La constitutionnalisation du droit à l’IVG

Par Laurie Marguet

<b> La constitutionnalisation du droit à l’IVG </b> </br> </br> Par Laurie Marguet

Le 24 novembre 2022, l’Assemblée nationale a voté à une large majorité une proposition de loi constitutionnelle disposant que « la loi garantit l’effectivité et l’égal accès au droit à l’IVG ». Si cela n’aboutira peut-être pas à la constitutionnalisation du droit à l’accès à l’avortement en raison d’une possible réticence du Sénat, les débats parlementaires relatifs à cette constitutionnalisation méritent notre attention, tant pour ce qu’ils disent (quant à la constitutionnalisation d’un tel droit) que ce qu’ils ne disent pas (quant aux questions de fond susceptibles de se poser).

 

On November 24, 2022, a large majority of the National Assembly adopted a constitutional bill providing that « the Law guarantees an effective and equal access to the right to abortion ». Although this provision is unlikely to constitutionalize the right to abortion, the parliamentary debates on this constitutionalization should however be analyzed in order to understand what these debates reveal (about the possible constitutionalization of such right) and the questions they leave unadressed.

 

Par Laurie Marguet, Maîtresse de conférences en Droit public, Université Paris-Est Créteil (MIL)

 

 

« La loi garantit l’effectivité et l’égal accès au droit à l’IVG ». Ce sont ces termes qui selon le vote de l’Assemblée nationale du 24 novembre 2022 devraient être insérés dans un nouvel article 66-2 au sein la Constitution. Ces termes sont le fruit d’une proposition de loi constitutionnelle (modifiée) du parti de La France Insoumise (LFI), déposée au bureau de l’Assemblée nationale le 7 octobre 2022. Cette proposition comprenait à l’origine deux phrases dont la première (« nul ne peut porter atteinte au droit à l’IVG et à la contraception ») fut abandonnée au cours des débats. Elle reprenait ainsi mot à mot la proposition de loi constitutionnelle préalablement déposée au Sénat (le 2 septembre 2022) par la sénatrice Mélanie Vogel qui n’avait pas abouti. Cette proposition LFI précédait ainsi de quelques jours la proposition de loi constitutionnelle portée par le groupe « Renaissance » et en particulier par Aurore Bergé (déposée le 13 octobre 2022 à l’Assemblée nationale) qui prévoyait, quant à elle, la constitutionnalisation par l’article 66-2 du droit à l’IVG, dans un premier temps, pour tous (« nul ne peut être privé du droit à l’interruption volontaire de grossesse ») et, dans un second temps, après reformulation en commission des lois constitutionnelles de la législation et de l’administration générale de la République, pour toutes uniquement (« nulle femme ne peut être privée du droit à l’interruption volontaire de grossesse »).

 

Votée dans le cadre d’une de ses niches parlementaires le parti de La France Insoumise (LFI) avait retiré deux des trois propositions de loi à l’ordre du jour (l’une sur le pouvoir d’achat, l’autre sur la corrida) afin de permettre la discussion sur sa proposition de loi « visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l’IVG et à la contraception ». La proposition a été adoptée à une large majorité. Elle a cependant fait l’objet de débats relativement houleux, renvoyant, (à l’instar des débats au Sénat relatif à la proposition visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception[1] et des discussions juridiques et/ou politiques[2] en dehors de l’hémicycle parlementaire), en premier lieu, à la pertinence d’une constitutionnalisation du droit à l’IVG (I), et en second lieu, à la formulation à retenir (II).

 

 

I. La pertinence de la constitutionnalisation

L’idée de constitutionnaliser le droit à l’IVG n’est pas purement circonstancielle[3] puisqu’elle avait déjà été proposée lors de la réforme constitutionnelle envisagée en 2018[4]. Son renouveau[5] résulte cependant de la remise en question par l’arrêt Dobbs de la Cour suprême des Etats-Unis le 24 juin 2022[6] de son arrêt Roe v. Wade[7], et avec lui, du droit à l’IVG. L’exposé des motifs de chacune des différentes propositions de loi visant à constitutionnaliser l’accès à l’IVG commence ainsi par une référence explicite à cet arrêt et à ces tristes conséquences pour l’accès à l’avortement des femmes aux Etats-Unis. Et, c’est d’ailleurs ce lien qui constitue, lors des débats en octobre 2022 au Sénat et en novembre 2022 à l’Assemblée nationale, un élément central des débats qui s’articulent non pas autour de la question du droit à l’IVG que sur celle de sa constitutionnalisation. Le principal argument de l’opposition est en effet l’inutilité de la révision constitutionnelle notamment car elle intervient en réaction à un évènement sans effet sur l’ordre juridique français (A). De manière subsidiaire, certains considèrent que la réforme serait aussi dangereuse (B).

 

A. Une constitutionnalisation inutile

Les arguments relatifs à l’inutilité de la réforme s’articulent autour de trois idées.

– Le premier argument est l’absence de nécessité « contextuelle » d’une telle révision (et ce alors même que d’autres sujets sont jugés plus urgents par certains parlementaires de l’opposition) en l’absence de remise en cause actuelle de l’IVG en France. Sur ce point, les défenseurs de la constitutionnalisation insistent particulièrement sur le fait qu’« improbable n’est pas impossible »[8] en particulier dans un contexte politique favorable aux partis politiques anti-IVG, comme le montre non seulement l’exemple des USA mais aussi de la Hongrie ou de l’Italie.

 

– Mais, et c’est là le deuxième argument soulevé par l’opposition, non seulement il s’agirait de l’importation d’un « débat étranger » mais, qui plus est, il n’y aurait aucune nécessité « juridique » à réviser la Constitution car il existerait déjà un droit à l’IVG. Sur le plan législatif, s’il est certain que les réformes ont toujours successivement assoupli ses conditions d’accès[9], ni le législateur – la loi mentionne certes le droit de choisir une méthode abortive[10] mais non le droit de recourir à une IVG[11] – ni le juge (français ou européen[12]) n’ont jamais ainsi qualifié la possibilité pour les femmes de recourir à une IVG ; ce dernier a même toujours refusé de sanctionner l’échec (fautif) d’une IVG[13]. Sur le plan constitutionnel, s’il est vrai qu’en matière d’IVG, le Conseil constitutionnel n’a jamais censuré le législateur et qu’il a rattaché la « liberté de la femme » de recourir à un avortement à l’article 2 DDHC (et même mentionné en 2017 le « droit de recourir à une IVG dans les conditions fixées par la loi »)[14], ni le rattachement à cette liberté[15] (ni la mention de ce « droit ») n’ont pour corolaire l’existence d’un droit constitutionnellement protégé à l’IVG. Sur ce point, le constat de certains juristes opposés à l’IVG[16] et celui des défenseurs de la constitutionnalisation est similaire : il n’existe pas actuellement de droit à l’IVG mais une liberté d’y accéder. Seules divergent en réalité les opinions relatives aux conséquences à en tirer : les premiers critiquent cette possible consécration tandis que les seconds la souhaitent.

 

– La troisième est l’absence d’intérêt du cadre constitutionnel pour garantir l’accès à l’IVG dès lors que c’est à la loi d’assurer son effectivité (et non à la Constitution)[17].  Les défenseurs de la constitutionnalisation ne le nient pas[18]. Aujourd’hui, l’accès à IVG est principalement freiné de facto par des difficultés (un contexte parfois difficile d’accès aux soins ; la tarification T2A des soins à l’acte qui ont fait de l’IVG un acte économiquement « peu rentable », et la persistance de la clause de conscience spécifique à l’IVG) qui ne sauraient être résolues à l’échelle constitutionnelle. Mais n’est-ce pas une lapalissade que d’affirmer qu’il faudra des lois (et des actes réglementaires) pour concrétiser les droits fondamentaux constitutionnels ? D’autant plus que, comme le soulignent certains défenseurs de la constitutionnalisation, l’objectif est ici de s’assurer que l’accès à l’IVG ne pourra pas être supprimé (ou affaibli) par des dispositions législatives ; cela étant rien n’exclut de faire en parallèle de cette constitutionnalisation des lois améliorant son accès[19].

 

Toutefois certains parlementaires ne se contentent pas de défendre l’inutilité de la réforme ; d’autres (plus minoritaires) vont jusqu’à invoquer sa dangerosité.

 

B. Une constitutionnalisation dangereuse

La réforme comporterait trois degrés de « dangerosité » de nature et d’importance différentes.

* Le premier risque est couramment mentionné lors des débats relatifs à l’IVG[20] :  à trop libéraliser le système sanitaire en matière d’avortement, les médecins les plus « modérés » en la matière feront jouer leur clause de conscience et arrêteront de pratiquer des IVG, ce qui affaiblira finalement l’effectivité de son accès. Un argument qui pourrait toutefois être contourné par la modification de la T2A (le système de tarification à l’acte) en faveur d’une meilleure rentabilité de l’IVG, le rétablissement des centres de soins et de planning familiaux fermés, et la suppression de la clause de conscience spécifique à l’IVG.

 

* Le deuxième risque (surtout discuté au Sénat) est lié à la procédure de constitutionnalisation ici mobilisée : dès lors qu’il s’agit d’une proposition de loi, la constitutionnalisation ne peut intervenir que par la procédure prévue par l’article 89 alinéa 2, ce qui suppose entre autres l’organisation d’un référendum, de sorte, que selon l’opposition, cela risquerait de réveiller les opposants[21]. Or, c’est ici une inquiétude partagée par les auteurs de la proposition de loi constitutionnelle[22] qui sont plusieurs à demander la reprise par un projet de loi de l’idée de constitutionnalisation. Toutefois, le gouvernement ne semble pas décidé à déposer de projet de loi. Il faut dire qu’en matière d’IVG, la position du pouvoir exécutif apparaît quelque peu ambigüe. D’une part, il est réticent sur la question : en tardant à admettre un allongement du délai de recours à l’IVG médicamenteuse pendant le confinement puis, en n’émettant pas d’avis favorable à la proposition de loi visant à allonger le délai d’IVG ; et enfin, en réaffirmant que l’IVG « c’est un droit, mais c’est toujours un drame pour les femmes »). Mais d’autre part, en sens inverse, il s’est prononcé en faveur d’une intégration du droit à l’avortement dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, et en affirmant son soutien sans faille à la constitutionnalisation[23]. Bien curieuse position …

 

* Le troisième risque est lié à la rupture que la consécration d’un droit individuel dans la Constitution impliquerait avec notre tradition juridique constitutionnelle (qui précisément avait fait le choix de ne pas proposer de catalogue de droit dans le texte de 1958[24]). Cet argument rejoint en partie l’argument utilisé par certains juristes en dehors de l’hémicycle au regard duquel « on ne joue pas avec la norme constitutionnelle » [25] et fait écho à la répétition, pendant les débats à l’Assemblée nationale, de l’idée selon laquelle « on ne modifie la Constitution que d’une main tremblante ». Soulevé principalement au Sénat, cet argument n’a pas joué un rôle central lors des débats parlementaires à l’Assemblée nationale. Il faut dire que sur le plan juridique, même à considérer que le texte actuel de la Constitution ne contient pas de droits individuels, aucune disposition constitutionnelle (textuelle ou conventionnelle) n’interdit qu’y soit inséré de nouveaux droits fondamentaux.

 

C’est qu’en réalité le désaccord réside certes peut-être aussi dans des conceptions divergentes de la Constitution (de l’utilité d’y insérer des « droits à ») mais surtout bien sûr dans une appréhension divergente de l’importance de l’accès à l’IVG. L’affirmer relève évidemment du truisme. Ce qui l’est moins est d’observer que les débats se sont finalement très peu cristallisés (que ce soit à l’assemblée nationale, ou préalablement – sur une proposition similaire – au Sénat) autour de la question de fond, à savoir la « création » d’un droit (ici constitutionnel) à l’avortement. Les parlementaires de l’opposition nient tous, à quelques rares exceptions, leur possible hostilité à l’égard de l’IVG – il ne s’agit, selon eux, nullement de remettre en cause le droit à l’IVG, mais seulement d’interroger la pertinence de sa constitutionnalisation.

 

Par ailleurs les débats n’ont accordé qu’une place relative à la question de la formulation du droit qu’il s’agissait (sans le dire) de créer.

 

 

II – La formulation de la constitutionnalisation

La question de la formulation de la disposition est bien évidemment centrale. Il semble cependant que ce soit avant tout des considérations purement stratégiques qui aient guidé le périmètre du droit à consacrer (A) ainsi que sa rédaction (B).

 

A. Le périmètre du droit à consacrer

Une des questions relatives au « contenu » de la constitutionnalisation est la question de savoir si elle doit inclure le droit d’accès à la contraception. La première version de la proposition de loi l’incluait. Cependant, pour des raisons stratégiques – obtenir l’adhésion du Sénat[26] – la contraception a été retirée par amendement du champ de la constitutionnalisation. Si elle devait aboutir en ces termes, la constitutionnalisation de l’IVG viendrait alors accorder à l’accès à l’avortement une valeur normative supérieure à celle de l’accès à la contraception. Or, une telle hiérarchisation rompt assez radicalement avec la manière dont ont pu être appréhendées la contraception et l’IVG par le Code de la santé : l’IVG y a toujours été pensée comme une technique subsidiaire à la contraception[27]. Le législateur pourrait plus facilement revenir sur l’accès à la contraception que sur l’accès à l’IVG – on comprend dès lors assez mal pourquoi cette suppression est considérée comme susceptible d’aider à obtenir le vote du Sénat (d’autant plus que rien, dans les débats d’octobre 2022, ne suggère que c’est la constitutionnalisation du droit à la contraception qui a conduit au refus de la proposition de loi). Ce dernier serait-il favorable à ce qu’on incite davantage les femmes à recourir à l’IVG qu’à la contraception ?

 

B. La rédaction du droit à consacrer

La première version de la proposition de loi (n°293) déposée par le groupe LFI comprenait deux phrases. La première énonçait que « nul ne peut porter atteinte à l’IVG ». Il s’agissait donc d’une formulation différente de la proposition (n°340) déposée par le groupe Renaissance qui disposait que « nul ne peut être privé du droit à l’IVG ». Une formulation différente également des dispositions 66 (« nul ne peut être détenu arbitrairement ») et 66-1 (« nul ne peut être condamné à mort ») de la Constitution. Une formulation, en somme, surprenante, dès lors que le destinataire de cette disposition n’était pas la personne enceinte susceptible de demander une IVG mais les tiers susceptibles d’entraver cet accès. Mais qui est ici « nul » ? S’agit-il des pouvoirs publics et/ou des personnes privées ? Qu’est-ce qui est susceptible d’être considéré comme une « atteinte » ? L’existence d’un délai d’IVG ? Sa diminution ? La mise en jeu de la clause de conscience ? Dans un souci de compromis, notamment car elle laissait craindre la constitutionnalisation d’un droit « inconditionnel et absolu », cette phrase a finalement été supprimée (sans débat sur sa possible reformulation).

 

Seule la phrase deux est retenue[28]. Sa formulation est proche de l’article 1 alinéa 2 qui dispose que « la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives […] » ; à ceci près qu’ici la loi ne « favorise » pas, elle « garantit ». On sait que lors de la révision constitutionnelle de 1999 insérant dans la Constitution le dispositif paritaire, les débats ont été intenses sur le choix du verbe à adopter : en effet, « favoriser » suppose la réalisation d’une obligation de moyen mais non de résultat, ce qui n’est pas le cas du verbe « garantir » qui suppose non pas seulement d’essayer mais de réussir à protéger l’intérêt visé[29]. Dans les débats parlementaires de 2022 sur l’IVG, il faut cependant noter l’absence de réflexion sur le choix des mots à employer.

 

Les débats sont en revanche riches sur la possible modification (plus ou moins grande) du contenu de la proposition : outre, dans un but d’obstruction parlementaire les très nombreux amendements (629 amendements déposés), portant sur des objets sans aucun rapport avec l’avortement (l’allongement du mandat présidentiel à 7ans, l’affirmation de la constitution comme norme suprême, la ratification des chartes européennes sur les langues régionales et minoritaires), certains proposent l’ajout du « respect du libre consentement de la femme » ; tandis que d’autres voudraient préciser que l’IVG est réalisée « dans le respect de l’équilibre des principes énoncés dans la loi n° 75-17 du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de la grossesse » – ce qui permet un renvoi implicite à la protection de l’être humain dès le commencement de sa vie. Concernant ces ajouts, ils sont refusés en raison de leur inutilité. Concernant le premier, il est jugé inutile dès lors que l’interruption volontaire de grossesse ne peut concerner, par hypothèse, qu’un acte d’interruption librement consenti par la femme enceinte. Concernant le second ajout, il est jugé inutile dès lors que c’est nécessairement dans les conditions fixées par la loi que le droit à l’IVG sera, au-delà de sa protection constitutionnelle, concrètement mis en œuvre. Une référence à la loi apparaît dès lors non seulement inadaptée (puisque la Constitution ne procède pas par renvoi à la loi) mais aussi inutile.

 

On pourra ajouter que le refus de la mention de cet équilibre (et avec lui du principe de protection de la vie dès son commencement) a certainement également à voir avec l’impact symbolique de cette constitutionnalisation dont le but est bien d’affirmer (fût-ce implicitement) le droit pour les femmes de disposer de leur corps (et non la protection juridique de la vie anténatale).

 

La formulation retenue est donc plus restrictive que celle envisagée. Mais quel pourrait être la portée d’une telle reformulation ? Le rapport de la commission des lois sur cette proposition[30] affirme que cette constitutionnalisation sera invocable devant le juge constitutionnel à l’appui d’une saisine a priori ou a posteriori. Concernant, la saisine a priori, il est certain que les lois soumises à l’appréciation du Conseil en matière d’avortement pourront être (si la constitutionnalisation devait être votée au Sénat) examinée à l’aune de cette disposition. Il sera donc en principe impossible qu’une loi vienne interdire l’accès à l’IVG. Il est également probable qu’une loi qui viendrait drastiquement réduire ses conditions d’accès (en supprimant notamment son remboursement par la sécurité sociale) sera jugée inconstitutionnel (notamment car le remboursement permet, entre autres, d’égaliser l’accès (sur le plan économique) des femmes à l’avortement). En revanche, la possibilité pour le législateur de revenir sur des conditions plus « symboliques » (mais non moins importantes) telles que la « consultation psycho sociale » (supprimée en 2001), le dossier guide à fin dissuasive (supprimée lui aussi en 2001), la « situation de détresse » (supprimée en 2014) ou le délai de réflexion (supprimée en 2016) dépendra de la manière dont le conseil constitutionnel interprète la question de « l’effectivité » de l’accès (et plus largement dont il comprend son rôle en matière de « question de société »).

 

Par ailleurs, la possibilité pour un individu de soulever cette disposition en QPC apparaît plus incertaine. La formulation de la disposition ne permet pas nécessairement d’en déduire qu’il s’agit d’un « droit ou une liberté que la constitution garantit ». En ce sens, il faut rappeler que l’article 1 alinéa 2 n’a pas été considéré comme directement invocable en QPC. Or, si la présente loi « garantit » et non « favorise », force est d’observer que la disposition n’a pas directement pour destinataire les femmes ou les individus : sur le plan strictement formel, il ne s’agit donc pas de la consécration d’un « droit à ». Il est vrai que la proposition votée mentionne le « droit à l’IVG » mais c’est pour imposer à la loi de garantir son égal et effectif accès. Sur ce dernier point, on pourra d’ailleurs s’interroger sur le caractère possiblement tautologique de la formulation : si l’on comprend bien que son objectif est très certainement d’inscrire explicitement dans la Constitution les termes « droit à l’IVG », n’y a-t-il pas quelque chose de pléonastique à affirmer que « la loi garantit l’accès au droit à (…) » ? N’est ce pas précisément lorsque la loi assure les conditions effectives de l’accès à une prestation (et que le juge sanctionne son entrave) qu’on parle de « droit à » ? Quoi qu’il en soit, son invocabilité en QPC dépendra du seul pouvoir souverain d’appréciation du Conseil constitutionnel et de la manière dont il est susceptible de la considérer comme « un droit ou une liberté que la constitution garantit », indépendamment, a priori, de sa place dans la constitution.

 

C. La difficile localisation du droit à consacrer dans le texte de la constitution

Si plusieurs propositions de loi au Sénat envisageaient la constitutionnalisation de l’IVG au sein de l’article 1 de la Constitution, au sein de son article 34 ou après le 3 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, c’est finalement au sein de l’article 66-2 de la Constitution que la constitutionnalisation de l’accès à l’IVG serait susceptible d’avoir lieu – demeure alors une interrogation : celle du lien à établir entre, d’une part, le droit à l’IVG et, d’autre part, l’autorité judiciaire (puisque l’article 66-2 s’inscrirait dans le titre VIII de la Constitution relatif à l’autorité judiciaire) a fortiori lorsque la formulation dispose que c’est ici la loi qui garantit l’accès à l’IVG ?

 

En tout état de cause, cette question de la « localisation » de la constitutionnalisation a été rapidement évacuée[31]. La possibilité d’inscrire l’IVG dans l’article 1er est certes succinctement discutée à l’Assemblée nationale notamment car la rapporteure indique ainsi que « jusqu’à présent, il était question de mentionner l’IVG à l’article 1er de la Constitution, qui régit les règles de base de notre communauté politique. En effet, les droits sexuels et reproductifs – en l’occurrence, ceux des femmes – sont aussi une question majeure d’égalité et de citoyenneté, et sont la condition même de la reproduction d’une communauté politique » mais elle n’est pas centrale. C’est pourtant ici un argumentaire d’autant plus intéressant que le rattachement de l’IVG à la question de l’égalité demeure un angle mort du traitement juridique et politique de l’IVG en France. Si des travaux de théorie politique et de théorie du droit aux Etats-Unis[32] démontrent le lien intrinsèque entre avortement et égalité, le non rattachement de cette question à l’article 1 (pour des raisons certes stratégiques car cette inscription dans l’article 1 n’est pas jugée susceptible de recueillir l’approbation du Sénat[33]) montre bien la persistance de cet impensé.

 

Il n’en demeure pas moins que le vote de cette constitutionnalisation demeure un « signal fort » en faveur du renforcement du droit à l’IVG notamment car il s’agirait ici de garantir un droit à l’avortement « autonome », qui ne serait ni rattaché à un autre droit ou à une autre liberté, telle que la liberté personnelle ou la vie privée, ni restreints « par d’autres impératifs constitutionnels »[34] ; de sorte à ce qu’à la prochaine « crise politique, économique ou religieuse », le droit des femmes à l’IVG ne soit pas (aisément) remis en question[35].

 

Il n’est cependant pas certain que le Sénat vote en des termes identiques ce texte et que cette constitutionnalisation entre dès lors en vigueur (d’autant plus que, si tel devait être le cas, il faudrait réussir, ensuite, à organiser un référendum – si les défenseurs de la constitutionnalisation estime que plus de 80% de la population sont favorables à cette constitutionnalisation ; ils craignent aussi, on l’a dit, de forts mouvements d’opposition).

 

 

[1] Texte n° 872 (2021-2022) de Mme Mélanie VOGEL et plusieurs de ses collègues, déposé au Sénat le 2 septembre 2022 

[2]« Faut-il constitutionnaliser le droit à l’avortement ? Paroles de juristes », Public sénat, 21 octobre 2022, ; Stéphanie Hennette-Vauchez, Diane Roman et Serge Slama, « Pourquoi et comment constitutionnaliser le droit à l’avortement », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 07 juillet 2022 ; Guillaume Drago, Constitutionnalisation de l’avortement : « On ne joue pas avec la norme constitutionnelle », Génétique, 18 octobre 2022 ; Bertrand Mathieu, « L’avortement n’est pas un droit fondamental, mais une liberté fondamentale », La Croix, 26 juin 2022.

[3] Stéphanie Hennette-Vauchez, Diane Roman et Serge Slama, « Pourquoi et comment constitutionnaliser le droit à l’avortement », La Revue des droits de l’homme, op.cit.

[4] Proposition de Loi constitutionnelle n°2086 visant à protéger le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse,

[5] On n’observe pas moins de 6 propositions de loi constitutionnelle déposée ces derniers mois

[6] Voir, Marie Sissoko-Noblot,, « DOBBS V. JACKSON WOMEN’S HEALTH ORGANIZATION, 597 U.S (2022) requiem pour un mythe jurisprudentiel », blog, Juspoliticum, 15 juillet 2022.

[7] Cour suprême des Etats-Unis, Roe v. Wade, 22 janvier 1973, 410 U.S. 113.

[8] Voir les propos de Laurent Panigou, 24 novembre 2022, AN.

[9] Voir les articles L2211-1 à L2223-2 CSP

[10] L2212-1 alinéa 2 CSP.

[11] Il pèse certes sur le service depuis 2001 une obligation d’organiser des IVG mais c’est en partant de la puissance publique telle qu’elle trouve à s’incarner en particulier dans le service public hospitalier que l’on peut rencontrer l’expression positive des libertés reproductives et non sous la forme explicite d’un « droit » à l’IVG qui manifesterait une forme de reconnaissance juridique de l’autonomie procréative individuelle.

[12] CEDH A,B,C contre Irlande, 16 décembre 2010, n°25579/05

[13] Voir notamment, CE, 2 juillet 1982, n° 23141, CC, 1ère chambre civile, 26 juin 1991, 8918617 CA Paris, 1ère chambre, section B, 29 novembre 2001 ; CA Versailles, 5 avril 2012, n° 1006362, CA Metz, 19 février 2013, n° 1101192.

[14] Conseil constitutionnel, Décision n° 2017-747 DC du 16 mars 2017 : le Conseil a mentionné le « droit de recourir à une IVG dans les conditions prévues par le livre II de la 2ème partie du CSP » et considéré que l’objectif de ce délit était ainsi de garantir la liberté de la femme qui découle de l’article 2 DDHC. Mais non seulement il n’était pas invité ici à se prononcer directement sur l’avortement (mais sur les limites de la liberté d’expression en matière de désinformation) mais qui plus est, il n’accorde ici à ce « droit » aucune forme de protection constitutionnelle.

[15] En 1975, le rattachement de la « liberté de la femme » à l’article 2 DDHC englobe aussi bien les femmes (libres de demander une IVG) que les praticiens (libres de la refuser) ;  en 2001, il estime que la suppression de la consultation psycho sociale et la suppression dans le dossier guide des aides sociales octroyées aux femmes enceintes et aux mères n’a pas porté atteinte à cette liberté ; en 2014, elle n’est pas mentionnée ; et en 2016, elle n’est mentionnée que dans le considérant de principe relatif au nécessaire maintien d’un équilibre entre la sauvegarde de la dignité et la liberté.

[16] Bertrand Mathieu, « L’avortement n’est pas un droit fondamental, mais une liberté fondamentale », La Croix, 26 juin 2022.

[17] Voir notamment les propos de la rapporteure Agnès Canayer 19 octobre 2022 au Sénat.

[18] Rapport fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la république, sur la proposition de loi constitutionnelle visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception par Mathilde Panot, 16 novembre 2022, p.13.

[19] Voir notamment les propos de Mélanie Vogel le 19 octobre 2022, au Sénat : mais on ne peut « renforcer l’accès à un droit qui n’existe plus »

[20] Voir notamment : Opinion du CCNE sur l’allongement du délai légal d’accès à l’IVG de 12 à 14 semaines de grossesse, 8 décembre 2020.

[21] Voir notamment les propos d’Agnès Canayer et Marie Mercier le 19 octobre 2022 au Sénat.

[22] Voir notamment le Rapport fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la république du 16 novembre 2022, op.cit. p.13 ; les propos de Mme Marie-Noëlle Battistel le 24 novembre 2022 à l’AN.

[23] Voir notamment les propos d’Eric Dupond-Moretti le 24 novembre 2020 au Sénat : « j’avais solennellement déclaré au Sénat qu’en tant que garde des sceaux, je soutiendrais toutes les initiatives parlementaires visant à constitutionnaliser le droit à l’IVG ».

[24] Voir le rapport du comité président par Simone Veil, « Rédécouvrir le préambule de la Constitution », La documentation française, décembre 2008.

[25] Voir aussi : Guillaume Drago, Constitutionnalisation de l’avortement : « On ne joue pas avec la norme constitutionnelle », Génétique, 18 octobre 2022 

[26] Voir les propos d’Eric Dupond-Moretti le 24 novembre 2022 à l’AN.

[27] L2214-2 CSP : « en aucun cas l’interruption volontaire de grossesse ne doit constituer un moyen de régulation des naissances » ; L2212-9 CSP : « Tout établissement dans lequel est pratiquée une interruption de grossesse doit assurer, après l’intervention, l’information de la femme en matière de régulation des naissances ».

[28] « La loi garantit l’effectivité et l’égal accès au droit à l’IVG ».

[29] Voir notamment, AN, 15 décembre 1998.

[30] Rapport sur la proposition de loi constitutionnelle visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception, op.cit., p.13.

[31] Voir notamment les propos d’Agnès Caneyer le 19 octobre 2022 au Sénat.

[32] Voir par exemple, Nancy Ehrenreich, The reproductive Rights reader, New York University press, 2008.

[33] Voir notamment les propos de Sasha Houlié le 24 novembre 2022 à l’AN.

[34] Stéphanie Hennette-Vauchez, Diane Roman et Serge Slama, « Pourquoi et comment constitutionnaliser le droit à l’avortement », op.cit. 2022 

[35] Simone de Beauvoir, Le deuxième Sexe, 1949.

 

Crédit photo: Richard Ying, CC BY-NC-SA 2.0