamiento del Estado colombiano, 2e éd, Centro editorial Universidad del Rosario/Biblioteca jurídica Diké, [Bogotá]/Medellin (Colombie), 2010, p. 401, note 165.

[3] Également appelée Gran Colombia (Grande Colombie) elle associait les anciens Virreinato de Nueva Granada (Colombie et Panama actuels), la Capitanía General de Venezuela (Venezuela) et la Audiencia y Cancillería Real de Quito (Équateur). Elle comprenait en outre le Gobierno Político y Militar de Guayaquil (nord de l’actuel Pérou).

[4] J.-M. Blanquer, C. Gros, La Colombie à l’aube du troisième millénaire, Paris, Éditions de l’IHEAL, coll. « Travaux et mémoires », 1996, p. 76.

[5] À ce titre, J.-M. Blanquer et C. Gros affirment que « peu de pays répondent aussi bien que la Colombie à la notion de politique proposée par le théoricien allemand Carl Schmitt : le lieu de discrimination entre l’ami et l’ennemi. » Cf. op. cit., p. 75.

[6] Ibid., p. 49.

[7] R. Uprimny Yepes, « ¿Sobra la Procuraduría? [qui peut se traduire en français par La Procuraduría est-elle superflue ?] » in Dejusticia [site Internet], publié le 27 février 2012.

[8] Notons que le dirigeant de cette institution est actuellement élu par la Cour suprême (et non par le Sénat comme c’est le cas pour le Procurador General) à partir d’une liste de trois noms proposés par le président de la République et pour un mandat unique de quatre ans (art. 249, §2 de la Constitution).

 

 

Crédit photo : Procuraduría General de la Nación