Le procès Dupond-Moretti : quand les magistrats règlent des comptes avec leur ministre par voie de justice (I) Par Olivier Beaud
A la mémoire de Me Daniel Soulez Larivière (1942-2022)
Ce premier billet sur le procès du Garde des Sceaux (qui s’ouvre demain), vise pour l’essentiel à présenter les faits de cette affaire d’une manière qui diffère de celle donnée dans la presse. Celle-ci a presque toujours repris la version de l’accusation. Notre propos vise ici à repartir de l’origine véritable de ce procès qui est l’enquête fort contestable du PNF, et qui a été contestée en son temps par l’ancien avocat qu’était M. Dupond-Moretti.[1]
The aim of this first post on the trial of the Garde des Sceaux (which opens tomorrow) is mainly to present the facts of the case in a way that differs from the press coverage. The latter has almost always repeated the prosecution’s version. Our purpose in this article is to return to the source of this trial, which is the highly questionable investigation by the PNF (national financial prosecutor’s office), and which was challenged by Mr. Dupond-Moretti before his appointment to the Government.
Par Olivier Beaud, Professeur de droit public à l’Université Paris Panthéon Assas
Au moment où s’ouvre le procès d’Eric Dupond-Moretti devant la Cour de justice de la République (CJR), se multiplient les articles de presse qui reprennent, presque tous, la vision accusatrice des syndicats de magistrats. En vertu de celle-ci, en résumé, l’actuel Garde des Sceaux aurait voulu se venger d’un certain nombre de magistrats avec lesquelles il était en conflit ouvert avant sa nomination, en diligentant à leur encontre des enquêtes administratives. Il n’y a d’ailleurs guère lieu de s’étonner d’une telle présentation de l’affaire. L’ensemble des journalistes accrédités pour suivre le procès ont en effet été destinataires d’un dossier de presse adressé par le Parquet de la CJR qui reprend, de manière détaillée, les termes de l’arrêt de renvoi de la commission d’instruction[2]. Or, dans celui-ci, cette dernière s’est bornée à traduire en termes juridiques l’accusation portée par les syndicats de magistrats contre l’ancien ténor du barreau selon laquelle il aurait été, dès sa nomination le 6 juillet 2020, en tant que ministre de la Justice dans une position de conflit d’intérêts. Il aurait ainsi commis, selon elle, le délit de « prise illégale d’intérêt » dont l’interprétation extensive ne manque pas d’étonner le profane. Pour arriver à une telle conclusion, à savoir passer du conflit d’intérêts au délit, la Commission d’instruction estime que le Garde des Sceaux en assouvissant sa vindicte envers les magistrats concernés aurait ici défendu un « intérêt moral » et tomberait sous le coup de l’article 432-12 du code pénal.
En raison de la portée d’un tel procès – c’est en effet la première fois qu’un ministre en exercice est attrait devant cette juridiction pénale spéciale qu’est la CJR– on peut se demander s’il n’est pas possible d’avoir une lecture des faits autre que celle complaisamment relayée par la majorité de la presse et alimentée par le Parquet[3]. On le fera ici, et c’est la limite de notre propos, en examinant la seule affaire du Parquet National financier (PNF) et en n’évoquant pas l’autre affaire, celle du juge Edouard Levrault[4] qui apparaît un peu comme « la seconde lame » de l’accusation[5]. C’est en effet la plus emblématique ; celle qui explique le tintamarre médiatique qui entoure ce procès. Il ne s’agit pas ici de défendre contre vents et marées un Garde des Sceaux[6] qui, d’une part, dispose d’avocats pour ce faire et qui, d’autre part, a commis bien des impairs et des erreurs en se laissant notamment aller à des outrances verbales voire gestuelles. Il s’agit plutôt de sortir de la vision manichéenne qui sous-tend la plupart des représentations de ce procès, et qui opposerait des « gentils » magistrats victimes à un « méchant » avocat devenu ministre. Le seul moyen d’y arriver est de se fonder sur ce qui est le plus tangible, à savoir les faits.
I – A l’origine du procès : une enquête très contestable du PNF
L’affaire « Dupont-Moretti » trouve son origine première dans la manière, pour le moins discutable, dont le PNF a enquêté dans l’affaire « Bismuth » (nom d’emprunt de Nicolas Sarkozy), également appelée « Azibert » (du nom d’un magistrat de la Cour de cassation) qui est une ramification de l’enquête initiale et principale portant sur le financement lybien de la campagne électorale de l’ancien président de la République[7]. La petite cellule du PNF avait estimé opportun de mobiliser de considérables moyens d’enquête pour retrouver la « taupe » censée avoir prévenu l’avocat de M. Sarkozy (Me Herzog) que la ligne téléphonique ouverte par son client sous le nom de Paul Bismuth était sous écoute[8].
Sans en informer sa hiérarchie, elle a demandé à la police d’éplucher les désormais célèbres fadettes, relevés téléphoniques détaillés qui permettent de connaitre la durée et le correspondant des appels passés, concernant une quinzaine d’avocats proches de Me Thierry Herzog, dont faisait partie M. Dupond-Moretti. L’enquête n’a jamais permis de connaitre le nom de l’informateur et la plainte a été classée sans suite.
Scandalisé d’apprendre, incidemment, par les avocats de M. Sarkozy, qu’il avait été ainsi espionné par le PNF dans le cadre de cette « enquête parallèle » – « l’enquête 306 » disent les initiés – Me Dupond-Moretti fut le seul avocat à oser porter plainte contre X, le 30 juin 2020, pour la commission de trois délits : atteinte à l’intimité de la vie privée, violation du secret de la correspondance des avocats et abus d’autorité.
Une telle débauche de moyens et le recours à la surveillance d’un certain nombre d’avocats – qui n’avait rien à voir avec le procès Sarkozy – n’a guère semblé émouvoir la magistrature. Elle paraît estimer, dans une curieuse unanimité, que la fin justifierait les moyens et qu’il ne serait ni illégal ni immoral, dans notre étrange état de droit, d’espionner une quinzaine d’avocats à la seule fin de retrouver une « taupe ». Il est vrai que, dans certains cas extrêmes, le secret de correspondance des avocats peut être ignoré au motif impérieux de la recherche d’un criminel. Mais on peut douter que cette recherche d’un informateur pouvait légitimer une violation aussi évidente de la vie privée et du secret de correspondance des avocats[9]
On notera également, de manière incidente, combien les droits des avocats sont mal protégés en France. Certes, l’article 56-1 du code de procédure pénale prévoit une protection spéciale des avocats pour les perquisitions à leur cabinet ou à leur domicile. Mais le Conseil constitutionnel dans sa décision du 19 janvier 2023 (2023-1030 QPC) a fait une interprétation restrictive de cet article en excluant expressément de la protection du secret professionnel de l’avocat les activités de conseil de ce dernier, et plus largement, tout ce qui ne se rattache pas à une procédure juridictionnelle. Il n’a d’ailleurs pas consacré spécifiquement un droit au secret des échanges de sorte que les avocats sont peu protégés en France[10]. La façon dont le PNF a cru bon de jeter un « filet » aussi large sur un nombre considérable d’avocats pour trouver un « petit poisson », sans se préoccuper des droits éventuels des avocats concernés, le démontre à l’envi et révèle cette carence du droit des libertés professionnelles.
Il est en outre très surprenant de constater que la presse rend compte du long rapport de l’Inspection Générale de la Justice (IGJ) sur le fonctionnement du PNF[11] en retenant uniquement un élément à décharge des magistrats en répétant le fait que le rapport IGJ les exonère de tout délit dans le fait d’avoir espionné aussi arbitrairement une quinzaine d’avocats. Par là même, la presse omet de signaler au public que ce rapport de l’IGJ est instructif surtout par ce qu’il révèle de la manière très contestable qu’a eu le PNF de travailler dans cette affaire. Quiconque lit ce document (disponible sur internet) ne peut ressortir qu’étonné par le nombre de dysfonctionnements du PNF qu’il met en évidence.
Il révèle en particulier des conflits de personne virulents entre la cheffe de ce Parquet et les magistrats qui travaillaient sous sa direction. Ces faits sont d’ailleurs constatés et regrettés dans les deux avis rendus par le CSM sur le cas des deux magistrats qui ont été poursuivis disciplinairement à la suite de l’enquête de l’IGF[12]. Le rapport de l’IGF contient d’ailleurs une véritable « perle » dans une de ses Annexes : une lettre très décomplexée de Mme Éliane Houlette qui explique benoîtement son refus de venir s’expliquer devant l’Inspection par le fait qu’elle est désormais à la retraite[13]. En revanche, elle a bien voulu témoigner, en juin 2021, devant la commission d’enquête parlementaire sur l’indépendance de la justice, où elle a évoqué le « contrôle très étroit » exercé par le parquet général sur le PNF, propos qui ont provoqué beaucoup d’émoi et une saisine du CSM par le président de la République.
Le rapport de l’Inspection Générale de la Justice (IGJ) sur le fonctionnement du PNF avait été commandé le 1er juillet 2020 par Mme Nicole Belloubet, l’ancienne Garde des Sceaux. Lorsque les conclusions de l’IGJ arrivent à la Chancellerie le 15 septembre 2020, Mme N. Belloubet a été entre temps remplacée par M. É. Dupond-Moretti. Au vu de ce document assez accablant pour le PNF, le ministre ordonne, par l’intermédiaire de sa directrice de cabinet, le 18 septembre 2020, une enquête administrative concernant les trois magistrats du PNF. C’est ici que l’affaire pénale commence car ce procès a pour particularité de se fonder sur une requalification, par les magistrats instructeurs de la CJR, de cet acte administratif (la décision ministérielle de faire procéder à une enquête) en un acte constitutif d’un délit pénal.
En effet, selon l’accusation, une telle saisine aurait été fautive de la part du Garde des Sceaux, dans la mesure où, ayant préalablement porté plainte contre les magistrats en question, il aurait été juge et partie dans cette affaire, ce conflit objectif d’intérêts se transforme alors, par la magie du droit pénal, en un délit de prise illégale d’intérêt. Le Ministre avait pourtant pris soin de retirer sa plainte, dès le 14 juillet 2020 (huit jours après sa nomination), mais l’action publique suivait son cours pour deux des trois délits visés. Ce retrait de plainte est d’ailleurs mis au débit du Garde des Sceaux, la commission d’instruction de la CJR y voyant la preuve que le ministre était bien conscient d’un possible conflit d’intérêts. Cette dernière lui reproche en outre d’avoir tardé à en tirer les conséquences de sa délicate position, malgré notamment la mise en garde de la HATVP, en sollicitant tardivement le Premier ministre pour qu’il adopte un décret de déport. Ce dernier n’est intervenu que trois mois plus tard, le 23 octobre 2020[14]. L’existence de ce décret explique pourquoi la saisine de la formation disciplinaire du CSM à l’encontre des trois magistrats du PNF fut effectuée par le Premier Ministre de l’époque, M. Jean Castex.
En réalité, la question que l’on aurait dû se poser est plutôt la suivante : fallait-il laisser sans suite un rapport – celui de l’IGJ — aussi dévastateur sur le fonctionnement du PNF ? Il ne nous semble pas que tel aurait dû être le cas. Dès lors, on voit mal comment on peut reprocher au Garde des Sceaux d’avoir effectué son travail de ministre. Comme nous l’avions écrit ailleurs avec d’autres collègues, « La première mission du garde des Sceaux n’est-elle pas plutôt de faire respecter la loi, et donc la procédure pénale, y compris au sein de la magistrature et encore plus au sein du Parquet agissant pendant un temps dans le secret comme autorité poursuivante ? »[15] On pourrait d’ailleurs considérer que c’est au contraire l’abstention d’agir, l’absence d’ouverture d’une enquête administrative, qui aurait constitué une faute politique dont le Parlement aurait pu rendre responsable M. Dupond-Moretti.
On se doit d’ajouter que, si l’on reproche au ministre de la justice d’avoir été dans une situation objective de conflit d’intérêts, le CSM en formation disciplinaire a pourtant estimé, dans l’affaire concernant l’ancienne cheffe du PNF, que « cette situation de conflit d’intérêts n’a pas eu d’incidence sur les conditions d’impartialité et de loyauté dans lesquelles les inspecteurs ont accompli leur mission »[16]. Autrement dit, l’Inspection générale de la Justice a pu effectuer correctement son travail sans immixtion du pouvoir politique et du Garde des Sceaux. Il est pour le moins étrange que la commission d’instruction n’ait pas pris en considération cet élément dans son arrêt et ait négligé de s’interroger sur les conséquences du fameux conflit d’intérêts tant reproché au prévenu. Il n’a pas eu d’effet sur l’indépendance avec laquelle l’IGJ a pu travailler.
Ce premier constat mériterait d’être complété par une prise en considération d’autres éléments juridiques tirés du droit constitutionnel, d’une part, pour ce qui concerne les conditions de la nomination et le statut de Ministre du point de vue des conflits d’intérêt (loi de 2013 sur la transparence de la vie publique) et, d’autre part, du droit administratif pour ce qui concerne la nature juridique d’une décision d’ouverture d’une enquête administrative. Ce sont autant d’éléments que la Commission d’instruction de la CJR a traité de manière cavalière en les écartant pour la bonne marche de son raisonnement pénaliste[17], quand elle ne les a pas purement et simplement ignorés. Toutefois, on se bornera pour la suite à examiner ce qui est sous-jacent à ce procès : la querelle entre le Garde des Sceaux et la magistrature dans presque tout son ensemble.
[1] Je remercie vivement Denis Baranger et Cécile Bargues pour leur lecture attentive et exigeante d’une première version de ce texte.
[2] On notera que le dossier de presse, en rappelant les faits reprochés qui valent à Éric Dupont-Moretti de comparaitre devant la CJR n’hésite pas à détailler ses multiples déclarations et à émettre sur celles-ci des jugements de valeur. On lit ainsi que le Garde des sceaux aurait ordonné des enquêtes administratives à l’encontre d’un certain nombre de magistrats « après avoir tenu les concernant, alors qu’il était avocat, des propos dans lesquels il leur reprochait (…) « une enquête barbouzarde » un « procédé illégal » (…) ponctuant ses déclarations de contrevérités (…) et poursuivant sur une accusation dénonçant l’arrogance des juges « Et certains juges se sont tout autorisés au nom de la morale publique dont ils s’estiment les garants et les gardiens » ». Nous soulignons. V. Parquet de la Cour de Justice de la République, Dossier de presse, procès de Monsieur Éric Dupond-Moretti, p. 8.
[3] Le Procureur général a requis dans le sens du renvoi du prévenu devant la juridiction. C’est une différence majeure avec le sang contaminé où la commission d’instruction n’avait pas suivi les réquisitions du procureur Burgelin et avait renvoyé les trois membres du gouvernement devant la Cour.
[4] Il s’agit de l’ancien juge d’instruction détaché à Monaco qui avait mis en examen l’un des ex-clients de Me Dupond-Moretti. On lui a reproché d’avoir manqué à son devoir de réserve en témoignant dans une émission de TV relative aux scandales dans la Principauté. Comme pour l’autre affaire du PNF, la commission d’instruction accuse le Garde des Sceaux d’avoir diligenté une enquête administrative à son encontre. Dans sa décision du 15 septembre 2022 (particulièrement bien motivée), la formation disciplinaire du CSM a considéré que le juge n’avait commis aucun manquement.
[5] C’est d’ailleurs l’affaire dans laquelle le prévenu est le plus en danger pénalement parlant. Telle est du moins l’impression qui ressort de la lecture de l’arrêt de renvoi. L’affaire la moins médiatique serait donc paradoxalement la plus délicate pour le Garde des Sceaux.
[6] Pour une critique de son comportement volcanique, voir notre billet : O. Beaud « Un Ministre ne devrait pas faire cela. Et après ? », Blog de Jus Politicum du 20 mars 2023
[7] Pour cette « affaire dans l’affaire », ce dernier a été jugé pour corruption et trafic d’influence et il a été récemment condamné par la Cour d’appel de Paris. Décision de la Cour d’appel de Paris, mai 2023, affaire 21/02005 (arrêt 94/2023). L’intéressé s’est pourvu en cassation.
[8] Le délit en question était la violation du secret d’instruction.
[10] La seule comparaison avec l’Allemagne est instructive ; voir le billet de M. Gerhold, « Constitutionnaliser le secret professionnel de l’avocat : pourquoi le Conseil constitutionnel pourrait s’inspirer de la Cour de Kaiticurlsruhe », Blog Jus politicum, du 26 octobre 2022
[11] Inspection de fonctionnement d’une enquête conduite par le parquet national financier. Rapport définitif Septembre 2020. N° 069-20
[12] Les deux magistrats n’ont pas été sanctionnés disciplinairement, mais dans les deux cas, le CSM a relevé des « manquements déontologiques » les concernant. Autrement dit, ils n’ont pas été « blanchis » entièrement par le CSM qui a fustigé certains de leurs comportements que le rapport de l’IGF avait révélés. Avis du Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du parquet, 19 octobre 2022, P096 et P097
[13] Rapport de l’IGJ sur le PNF précité, p. 95-96.
[14] Ce décret de déport a permis au Garde des Sceaux d’éviter l’injonction publique qui est prévue par la loi si l’intéressé, mis en demeure par la HATVP de clarifier sa position, ne l’a pas fait.
[15] P. Avril et alii, « Enquête du PNF. La justice n’est pas la seule affaire des juges, elle est celle de tous les citoyens, » Le Monde du 8 octobre 2020.
[16] Avis du CSM du 19 oct. 2022, P097.
[17] Cela vaut surtout ici pour le droit administratif car la décision litigieuse d’ouverture d’une enquête administrative est considérée par le Conseil d’Etat comme un acte ne faisant pas grief !.. Et pourtant, pour la commission d’instruction de la CJR, cette décision est constitutive d’un délit pénal. On évoquera ailleurs, dans un article plus long, ces éléments de droit constitutionnel et administratif.
Crédit photo : Fred Romero / CC by 2.0 / Le PNF est situé dans les locaux du Tribunal judiciaire de Paris