Pavoiser ou ne pas pavoiser ? Le principe de neutralité face aux couleurs palestiniennes

Par Benjamin Lecoq

<b> Pavoiser ou ne pas pavoiser ? Le principe de neutralité face aux couleurs palestiniennes </b> </br> </br> Par Benjamin Lecoq

La controverse relative au pavoisement des édifices publics à l’occasion de la reconnaissance de l’État palestinien par la France, a mis à l’épreuve la portée du principe de neutralité des services publics. Le présent billet revient sur cette polémique et sur sa résolution contentieuse pour souligner les ambiguïtés et les limites d’un principe que son invocation dans le cadre d’un débat idéologiquement clivé tend à détourner de sa finalité première : apaiser les tensions politiques en garantissant l’impartialité de l’administration et l’égalité de traitement des usagers.

 

The controversy surrounding the flag display on public buildings following France’s recognition of the State of Palestine has tested the scope of the principle of neutrality in civil services. This paper examines that debate and its judicial resolution to highlight the ambiguities and limitations of a principle whose invocation in an ideologically polarized context tends to divert from its original purpose: easing political tensions by ensuring administrative impartiality and equal treatment of citizens.

 

Par Benjamin Lecoq, Professeur de droit public à l’Université de Strasbourg

 

 

 

Lorsqu’une polémique politicienne se pare d’arguments de droit, il arrive que ces derniers n’en sortent pas indemnes. C’est le cas du principe de neutralité quand, contrairement précisément à sa vocation, le discours politique l’instrumentalise dans le but de cautionner des positions partisanes.

 

La reconnaissance officielle de l’État de Palestine par le président de la République a suscité une vive controverse quant à la possibilité ou non, pour les communes désireuses de manifester leur soutien à cette initiative, d’orner leurs mairies de la bannière noir, blanc, vert et rouge. À vrai dire, la « guerre des drapeaux » couvait déjà depuis quelques mois. Marquée par plusieurs escarmouches entre préfets et maires sous l’arbitrage du juge administratif, elle s’est illustrée, dès décembre 2024, par un certain nombre d’ordonnances de référé enjoignant aux autorités municipales de retirer, qui le drapeau palestinien, qui le drapeau israélien.

 

Mais c’est un tweet du premier secrétaire du Parti socialiste, Olivier Faure, qui a mis le feu aux poudres le 14 septembre dernier, en appelant à un pavoisement général des couleurs palestiniennes à l’occasion du discours du chef de l’État aux Nations-Unies prévu le 22 (Le Monde, 17 sept. 2025). Cet appel a alors suscité la riposte immédiate du ministre de l’Intérieur démissionnaire, Bruno Retailleau, par la voie d’une note de service du 19 septembre instruisant les préfets de déférer au juge administratif toute décision de hisser le drapeau litigieux. Le ministre, dont la position personnelle au sujet de cette initiative présidentielle est connue, invoquait la jurisprudence récente pour estimer que « le principe de neutralité du service public interdit de tels pavoisements » (Le Monde, 19 sept. 2025).

 

Bien entendu, il n’en fallait pas moins pour que, le jour J, une centaine de communes frondeuses accompagnées de quelques départements bravent l’interdit, soit en accolant le drapeau palestinien aux couleurs françaises et européennes, soit en l’arborant aux côtés du drapeau israélien (Le Monde, 22 sept. 2025). Reste que les décisions rendues par divers tribunaux administratifs à cette occasion[1] – dont deux ont été validées en appel par le Conseil d’État – ont finalement donné raison au ministre et à ses préfets. Confirmant sa position antérieure, la juridiction administrative a systématiquement ordonné le retrait de ces emblèmes au motif qu’ils portaient gravement atteinte au principe de neutralité.

 

Rideau ? Loin de là. Car cette polémique, et la réponse que les juges y ont apporté, soulèvent plus de questions qu’elles n’apportent de réponses. Aussi le présent billet n’a-t-il pas pour objet de prendre parti, précisément, quant au fond du débat – peut-on ou ne peut-on pas orner les édifices publics du drapeau palestinien[2] ? – mais d’interroger les ambiguïtés et les limites du principe de neutralité lorsqu’il est appliqué au domaine des opinions politiques. Ambiguïtés révélées ici tant par son instrumentalisation partisane que par son application juridictionnelle. Cette affaire pose en effet, pour suivre l’ordre du raisonnement juridique, à la fois une question de principe – pourquoi l’apparence des édifices publics doit-elle être neutre ? – (I) et une question de qualification – qu’est-ce qu’une « opinion politique » ? (II).

 

 

I. Une question de principe : pourquoi l’apparence des édifices publics doit-elle être neutre ?

En premier lieu, un retour aux origines de cette règle est nécessaire pour en rappeler la raison d’être, laquelle semble avoir été perdue de vue dans le cadre de la présente affaire, occultée qu’elle était par le caractère politiquement sensible de la question. À défaut de textes réglementant le pavoisement des édifices publics[3], on se réfère classiquement à la jurisprudence administrative, et en particulier à un arrêt du Conseil d’État du 27 juillet 2005, Commune de Sainte-Anne (n° 259806), qui énonce pour la première fois que « le principe de neutralité des services publics s’oppose à ce que soient apposés sur les édifices publics des signes symbolisant la revendication d’opinions politiques, religieuses ou philosophiques » (à propos d’un drapeau indépendantiste apposé au fronton d’une mairie martiniquaise).

 

Il s’agit donc d’une extension, aux édifices publics, du devoir de neutralité applicable aux agents du service public (CE, avis, 3 mai 2000, Marteaux, n° 217017[4]), lequel impose à ces derniers de ne pas faire état de leurs convictions personnelles dans l’exercice de leurs fonctions. Comme l’expliquait le commissaire du gouvernement Donnat dans ses conclusions sur cette affaire, si « l’usager du service public est en droit d’attendre de l’agent public qu’il n’exerce sur lui aucune pression par l’expression de ses convictions personnelles », il est également, et par analogie, « en droit d’attendre des autorités responsables d’un service public qu’elles ne lui imposent pas, sur la voie publique, la vue d’un signe symbolisant un attachement particulier à un courant de pensée, à un parti politique ou à des convictions religieuses[5] ».

 

Il en va, d’une part, du respect du principe d’égalité, inscrit à l’article 1er de la Constitution et dont la neutralité du service public est le « corollaire » (Cons. const., n° 86-217 DC, 18 sept. 1986, Loi relative à la liberté de communication) : son objet est de garantir la liberté d’opinion des usagers en assurant l’impartialité du service vis-à-vis des options politiques, philosophiques et religieuses[6]. Il en va, d’autre part, du caractère de représentation qui s’attache tant à l’agent dans l’exercice de sa fonction qu’à l’édifice public : ce dernier figure, dans la matérialité de son existence et de son apparence physiques, l’intérêt général de la collectivité (a fortiori quand il en est le siège). En ce sens, un maire déplorant le retrait du drapeau palestinien du fronton de sa mairie au motif qu’il porterait « atteinte à [sa] liberté de penser » (Le Figaro, 21 sept. 2025) commet un contresens : tout signe apposé sur un édifice public quitte le champ des conviction personnelles pour être perçu comme une opinion revendiquée au nom de la collectivité dans son ensemble.

 

On comprend donc que la neutralité des édifices publics n’est pas exigée pour elle-même, en tant que principe autonome. Elle ne s’explique, et ne devrait d’ailleurs pouvoir être utilement invoquée, qu’à la lumière de la vocation qui est la sienne : préserver à la fois l’égalité de traitement des usagers et l’intérêt général que la collectivité est censée promouvoir. L’affichage public d’une opinion politique n’est dès lors contraire à ce principe que dans la mesure où il peut être compris, par les administrés qui en sont les bénéficiaires, comme un acte de prosélytisme ou de pression laissant à penser qu’ils risquent d’être traités différemment s’ils ne partagent pas cette conviction ou – ce qui revient pratiquement au même – que leurs élus font primer des intérêts partisans sur l’intérêt général de la collectivité qu’ils administrent.

 

Or voilà précisément ce que la récente polémique semble avoir perdu de vue. Mobilisé à des fins partisanes dans le cadre d’un débat particulièrement clivé, le principe de neutralité se trouve érigé en valeur à défendre per se, indépendamment de la vocation qui est la sienne, à savoir préserver la mission cohésive du service public. On observe ainsi, sur le terrain des opinions politiques, un glissement comparable à celui déjà constaté depuis quelques années en matière de convictions religieuses, sous l’effet d’un principe de laïcité – lui aussi victime d’une surcharge axiologique – dont le législateur et le juge tendent à privilégier le volet neutralisant au détriment de sa portée libérale. Par un curieux effet de mimétisme, la neutralité politique des édifices publics est invoquée, par le ministre de l’Intérieur comme par les préfets à l’appui de leurs déférés[7], avec la même rigueur que l’interdiction – de portée autonome car énoncée par la loi[8] – d’y apposer des emblèmes religieux.

 

Cette analogie se retrouve d’ailleurs jusque dans la motivation des juges. Alors que la plupart fondent leur raisonnement sur le principe général formulé par la jurisprudence Commune de Sainte-Anne, trois ordonnances sortent du lot en invoquant successivement – ce qui est de coutume en matière de neutralité religieuse, mais non politique – l’article 10 de la Déclaration de 1789 (liberté des opinions, même religieuses), l’article 1er de la Constitution (égalité devant la loi sans distinction de religion) ainsi que les articles 1er (liberté de conscience et de culte) et 2 (non-reconnaissance et non-financement des cultes) de la loi du 9 décembre 1905 de séparation des Églises et de l’État. Si la chose se conçoit dans le premier cas (TA Montreuil, 6 déc. 2024, n° 2417169), où les couleurs palestiniennes hissées sur la mairie de Montfermeil s’accompagnaient d’une inscription à connotation religieuse (« Seigneur ! pardonnez-nous ! »), rien de tel en revanche dans les deux autres espèces, concernant les villes de Gennevilliers (TA Cergy-Pontoise, 20 juin 2025, n° 2510707) et de Besançon (TA Besançon, 26 juin 2025, n° 2501261), où le message était purement politique. Simple maladresse ou biais cognitif, la neutralité politique apparaît ici comme un produit dérivé, une extension de la neutralité religieuse, et non plus comme le corollaire d’un principe général d’égalité de traitement des usagers.

 

Cette confusion des genres, aboutissant à une appréhension « laïcarde » des opinions politiques, est d’autant plus préoccupante que le triptyque classiquement associé au principe de neutralité – politique, philosophique, religieuse – dont l’origine remonte au débat sur l’école laïque, a toujours été marqué par l’asymétrie de ses composantes : « Nous avons promis la neutralité religieuse, déclarait Jules Ferry au Sénat le 31 mai 1883 à propos des programmes scolaires, nous n’avons jamais promis la neutralité philosophique, pas plus que la neutralité politique ». Car si la République laïque a proclamé son indépendance vis-à-vis des cultes en même temps que son incompétence en matière confessionnelle, elle n’a en revanche jamais renoncé à promouvoir une vision politique ainsi que certaines valeurs philosophiques. Par conséquent, si le service public se doit, en toute circonstance, de demeurer impartial au bénéfice de l’égalité de traitement des usagers, on ne saurait placer la neutralité politique sur le même plan que la neutralité religieuse, laquelle reçoit du principe de laïcité – bien ou mal – une portée propre.

 

À ce premier mélange des genres s’en ajoute un autre, qui écarte encore un peu plus le principe de neutralité de sa vocation première. Cela ressort clairement de la note du ministre de l’Intérieur du 19 septembre dernier, d’après laquelle le pavoisement du drapeau palestinien, non seulement heurte le principe de neutralité, mais présenterait en outre des risques « d’importation sur le territoire national d’un conflit international en cours » et de « troubles graves à l’ordre public identifiés localement ». La neutralité se trouve donc invoquée en complément, voire au soutien de considérations d’ordre public.

 

Dès lors, de deux choses l’une. Soit le maintien de l’ordre vient en renfort d’un principe de neutralité dont on doute qu’il suffise à fonder une interdiction générale de pavoiser (la chose a d’ailleurs déjà été observée, en matière d’expression religieuse, pour étendre les effets du principe de neutralité à d’autres qu’aux seuls agents du service : v. CE, 29 juin 2023, n° 458088, dans l’affaire dite des « hijabeuses »). Soit c’est au contraire le principe de neutralité qui vient au secours de l’ordre public, ce dernier ne pouvant motiver une atteinte à la liberté de pavoiser qu’en cas de risque avéré de trouble à la sécurité ou à la tranquillité (v. CE, 4 juil. 2025, n° 505445). Or, s’il est allégué que depuis deux ans le drapeau palestinien, lors de certaines mobilisations sociales, a pu servir de signe de ralliement à des sorties sur la voie publique parfois sans rapport avec sa signification politique et susceptibles d’être à l’origine de troubles, ces incidents sont trop isolés et localisés pour justifier une interdiction générale : le recours au principe de neutralité, d’application générale, dispense ainsi l’autorité publique d’avoir à fournir des justifications circonstanciées en temps et en lieu.

 

Pareille confusion des registres – service public et maintien de l’ordre – est préoccupante dans les deux cas car elle révèle, soit la fragilité du principe de neutralité pour justifier le retrait des drapeaux, soit son instrumentalisation à d’autres fins que la protection de l’égalité de traitement des usagers. Quoiqu’il en soit, les juridictions administratives saisies par les préfets ne se sont pas fait l’écho de cette méprise, se contentant de fonder leurs décisions sur le terrain de la seule neutralité et sur la qualification – on ne peut plus délicate – d’une opinion politique.

 

 

II. Une question de qualification : qu’est-ce qu’une « opinion politique » ?

Cette opération de qualification est d’autant plus ardue qu’elle révèle, en second lieu, les limites d’un principe de neutralité dont, par nature, on ne saurait exiger que les autorités publiques, nationales ou locales, l’observent en matière politique avec la même rigueur qu’en matière religieuse.

 

Tout le problème, autour duquel s’est noué le débat contentieux opposant maires et préfets devant le juge des référés, est de déterminer en quoi le drapeau palestinien constitue « un signe symbolisant la revendication d’une opinion politique », dont le pavoisement sur les édifices publics compromettrait l’impartialité de l’Administration et l’égalité de traitement des usagers. Or dans le registre des symboles, toute tentative d’interprétation est un exercice périlleux. Le juge administratif est pourtant coutumier de cette difficulté qui, en matière religieuse, l’a conduit en d’autres temps à se livrer à des raffinements d’appréciation casuistique, en particulier sur le point de savoir si une crèche installée dans un lieu public revêt une connotation confessionnelle ou culturelle (v. CE, ass., 9 nov. 2016, Fédération de la libre pensée de Vendée, n° 395223). Reste qu’il est sans doute plus aisé de faire la part du civil et du religieux que de déterminer ce qui est politique et ce qui ne l’est pas.

 

D’abord, parce que tout est potentiellement « politique » dans les prises de position d’autorités hybrides – en l’occurrence municipales – chargées certes de la gestion de services publics, mais également investies par les urnes du soin de pourvoir aux « affaires de la commune[9] » selon la conception – nécessairement subjective – qu’elles se font de l’intérêt général.

 

Ensuite, parce qu’un seul symbole a priori politique – et tout emblème national, français ou étranger, est a priori politique – peut, à lui seul, condenser une pluralité de significations dont l’intrication ne facilite pas l’appréciation du juge. Selon le positionnement de l’observateur, les couleurs palestiniennes constituent, tantôt une marque de solidarité vis-à-vis des aspirations légitimes d’un peuple à l’indépendance, tantôt un signe de soutien au Hamas, tantôt un symbole politico-religieux issu du panarabisme.

 

Enfin, parce que le sens d’un symbole est également susceptible d’évoluer avec le contexte. Ainsi par exemple du drapeau israélien, hissé au fronton de la mairie de Nice au lendemain des attaques du 7 octobre. Le tribunal administratif, qui avait été saisi une première fois en 2024 et n’avait rien trouvé à y redire (TA Nice, 31 mai 2024, n° 2402751), s’est dédit un an plus tard en estimant que, s’il constituait au départ un signe de solidarité à l’égard des otages du Hamas, ce pavoisement, compte tenu de sa persistance dans un contexte marqué par l’intensification du conflit à Gaza et des tensions internationales qui en résultent, doit désormais être « regardé comme un soutien à l’État d’Israël » (TA Nice, 25 juin 2025, n° 2503174).

 

Face à une telle ubiquité du politique et à la surcharge de sens qu’il véhicule, il semble que le juge administratif, dans l’appréciation casuistique à laquelle il se livre, s’attache moins à l’objet de l’opinion affichée qu’à la posture partisane adoptée par la collectivité au regard du contexte dans lequel elle l’exprime. En d’autres termes, il n’y a pas, aux yeux du juge, de signe politique par nature : ce qui politise le signe apposé sur un édifice public au point de porter atteinte au principe de neutralité, c’est le fait que, intervenant dans un contexte polémique, son affichage dénote une prise de parti susceptible, aux yeux de l’administré, de compromettre l’impartialité de l’Administration[10].

 

C’est donc le contexte dans lequel il est déployé qui confère sa signification au signe, ce qui suppose que l’appréciation du juge s’opère au cas-par-cas. Par exemple, les couleurs du drapeau LGBT sont, certes, porteuses de revendications politiques, mais « eu égard à la pluralité de leurs significations et au contexte dans lequel elles ont été prises » (message de tolérance et de lutte contre les discrimination à l’occasion des Gay-Games), les décisions de la ville de Paris d’en orner certains passages piétons et certains éléments du mobilier urbain « ne sauraient être regardées comme revêtant en elles-mêmes un caractère politique » (TA Paris, 17 mai 2019, n° 1813863/4-2). A contrario, des banderoles d’opposition à la réforme des retraites de 2023 (TA Caen, 25 sept. 2023, n° 2301339) ou appelant à la libération d’un dirigeant palestinien détenu en Israël (CAA Versailles, 23 mars 2017, n° 16VE2774), constituent « une prise de position » dans des matières relevant soit « de la politique nationale », soit « de la politique internationale de la France ». Si l’ingérence de la collectivité dans un domaine dont la compétence appartient à l’État contribue à caractériser la dimension politique du signe, c’est surtout le contexte de son expression qui, en lui conférant une tonalité partisane, s’avère déterminant.

 

Dans le cas du drapeau palestinien, l’enjeu des débats devant le juge des référés consistait à déterminer si son affichage constituait, comme le soutenaient les préfets, une prise de position politique contraire au principe de neutralité ou s’il se réduisait, comme le prétendaient la plupart des communes en défense, à une marque de solidarité envers les populations civiles de Gaza, prolongeant sur le plan symbolique la compétence qui leur est reconnue par la loi de mener des actions internationales à caractère humanitaire[11]. Si certains tribunaux administratifs ont semblé y voir un signe de revendication politique en soi (TA Besançon, 26 juin 2025, n° 2501261 ; TA Lille, 8 août 2025, n° 2507654), la plupart s’est appuyée sur « le contexte international sensible » (TA Cergy-Pontoise, 20 juin 2025, préc.) et sur les circonstances propres à chaque espèce (drapeau assorti du message « Pour une paix juste et durable, stop au génocide et reconnaissance de l’État palestinien » : TA Melun, 29 août 2025, n° 251167 ; communiqué de presse du maire appelant à la « lutte contre la politique génocidaire menée par le gouvernement d’extrême droite de Benyamin Netanyahou dans la bande de Gaza » : TA Melun, 21 juin 2025, n° 2508546) pour, à la suite du Conseil d’État, considérer unanimement que ce pavoisement constituait « une prise de position politique au sujet d’un conflit en cours » (CE, 21 juil. 2025, n° 506299).

 

L’inconvénient, et c’est ce qui rend la position du juge délicate, est qu’il en va objectivement de même des couleurs ukrainiennes qui, depuis le déclenchement de l’attaque russe en février 2022, ornent bon nombre de frontons publics : elles aussi constituent une prise de position dans le cadre d’un conflit international, ce qui n’a pas empêché le tribunal administratif de Versailles de juger leur pavoisement conforme au principe de neutralité dans la mesure où il vise à « exprimer symboliquement [la] solidarité [de la commune] envers une nation victime d’une agression militaire » (TA Versailles, 20 déc. 2024, n° 2208477). Si la différence de traitement paraît criante, c’est que les deux situations, sans être identiques, présentent certaines similitudes que les communes concernées ne se sont pas privées de soulever devant le juge. Ce d’autant plus que dans le cas ukrainien, le juge fonde en partie sa solution sur « le contexte national de soutien diplomatique, humanitaire et matériel offert à l’Ukraine par l’État français ». Par conséquent, et par analogie, la reconnaissance de la Palestine par le président de la République n’était-elle pas de nature, à son tour, à neutraliser la signification politique du drapeau palestinien, dont le pavoisement était désormais en accord avec la position officielle de l’État ?

 

Les dernières décisions rendues en la matière semblent faire litière de cet argument. La position de la France était connue depuis le 24 juillet, ce qui n’a pas empêché le Conseil d’État de confirmer en appel la position des premiers juges (CE, 16 sept. 2025, n° 507949 et 507979). Aux yeux de la juridiction administrative, la reconnaissance officielle devant les Nations-Unies le 22 septembre ne saurait donc « être regardée comme un élément nouveau » de nature à motiver une solution différente (TA Cergy-Pontoise, 22 sept. 2025, n° 2517016).

 

Or un tel écart de qualification entre le pavoisement des couleurs ukrainiennes et celui des couleurs palestiniennes, est révélateur du critère sous-jacent qui semble guider l’appréciation du juge. Car la différence entre les deux situations se rapporte, en définitive, au caractère plus ou moins consensuel ou clivant de l’opinion revendiquée, rapportée à l’état de l’opinion publique nationale et internationale. Si le soutien à l’Ukraine est marqué par un relatif consensus national et européen, le cas de la Palestine s’illustre au contraire – comme en témoignent les tensions politico-médiatiques suscitées par cette affaire – par sa dimension profondément clivante au sein de la classe politique comme de l’opinion[12]. À tel point que certains tribunaux administratifs, poussant la mise en abyme un peu loin sans doute, sont allés jusqu’à estimer que l’affichage du drapeau palestinien à l’occasion d’une polémique portant sur le principe même de son pavoisement – polémique qu’il leur était précisément demandé de trancher en la ramenant dans le giron du droit – contribuait à en faire le signe d’une revendication politique (TA Strasbourg, 22 sept. 2025, n° 2507861).

 

L’inconvénient de cette grille de lecture, tributaire des fluctuations de l’opinion et du débat politique, est qu’elle détourne le juge de la véritable question, dans la mesure où elle ne suffit pas à établir objectivement en quoi l’opinion revendiquée compromet l’impartialité de l’Administration et, in fine, l’égalité de traitement des usagers. Qu’on l’approuve ou non, la résolution contentieuse de cette affaire révèle donc que la mise en œuvre du principe de neutralité n’est elle-même pas neutre. Mais comment en irait-il autrement lorsque le juge, confronté à la versatilité et à l’hybridité d’autorités chargées tout à la fois d’incarner l’intérêt général et de mener une politique, se trouve contraint de distinguer, parmi les opinions politiques, celles qui le sont plus que d’autres ?

 

***

 

Finalement, pavoiser ou ne pas pavoiser, là n’est pas la question. Du moins n’est-ce pas celle qu’a prétendu résoudre ce billet dont l’unique objet était de souligner les ambiguïtés et les limites d’un principe de neutralité qui, captif d’un discours public de plus en plus clivé, perd sa substance à force d’être détourné de sa vocation première pour être appliqué, au forceps, à des situations que la bienséance politique devrait suffire à résoudre.

 

 

 

[1] Selon notre décompte : vingt-sept depuis la diffusion de la note du 19 septembre (sans compter autant de non-lieux ou de désistements dus au retrait spontané de l’emblème).

[2] V. O. Gohin, « Reconnaissance de la Palestine : que risquent les maires qui hissent le drapeau malgré l’interdiction ? », Le Club des juristes, 26 sept. 2025 ; Th. Hochmann, « Un maire peut-il légalement afficher un drapeau palestinien ou israélien sur sa mairie ? », Le Club des juristes, 3 juil. 2025 ; F. Rollin, « Solidarité avec la Palestine au frontin des bâtiments publics : mode d’emploi », Dalloz Actu, 15 sept. 2025.

[3] Outre l’article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 (qui rappelle que l’emblème national est le drapeau tricolore), une circulaire du ministre de l’Intérieur du 20 juillet 1920 (rappelant que seul ce dernier peut en principe être arboré sur les édifices publics, sauf les cas où il y a lieu d’honorer particulièrement une puissance étrangère) et un décret du 13 septembre 1989 (réglementant le pavoisement lors des cérémonies publiques), seuls « l’usage et la tradition républicaine sont pris en considération » dans l’encadrement de cette pratique (réponse ministérielle du 1er févr. 2005, n° 50143).

[4] Aujourd’hui codifié à l’art. L. 121-2 du Code général de la fonction publique, parmi les obligations déontologiques s’imposant aux agents publics.

[5] F. Donnat, « Les drapeaux sur les édifices publics et la neutralité du service public », RFDA, 2005.1137.

[6] V. à ce propos la toute récente étude de C. Fernandes, « La neutralité politique au sein des communes », RDLF 2025, chron. n° 60.

[7] Précisons au passage que ceux-ci, dans la plupart des cas, ont été saisis par le préfet en vertu d’une procédure de déféré d’extrême urgence permettant d’obtenir, dans un délai de 48 heures, la suspension d’un acte de nature « à porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité du service public » (art. L. 554-3 du Code de justice administrative). Dans l’esprit du législateur, cette voie de droit instituée par la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République visait avant tout à lutter contre les entorses au principe de laïcité commises par les collectivités territoriales (d’où son appellation officieuse de « déféré-laïcité »).

[8] Loi du 9 décembre 1905 de séparation des églises et de l’État, art. 28.

[9] Art. L. 2121-29 du Code général des collectivités territoriales.

[10] Le fait de « prendre parti dans des conflits, notamment de nature politique », est d’ailleurs le critère retenu par le juge pour apprécier si les décisions prises par les communes sur la base de leur clause de compétence générale poursuivent un intérêt public local respectueux du principe de neutralité (v. CE, 8 juil. 2020, n° 425926, à propos d’une subvention allouée à un centre LGBT).

[11] V. Art. L. 1115-1 et suivants du Code général des collectivités territoriales.

[12] Seul le tribunal administratif de Lyon relève explicitement cette circonstance : « Il est par ailleurs constant que le conflit israélo-palestinien, et la reconnaissance de l’État de Palestine, constituent une source de clivage important tant en France qu’à l’international, qui fait l’objet de prises de positions aigües et parfois violentes, en particulier depuis les événements du 7 octobre » (TA Lyon, 25 sept. 2025, n° 2511941).