Ce que le rachat de Twitter par Elon Musk signifie pour la liberté d’expression

Par Baptiste Charvin

<b>Ce que le rachat de Twitter par Elon Musk signifie pour la liberté d’expression</b></br></br> Par Baptiste Charvin

Le rachat de Twitter par Elon Musk a suscité de vives inquiétudes chez les adeptes d’une liberté d’expression régulée. Dans un contexte de changements politiques et juridiques majeurs, il convient donc de s’interroger sur les effets potentiels qu’un tel événement est susceptible d’avoir sur l’exercice de la liberté d’expression en ligne. D’un côté, Elon Musk se heurtera au droit de l’Union européenne, laquelle sera mise à l’épreuve. De l’autre, les évolutions légales et jurisprudentielles aux États-Unis en matière de régulation des plateformes risquent de donner lieu à davantage de polarisation. Elon Musk pourrait y trouver son compte.

 

Elon Musk’s takeover of Twitter has raised serious concerns among advocates of regulated free speech. In a context of major political and legal changes, it is therefore appropriate to question the potential effects that such event is likely to have on the exercise of freedom of expression online. On the one hand, Elon Musk will face the European Union, which will be put to the test. On the other hand, legal and jurisprudential developments in the United States regarding platform regulation are likely to be more polarizing. Elon Musk may benefit from it.

 

Par Baptiste Charvin, Doctorant contractuel en droit public comparé à l’Université Panthéon-Assas

 

 

« La raison pour laquelle j’ai acheté Twitter est qu’il est important pour l’avenir de la civilisation de disposer d’une place publique numérique commune, où un large éventail de croyances peut être débattu de manière saine, sans recourir à la violence »[1]. Après un long feuilleton médiatique, Elon Musk a finalement conclu le rachat de Twitter le 28 octobre 2022 pour un montant de quarante-quatre milliards de dollars. Au-delà de l’aspect (géo)politique de cet événement[2], ce sont ses conséquences juridiques sur l’exercice du droit à la liberté d’expression sur la plateforme qu’il convient d’étudier. Libertarien, le milliardaire défend en effet l’idée d’une plateforme affranchie de la censure sur laquelle les utilisateurs doivent pouvoir librement s’exprimer sans qu’un camp politique ne soit privilégié, le tout dans le respect de la loi. 

 

Si l’arrivée de Musk à la tête de l’entreprise suscite autant d’interrogations, c’est d’abord parce qu’elle intervient dans un contexte politique tendu et ultra polarisé favorisé par les dérives de la liberté d’expression en ligne. Alors que Twitter avait mis en œuvre des mesures destinées à lutter contre la désinformation et les discours de haine, leur devenir est incertain. De même, le régime de responsabilité – ou de non-responsabilité – des plateformes relativement aux contenus publiés par des tiers fait dans le même temps l’objet d’évolutions juridiques majeures sous l’impulsion du juge comme du législateur. Dans l’Union européenne (UE), le rachat de Twitter par Musk ne devrait pas avoir de sérieuses conséquences du fait de la prochaine mise en œuvre du Digital Services Act (I). Outre-Atlantique cependant, il pourrait en aller autrement. Le pays se trouve en effet à l’aube d’un potentiel changement majeur de régime juridique susceptible d’avoir de très lourdes conséquences (II). Elon Musk fait donc face à deux visions différentes de la liberté d’expression. À défaut d’adhérer pleinement à la première, il pourrait indirectement trouver refuge dans la seconde.

 

 

I.  « En Europe, l’oiseau volera selon nos règles »

Peu de temps après l’officialisation de la vente, le nombre de tweets racistes publiés sur la plateforme a explosé. Des utilisateurs, réjouis de pouvoir enfin librement s’exprimer ont sans doute dû penser que l’arrivée de Musk donnerait lieu à un espace totalement dérégulé. Or, bien que certaines règles soient élémentaires, il est parfois utile de les rappeler. Qu’Elon Musk ait racheté Twitter ne signifie pas que l’emprise des pouvoirs publics disparaît de la plateforme. Il n’est pas le techno-messie venu priver le droit de son effectivité. Pas moins qu’il ne l’était sous l’empire de l’ancienne direction aujourd’hui licenciée, le réseau social demeure soumis au droit national et au droit de l’Union européenne. Le Commissaire européen, Thierry Breton, n’a d’ailleurs pas manqué de rappeler à l’ordre le milliardaire, affirmant que si désormais l’oiseau était libre, il volerait dans le sens du droit européen. Et pour cause, par un hasard du calendrier, la conclusion du rachat de Twitter est survenue le jour même de la publication du Digital Services Act au Journal Officiel de l’Union européenne. La directive 2000/31/CE dite E-commerce (transposée en France par la Loi pour la confiance dans l’économie numérique) avait mis en place la fameuse distinction entre éditeurs et hébergeurs en vertu de laquelle ces derniers ne pouvaient être tenus responsables du contenu publié par des tiers sauf s’ils « avaient connaissance du caractère illicite de l’activité ou de l’information » ou s’ils avaient « agi promptement pour retirer les informations ou rendre l’accès à celles-ci impossible »[3].

 

Comme l’a noté la Commission, les objectifs de la directive n’avaient pas été pleinement atteints[4], de telle sorte qu’un nouveau règlement majeur était nécessaire pour mieux encadrer les grandes plateformes telles que Twitter. Les codes de conduite sur la désinformation et les discours de haine ont quant à eux donné lieu à des résultats contrastés. Adopté en 2022, le DSA ne met pas fin à la distinction hébergeur/éditeur, mais prévoit toutefois de nouvelles obligations, dont la mise à disposition aux utilisateurs d’un mécanisme simple d’accès leur permettant de signaler des contenus illicites. Le texte impose également des obligations de transparence. En cas de non-respect de ces règles, les opérateurs de plateformes s’exposent à de très lourdes sanctions financières.

 

Lorsque Thierry Breton avait rencontré Elon Musk, ce dernier lui avait affirmé adhérer en tous points au DSA et que ses dispositions correspondaient à la vision qui était la sienne de la liberté d’expression. Musk a annoncé qu’aucun changement n’avait encore été fait dans la politique de modération. Plus encore, il a annoncé la création d’un futur « conseil » censé prendre des décisions relatives à la modération, à l’image peut-être de celui qui a été créé par Meta en 2020[5]. Il reste que si les règles de modération devaient être plus souples – les réductions budgétaires entreprises par Musk vont dans ce sens –, l’Union européenne sera évidemment plus attentive et veillera scrupuleusement au respect des règles par Elon Musk.

 

C’est pourquoi l’UE semble disposer d’une occasion parfaite pour faire valoir ses valeurs et son droit sur les plateformes numériques. Encore faut-il pour cela qu’elle s’en donne les moyens. Tout l’enjeu du DSA repose en effet non pas sur la lettre du texte, mais sur son exécution. Dans les potentiels bras de fer qui vont l’opposer au milliardaire, la Commission et les autorités nationales de régulation devront redoubler d’efforts. Si l’Union européenne ne parvient à contraindre Elon Musk à respecter ses règles, alors elle perdrait en crédibilité. Tombant de Charybde en Scylla, elle peinerait ainsi fortement à s’imposer sur les questions de régulation des contenus en ligne. Aussi, les conséquences réelles ne risquent pas de porter sur les politiques de modération elles-mêmes, mais sur la capacité de l’Union européenne à réguler le numérique et donc imposer sa souveraineté. En définitive, le rachat de Twitter par Elon Musk pourrait avoir pour effet soit d’affaiblir l’Union européenne, soit de la renforcer.

 

 

II. Aux États-Unis, le « libertarisme » de Musk peut plus facilement triompher

« Nous rejetons l’idée que les entreprises ont le droit de censurer ce que les gens disent »[6] : ainsi s’est exprimée la Cour suprême de façon solennelle.  Ainsi, aux États-Unis cependant, les conséquences de ce rachat seront multiples et plus alarmantes à raison du contexte politique et juridique dans lequel s’inscrit cette revente. D’un côté, la célèbre section 230 du Communications Decency Act de 1996 met en place un régime d’irresponsabilité pour le contenu publié par des tiers. En tant que service informatique interactif, Twitter est un hébergeur et en conséquence bénéficie à ce titre d’une protection aussi bien s’agissant du contenu maintenu en ligne que du contenu supprimé[7]. De l’autre, les utilisateurs ne peuvent se prévaloir de leur droit à la liberté d’expression devant les juridictions. En vertu de la doctrine de l’acte de la puissance publique (State action doctrine), les personnes privées ne peuvent en effet se voir opposer le Premier amendement à la Constitution, exception faite de certaines conditions. Nombre de recours ont été rejetés sur ce fondement, dont celui que Donald Trump a intenté contre Twitter pour son « deplatforming »[8]. Les juges considèrent en effet que « diffuser des informations et favoriser le débat » n’est pas une fonction traditionnellement exclusivement réservée à l’État[9], de même que la régulation d’un forum public[10]. Il en est toutefois allé autrement s’agissant d’élus ou candidats qui, parce qu’ils avaient utilisé une plateforme dans le cadre de leurs fonctions – et non à titre personnel -, se sont vus protégés par le Premier amendement, car s’exprimant sur ce qui a alors été qualifié de forum public[11]

 

Le bannissement du Président Trump a ravivé les critiques envers le pouvoir discrétionnaire dont disposent les plateformes relativement à la modération des contenus, si bien que la Floride[12] et le Texas[13] ont adopté des lois destinées à interdire la censure sur les plateformes. Si la loi de l’État de Floride visant à interdire toute « action de censure, de blocage ou de bannissement invisible » a été jugée contraire à la Constitution par la cour d’appel pour le 11e circuit[14], il a été estimé l’inverse pour la loi texane dans un jugement de la cour d’appel pour le 5e circuit[15]. Dans Biden v. Knight First Amendment Institute, le juge Clarence Thomas affirmait que « le contrôle concentré de tant d’expression entre les mains de quelques parties privées est sans précédent. Nous [la Cour suprême] n’aurons bientôt d’autre choix que d’examiner comment nos doctrines juridiques s’appliquent aux infrastructures d’information privées hautement concentrées, telles que les plateformes numériques »[16]. Ce sera prochainement chose faite. La Cour suprême a effectivement accepté une affaire très importante relative à la section 230. Dans Gonzalez v. Google LLC, les requérants avaient attaqué en justice Google, Twitter et Facebook, pour leur responsabilité dans les attentats qui se sont produits à Paris en novembre 2015 en ce que les algorithmes de ces plateformes auraient mis en avant des contenus apologétiques de l’État islamique. La future décision rendue par les juges pourrait alors avoir un impact sans précédent sur la liberté d’expression en ligne, surtout si la majorité de la Cour rejoint l’opinion du juge Thomas qui avait évoqué le régime des « common carriers ».

 

Sans entrer dans les détails, il faut retenir que l’application d’un tel régime ne permettrait pas aux plateformes de policer les contenus comme elles le font d’ordinaire[17]. Cela permettrait en conséquence aux discours de haine et à la désinformation de proliférer. Bien qu’Elon Musk puisse en droit comme en fait se voir déposséder de la capacité de sanctionner certains contenus sur la plateforme de manière discrétionnaire, les évolutions jurisprudentielles concordent avec sa conception de la liberté d’un espace où tout le monde est traité à égalité.

 

Elon Musk risque de se heurter au droit de l’Union européenne même s’il peut espérer avoir moins de problèmes avec le droit des États-Unis plus compatible avec sa conception de la liberté d’expression. Dans les deux cas toutefois, Twitter pourrait bien y laisser des plumes. Certaines entreprises ont d’ores et déjà annoncé la suspension de leurs activités publicitaires sur la plateforme. Musk devra donc opérer une balance entre sa conception de la liberté d’expression et la survie économique de l’entreprise. Faute de quoi il pourrait bien se brûler les ailes.

 

 

 

 

 

 

 

 

[1]https://www.latribune.fr/technos-medias/internet/rachat-de-twitter-par-elon-musk-fin-de-suspense-ce-vendredi-938486.html

[2] V. sur ce point A. MHALLA, « La doctrine Musk : technopolitique d’un géant technologique », Le Grand Continent, 18 oct. 2022.

[3] Directive E-Commerce de 2000, art. 14.1(a)(b).

[4] Projet de Digital Services Act, Exposé des motifs, §3.

[5] Sur ce point, qu’il nous soit permis de renvoyer à notre article : B. Charvin, « Le Conseil de surveillance de Facebook. Un modèle d’avenir pour la régulation de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux ? », RDP, n° 4, 2022, pp. 1113-1141.

[6] NetChoice, L.L.C. v. Paxton, 49 F.4th 439 (C.A.5 (Tex.), 2022) *445.

[7] Fields v. Twitter Inc., 200 F. Supp. 3d 964.

[8] Trump v. Twitter Inc., 2022 WL 1443233 (N.D.Cal., 2022).

[9] Quigley v. Yelp, Inc., Case No. 17-cv-03771-RS (N.D. Cal. Jul. 5, 2017).

[10] Ebeid v. Facebook, Case No. 18-cv-07030-PJH (N.D. Cal. May. 9, 2019).

[11] Par ex. Davison v. Loundoun County Board of Supervisors, 267 F.Supp.3d 72 (2017).

[12] S.B. 7072.

[13] Texas House Bill 20.

[14] NetChoice, LLC v. Attorney General, Fla., 34 F.4th 1196 (C.A.11 (Fla.), 2022).

[15] NetChoice, L.L.C. v. Paxton.

[16]  Biden v. Knight First Amendment Institute.

[17] Farmers Educ. & Co-op Union v. Wday, Inc., 360 U.S. 525 (1959).

 

 

 

Crédit photo : Daniel Oberhaus, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons