La tentation de la justice retenue. À propos du contrôle de la condition de recevabilité financière des initiatives parlementaires de l’article 40

Par Alexis Fourmont

<b> La tentation de la justice retenue. À propos du contrôle de la condition de recevabilité financière des initiatives parlementaires de l’article 40 </b> </br> </br> Par Alexis Fourmont

En matière de jurisprudence rendue au titre de l’article 40 de la Constitution, la tentation de passer de la justice déléguée à la justice retenue est grande au sein de la majorité, afin de neutraliser et même de remplacer l’actuel Président de la Commission des finances par un autre membre de l’opposition.[1]

 

When it comes to the jurisprudence delivered under Article 40 of the Constitution, the inclination to move from delegated justice to retained justice is strong within the majority, in order to neutralize and even replace the current Chairman of the Finance Committee with another member of the opposition.

 

Par Alexis Fourmont, Maître de conférences en droit public de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Membre de Sorbonne fiscalité et finances publiques

 

 

 

Depuis le début de la présente législature, la jurisprudence rendue au titre de l’article 40 de la Constitution connaît une grande fortune dans l’espace public[2]. Cela tient pour partie au fait que l’acteur traditionnellement en charge de ce contrôle n’est autre que le Président de la Commission des finances et que, depuis 2007 à l’Assemblée nationale, il est ordinairement issu du plus important groupe d’opposition y siégeant, le groupe majoritaire s’abstenant (jusqu’à présent du moins…) de prendre part à l’élection. À titre de comparaison, un tel usage existe depuis 1949 au Parlement fédéral allemand, où les présidences des 25 commissions permanentes sont en outre réparties à la proportionnelle des groupes, sans que l’expression de ce pluralisme suscite des tensions aussi récurrentes et tenaces qu’à l’Assemblée nationale.

 

Par ailleurs, une telle condition de recevabilité a priori des propositions de loi et des amendements parlementaires n’existe pas outre-Rhin. Le contraste se révèle donc plutôt saisissant.

 

Après l’élection de l’Assemblée nationale l’an passé, la présidence de la Commission des finances avait été très disputée entre les différents groupes de l’opposition (ceux de la NUPES, ainsi que les groupes RN, LR et d’une certaine façon LIOT), en partie parce que le règlement de l’Assemblée nationale n’attribue pas le poste à un groupe d’opposition en particulier (par exemple celui dont les effectifs seraient les plus importants)[3]. Éric Coquerel (LFI et intergroupes NUPES) avait finalement été élu au troisième tour après une tentative de mettre en place une présidence tournante, laquelle aurait profité à Jean-Philippe Tanguy (RN), Charles de Courson (LIOT) et Véronique Louwagie (LR).

 

L’enjeu est de taille, car environ 20 000 amendements sont examinés par le Président de la Commission des finances chaque année, soit 10 000 à 15 000 amendements déposés en séance publique, entre 2 000 et 4 000 amendements déposés devant les autres commissions permanentes ou les commissions spéciales et, enfin, de 4 000 à 5 000 amendements directement déposés devant la Commission des finances. De toute évidence, la tendance n’est au reste pas à l’assèchement, mais plutôt à la hausse.

 

Dans le cadre de la jurisprudence rendue en vertu de l’article 40 de la Constitution, le Président de la Commission des finances parvient quelquefois à susciter des évolutions favorables à l’initiative parlementaire. Ainsi Gilles Carrez (LR) a-t-il admis, durant la XIVe législature, que les députés peuvent faire usage des dispositions relatives aux expérimentations législatives et réglementaires, prévues aux articles 37-1 et 72 de la Constitution. Mais les initiatives parlementaires dans ce domaine doivent se conformer à des critères cumulatifs qu’il a définis lui-même, sauf à tomber sous le coup des dispositions de l’article 40 de la Constitution : les expérimentations proposées par les députés ne sauraient être explicitement laissées à la main d’une personne publique, ni porter sur un champ trop vaste, ou bien sur une période trop longue (supérieure à trois ans). Elles ne doivent pas non plus s’avérer irréversibles une fois achevées et il importe au plus haut point qu’elles soient suffisamment définies, réalisables et identifiables. Les expérimentations induisant une perte de recettes doivent, au surplus, être gagées. Par ce biais, le Président de la Commission des finances a quelque peu desserré l’étau comprimant les amendements des députés. En revanche, son successeur Éric Woerth (originellement LR et finalement rallié à LREM) n’a, pour sa part, pas suscité d’inflexion notable dans la lecture de l’article 40 de la Constitution.

 

Sous l’actuelle législature, certaines initiatives parlementaires ont alimenté les querelles, alimentées par les circonstances de majorité relative. Tel a d’abord été le cas d’amendements visant à la réintégration des personnels soignants qui n’avaient pas été vaccinés contre le covid 19. Afin de neutraliser Éric Coquerel, Yaël Braun-Pivet a ainsi résolu, le 12 juillet 2022, de s’enquérir elle-même de la recevabilité financière desdits amendements déposés en vue de la séance. Par la suite, la proposition de loi émanant du groupe socialiste visant à protéger le groupe EDF d’un démembrement avait fait l’objet de très vives controverses en séance le 9 février 2023[4]. C’est finalement la célèbre proposition de loi déposée par le groupe LIOT visant à abroger le recul de l’âge de départ à la retraite qui a suscité un fort mécontentement de la majorité[5].

 

En effet, alors que l’usage confine à la justice déléguée, en confiant cette mission au Président de la Commission des finances, la majorité par la voie du Rapporteur général a ouvertement suggéré en mai dernier d’opter pour une justice retenue à son profit : ainsi Jean-René Cazeneuve expliquait-il qu’« il n’y a pas de compétence exclusive. Le texte [c’est-à-dire le règlement de l’Assemblée nationale] nous place au même niveau [lui et le Président de la Commission des finances]. Certes, l’usage veut depuis 2009 que le Président de la Commission des finances tranche. Mais c’est la première fois que le titulaire de cette fonction privilégie un rôle partisan au détriment d’un rôle de Président »[6]. Il ajoutait, dans un courrier à l’attention d’Éric Coquerel en date du 5 juin 2023 : « vous créez un vide dans l’exercice de la recevabilité financière, que d’autres autorités devront combler. Vous affaiblissez ainsi le rôle institutionnel et politique de notre Commission des finances ».

 

La majorité, crispée par sa situation très précaire politiquement, semble vouloir reprendre la main sur la concrétisation de la condition de recevabilité des initiatives parlementaires, alors que la compétence du Rapporteur général apparaît comme essentiellement subsidiaire selon la lettre du règlement de l’Assemblée nationale. En effet, le Président de la Commission des finances est l’acteur principal du contrôle de la recevabilité financière, sans en être le seul participant. L’article 89, alinéa 2 du règlement de l’Assemblée nationale dispose à cet égard qu’au stade de l’examen en commission, « l’irrecevabilité est appréciée par le président de la commission et, en cas de doute, par son bureau. Le président de la commission peut, le cas échéant, consulter le président ou le rapporteur général de la Commission des finances ». S’agissant de la séance, l’alinéa 3 prévoit que « la recevabilité des amendements déposés sur le bureau de l’Assemblée est appréciée par le Président. […] En cas de doute, le Président décide après avoir consulté le Président ou le Rapporteur général de la Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire ou un membre de son bureau désigné à cet effet ; à défaut d’avis, le Président peut saisir le Bureau de l’Assemblée ».

 

Dans le courrier précité, Jean-René Cazeneuve semble interpeller Éric Coquerel sur le risque de l’abandon de la règle du préalable parlementaire[7] et, donc, sur celui d’un contrôle systématique par le Conseil constitutionnel, ce qui reviendrait à amoindrir d’autant l’autonomie des assemblées sous la Ve République[8] : en effet, comme l’observait Jean-Louis Pezant, si les autorités parlementaires jouent le rôle de juge de première instance, le Conseil constitutionnel représente une sorte de « juge d’appel en dernier ressort »[9]. Seule sa jurisprudence bénéficie de l’autorité de la chose jugée, celle des parlementaires ne jouissant que de la force décidée. Des limites existent donc face à l’action du Président de la Commission des finances, quel qu’il soit.

 

Par ailleurs, la présidence de la Commission des finances est remise en jeu chaque année et, par voie de conséquence, il est possible de tirer les conséquences de la pratique d’un Président jugé trop « audacieux » ou « laxiste ». La majorité, pour l’instant, a l’air décidé à ne pas participer au choix, mais des revirements sont toujours imaginables comme en témoigne l’épisode de l’élection (mouvementée) du troisième questeur en 2017. Dans de telles extrémités, la fonction de Président de la Commission des finances pourrait revenir à un élu d’un autre groupe, considéré comme plus modéré par la majorité. Le nom de Valérie Rabault (groupe socialiste) notamment circule en ce moment. L’avenir dira si la majorité fera évoluer la situation en cédant à la tentation de la justice retenue ou en encadrant davantage les modalités de concrétisation de la justice déléguée découlant de l’article 40 de la Constitution. Affaire à suivre, donc…

 

 

 

[1] Je tiens à remercier chaleureusement Jean-Pierre Camby pour sa relecture et ses observations.

[2] Voir nos travaux : « Éric Coquerel veut faire beaucoup, mais son pouvoir reste encadré », Club des Juristes, 18 juillet 2022 ; « Le président de la commission des finances, un acteur essentiel mais encadré de la procédure budgétaire », Petites Affiches, 19 septembre 2022.

[3] L’article 39, alinéa 3 du règlement de l’Assemblée nationale dispose, en effet, que « ne peut être élu à la présidence de la Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire qu’un député appartenant à un groupe s’étant déclaré d’opposition ».

[4] Classiquement, les propositions de loi bénéficient d’une relative immunité par rapport aux amendements, afin de ne pas vider de leur substance les niches parlementaires et parce que l’initiative parlementaire emprunte principalement la voie des amendements. La recevabilité financière des propositions de loi est contrôlée par une délégation du bureau de l’Assemblée nationale. Sur ce point, voir notre texte : « Éléments pour une théorie parlementaire de la recevabilité financière », Revue française de finances publiques, 2019.

[5] Benjamin Fargeaud, « Réforme des retraites, initiative parlementaire et article 40 de la Constitution : les riches heures du droit parlementaire et la pauvreté du parlementarisme », Blog Jus Politicum, 5 juin 2023.

[6] Paul Chaulet et Erwan Bruckert, « Abrogation de la réforme des retraites : majorité cherche à éviter défaite annoncée », L’Express, 18 mai 2023.

[7] Voir notamment la décision n° 93-329 DC du 13 janvier 1994. À cet égard, l’initiative litigieuse au regard de l’article 40 de la Constitution doit avoir été contestée et discutée pendant les débats, et non pas seulement évoquée.

[8] Pierre Avril, Jean-Pierre Camby et Jean-Éric Schoettl, « En votant une proposition de loi ramenant l’âge légal de la retraite à 62 ans, l’Assemblée ouvrirait une crise institutionnelle majeure ! », Petites Affiches, 26 mai 2023.

[9] « Le contrôle de la recevabilité des initiatives parlementaires. Éléments pour un bilan », RFSP, Vol. 31, n° 1, 1981, p. 168.

 

 

 

Crédit photo : Assemblée Nationale / Salle de la commission des finances