Réflexions sur la responsabilité : à propos de l’entretien de François Vatin et Olivier Beaud

Par Jean-Marie Denquin

<b>Réflexions sur la responsabilité : à propos de l’entretien de François Vatin et Olivier Beaud</b></br></br> Par Jean-Marie Denquin

Dans un entretien récemment publié sur ce blog, François Vatin répond aux questions d’Olivier Beaud. Il évoque la manière dont les juges traitent les drames qui mettent en cause des acteurs collectifs et s’interroge en particulier sur le hiatus entre l’approche juridique de ces faits, fondée sur la notion de responsabilité et l’analyse qu’en proposent les sociologues. Ce diagnostic parait absolument fondé. Mais ce billet vise à montrer que l’intervention du législateur ne peut être qu’indirecte, puisqu’elle n’atteint le réel que par l’intermédiaire du juge. Seule une prise de conscience du juge est susceptible de mettre un terme à d’incontestables dérives.

 

Par Jean-Marie Denquin, Professeur émérite de l’Université Paris-Nanterre

 

 

Du point de vue de la théorie juridique, la responsabilité, au sens large, nait du dommage. Quand celui-ci est constaté, la question se pose de savoir qui va en assumer les conséquences. Trois réponses sont possibles : la victime – au sens neutre, pas nécessairement mélodramatique, du terme – tenue pour responsable de son dommage et qui doit donc en assumer les conséquences ; l’auteur, dont le comportement ou l’abstention peut être compris comme une faute ; la collectivité, qui prend à sa charge la réparation du dommage. On parle dans ce cas de responsabilité sans faute.

 

D’un point de vue historique et psychologique, toutefois, la faute précède la responsabilité, car elle est supposée en constituer la cause. Ici le mot est pris dans un sens restreint : d’un point de vue général, le responsable est celui qui a commis une faute et, dans le cas donné, la faute.

 

Cette idée est encore celle du sens commun. Mais elle a une longue histoire. Considérons un exemple archaïque de responsabilité. On lit dans le Code d’Hammurapi : « Si un maçon a construit une maison pour quelqu’un, mais (s’) il n’a pas renforcé son ouvrage et (si) la maison qu’il a construite s’est effondrée et (s’) il a fait mourir le propriétaire de la maison, ce maçon sera tué (§ 228) ; « Si c’est un enfant du propriétaire de la maison qu’il a fait mourir, on tuera un enfant de ce maçon. » (§ 229)[1]. La notion de responsabilité est présente à nos yeux, mais elle n’est pas conceptualisée : l’exemple donné et les exemples analogues énumérés dans le code ne sont pas pensés comme des spécimens d’une catégorie abstraite susceptible d’être désignée par un substantif. Mais les éléments en sont présents : on y trouve le dommage (la maison s’effondre et tue quelqu’un), la faute (le maçon n’a pas pris les précautions nécessaires), et le coupable, qui est le maçon. Selon le principe du talion, il est frappé d’une peine identique au dommage qu’il a causé : sa mort ou celle d’un de ses enfants.

 

Le roi a fait son métier de roi. Il a formulé une norme, comme on dit pompeusement, c’est-à-dire une règle de droit, qui consiste en une proposition dont l’antécédent décrit un événement, le conséquent un autre événement, et affirme que, si le premier se produit, le second s’ensuit. Il a donc posé ce qui doit être et, probablement, s’en contente. Mais qu’en résulte-t-il ? L’épilogue du code le laisse supposer. Il est riche d’enseignement sur ce qu’est le droit, mais à condition, pour les modernes, de le lire a contrario : « Que l’opprimé qui est impliqué dans une affaire vienne devant ma statue de ‘‘Roi du droit’’ et qu’il se fasse lire ma stèle écrite, qu’il entende ainsi mes précieuses ordonnances. Que la stèle lui indique son affaire, qu’il voie son cas et que son cœur se dilate ! »[2] Le roi a confiance dans l’efficacité de son discours : il lui prête la propriété mystérieuse de produire des conséquences par sa seule profération et sans qu’il soit nécessaire de désigner des responsables et de déterminer des procédures, grâce auxquels la règle serait susceptible d’être mise en œuvre. On peut arguer qu’en s’exprimant au passif, le § 228 confie l’exécution de la sentence à tous, donc à n’importe qui : « ce maçon sera tué ». Mais quid si personne ne s’en charge ? En outre, le § 229 introduit des complications supplémentaires : quid si le maçon n’a pas d’enfant ? Si en a plusieurs, qui choisit l’enfant sacrifié ? Que faire si l’un des deux pères n’a qu’un enfant alors que l’autre en a plusieurs, situation qui, à l’évidence, rompt le parallélisme sur lequel repose le principe du talion ?

 

Le droit archaïque ignore ces questions, car il nourrit l’illusion de produire des effets pas sa seule énonciation. Aux yeux des modernes en revanche le droit doit être appliqué, terme équivoque, mais qui suggère une effectuation dans l’univers extralinguistique et pas seulement dans le discours.

 

Or, l’idée moderne d’application de la loi suppose deux démarches qu’il convient de distinguer : la qualification et l’imputation. La qualification détermine l’adéquation d’un phénomène, acte ou événement, à la définition formulée par l’antécédent de la règle juridique ; l’imputation détermine si le conséquent doit être appliqué ou non à un individu et, s’il existe une hésitation entre plusieurs, à quel individu. La notion de responsabilité n’échappe pas à cette exigence, mais introduit, sous ce rapport, des différences entre plusieurs cas de figure.

 

Il arrive en effet que le doute porte sur la qualification mais non sur l’imputation. Lorsque Jack Ruby tue Lee Harvey Oswald devant les caméras, l’auteur du crime est parfaitement identifié : nul ne doute que le geste lui soit imputable. On peut en revanche discuter la qualification du crime : y a-t-il préméditation, donc assassinat, ou passait-il là par hasard avec son flingue ? Était-il en état de démence au moment des faits ? A-t-il des circonstances atténuantes ? Dans d’autres circonstances, le rapport des termes s’avère parfois différent. On se trouve dans le même cas de figure si l’auteur d’un accident est identifié sans que la qualification soit déterminée, car elle dépend de paramètres divers, caractère intentionnel ou non de l’acte, gravité du dommage causé, etc. En revanche, il arrive que le dommage soit hors de doute mais que l’incertitude concerne à la fois la qualification et l’imputation : le dommage est-il la conséquence d’une catastrophe naturelle, peut-on incriminer ou non une responsabilité humaine, et, si l’on répond positivement à cette question, à qui doit-on l’imputer ? Souvent le dommage résulte de l’interaction de plusieurs individus. Qui est responsable ? L’un d’eux, mais lequel ? Quelques-uns, mais lesquels ? Tous ? 

 

Un fait que le droit archaïque préférait ne pas voir nous est devenu évident : la règle de droit ne s’applique pas elle-même. Nécessairement générale, puisque formulée dans le langage, par nature peu apte à exprimer l’individualité de l’individuel, elle ne peut prévoir tous les cas à venir ni même en pratique, recenser toujours tous les cas advenus. Or, pour qu’elle s’applique – au sens d’avoir au terme du processus des conséquences dans l’univers extralinguistique – la première condition est qu’elle soit déclarée applicable à des cas concrets, par nature individuels. Il est donc indispensable que quelqu’un soit habilité à décider si la règle générale s’applique ou pas au cas particulier en question. Il est également nécessaire que cette compétence ne soit pas attribuée à tous, car, dans le cas contraire, des opinions divergentes apparaitraient très probablement et il faudrait encore les départager. L’existence de cet individu habilité, qui porte conventionnellement le nom de juge, n’est donc pas une invention tardive et contingente qui s’ajouterait à la règle juridique. Elle lui est consubstantielle, si du moins la règle n’est pas considérée comme pure incantation ou décor législatif, symboliquement nécessaire pour que le roi soit roi ou que l’État puisse se dire de droit, mais pragmatiquement inefficace – autrement dit dès qu’elle est censée produire des effets concrets. C’est le juge qui, en matière de responsabilité, va dire la qualification et l’imputation du dommage, puis tirer de celle-ci des conséquences de droit.

 

Ce constat parait incontestable, mais ne conduit-il pas à nier la normativité de la règle ? Comment éviter que le juge n’en fasse qu’à sa tête ? Deux principes sont traditionnellement invoqués : le juge est censé se conformer à la règle, dont il n’est pas l’auteur ; il est censé être lié par les précédents, c’est-à-dire appliquer des solutions identiques à des cas identiques.

 

Or, en pratique, la détermination du particulier par le général ne peut être que relative. L’idée du sens commun selon laquelle la diversité des cas concrets se met automatiquement au garde à vous devant la généralité abstraite de la règle, donc qu’il n’existe jamais aucun doute sur l’applicabilité de celle-ci au cas, est évidemment naïve. C’est un vestige de la mentalité archaïque qu’illustrait l’épilogue précité du Code d’Hammurapi. La parole magique du droit dissipe les ténèbres, son langage exprime l’essence intime des choses, qu’une âme pure reconnait au premier coup d’œil dans la diversité des objets. La réalité, évidemment, est quelque peu différente. Subsumer un cas individuel sous une catégorie générale est toujours une décision, jamais un constat. Cette évidence concerne tous les phénomènes juridiques, donc aussi la mise en cause de responsabilités individuelles à l’occasion de drames collectifs. Mais il faut prendre également en compte des facteurs spécifiques à cette problématique.

 

La première difficulté est évidemment celle de l’imprécision du langage. Quelle que soit la formulation choisie, la règle est toujours susceptible d’interprétations divergentes : la normativité de la norme n’est jamais absolue. Cette indétermination rencontre la complexité du réel et l’ambiguïté des faits, qu’il convient cependant de reconduire aux catégories définies par le droit. Il ne s’ensuit pas que les décisions de justices soient toujours arbitraires, mais il en résulte certainement qu’elles peuvent s’avérer aléatoires. La logique du précédent, d’autre part, n’est pas plus contraignante. Il est évident en effet que deux cas distincts différent toujours par quelques aspects, sinon ils seraient confondus (principe des indiscernables). Il est donc toujours possible de plaider la similitude ou la différence, donc de justifier une décision ou son contraire[3].

 

D’autre part, la logique du droit est nécessairement binaire. Il peut certes prendre en compte des nuances qualitatives, des circonstances aggravantes ou atténuantes par exemple. Mais aux questions fondamentales, dont la solution détermine toutes les considérations ultérieures, on ne peut répondre que par oui ou non : il y a faute ou il n’y a pas faute, une loi est constitutionnelle ou pas, un fait est considéré comme prouvé ou non, etc. Le droit est mal outillé pour rendre compte de tout phénomène qui se présente sous la forme de l’incertitude, du cas limite, de la probabilité, comme l’observe François Vatin, et, plus généralement, d’un continuum. Le droit exige des entités discrètes, ce qui implique une prévalence des frontières, négatives et changeantes par définition, sur les territoires. Or, aucune harmonie préétablie ne garantit que la responsabilité se prête à cette exigence, autrement dit que l’on ne passe pas par transitions insensibles de l’innocence à la culpabilité. Et dans cet espace, la responsabilité apparait comme une notion abstraite, affectée, comme la notion même de cause, d’une indétermination ontologique : il n’est jamais possible de montrer ce qu’est la responsabilité, il est seulement possible d’en exhiber des exemples, concrets, toujours singuliers et donc contingents. Rien ne le montre plus clairement que les adjectifs associés couramment au substantif « faute » : « personnelle », « lourde », « inexcusable » « détachable » sont des expressions insusceptibles de définitions tant qualitatives que quantitatives. Quant à l’application aux cas, elle doit tenir compte de multiples paramètres et considérations d’espèce, où interfèrent tous les facteurs, nombreux et incommensurables, qui déterminent l’appréciation en fait et en droit d’un événement singulier.

 

Enfin, le droit se trouve aujourd’hui confronté à une obsession nouvelle, l’incitation ou exigence adressée à la victime qui doit « faire son deuil ». Cette formule de Freud, exhumée tardivement, mais devenue un incontournable cliché médiatique, justifie toutes les dérives en matière de responsabilité, ou plutôt de responsabilisation puisqu’ici imputation et qualification se confondent. Le malheur des victimes exige réparation. Il exclut donc, en théorie sinon en pratique, l’hypothèse qu’il n’y ait pas de responsable, parce qu’il ne semble pas possible d’établir l’existence d’une faute personnelle à l’origine d’un événement dramatique ou parce que le responsable, parfaitement identifié, est déclaré irresponsable car en état de démence au moment des faits. Ainsi s’affirme la revendication d’une sorte de droit subjectif au bouc émissaire. Retour au principe du talion, avec cette nuance que le rapport de causalité entre le dommage et la sentence peut se révéler beaucoup plus ténu que dans le Code d’Hammurapi. Une question ancienne se trouve ainsi singulièrement renouvelée : la responsabilité est-elle la cause nécessaire de l’imputation ou la conséquence de la nécessité d’une imputation ? Il faudrait relire le livre, jadis célèbre mais apparemment oublié de Paul Fauconnet, La responsabilité[4], où celui-ci montre que cette notion est une construction sociale, non la déduction transparente d’une causalité immanente.

 

« Si l’entendement est capable d’apprendre et de s’équiper au moyen de règle, la faculté de juger est un talent particulier, qui ne peut pas être appris, mais seulement exercé », écrit Kant[5]. Il justifie cette thèse en montrant que le contraire impliquerait une régression à l’infini, car il faudrait poser une règle pour l’application de la règle, et ainsi de suite. Toutes les observations précédentes montrent à quel point cette affirmation est capitale pour la notion de droit en général et pour celle de responsabilité en particulier. Il faut renoncer, comme le dit Hegel « à l’espoir vide et à la pensée formelle (…) d’un arrêt de justice soustrait à l’intériorité du juge »[6].

 

Mais ce constat n’aboutit qu’à une chose : mettre en valeur une autre forme de responsabilité, celle, sociale et morale, du juge.

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Le code de Hammurapi, tr. fr. d’A. Finet, Les éditions du cerf, 1973, p. 116. (Le traducteur précise que l’habitude a été prise de transcrire le nom comme signifiant Hammu-rapi, « Hammu guérit », plutôt que comme Hammu-rabi, « Hammu est grand ». Ibid, p. 7, note1.)

[2] Ibid, p. 137. (Question incidente : le point d’exclamation est-il dans le texte ?)

[3] Sur ces questions, je me permets de renvoyer à mon livre Les concepts juridiques. Comment le droit rencontre le monde, Classiques Garnier, 2021.

[4] P. Fauconnet, La responsabilité. Étude de sociologie, Félix Alcan, 1928, réédité en 2010 dans le Corpus des œuvres de philosophie en langue française. On pourrait aussi méditer François Tricaud, L’accusation. Recherches sur les figures de l’agression éthique, Dalloz, 1977.

[5] Critique de la raison pure, Analytique transcendantale, Livre II, tr. dans Œuvres philosophiques, Gallimard (Pléiade), t. I, 1980, p. 881. Voir aussi Sur lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique, cela ne vaut rien, ibid. t. III, p. 251.

[6] Hegel, Des manières de penser scientifiquement du droit naturel, III., tr. de B. Bourgeois, Vrin, 2014, p. 61.