La condamnation de Christine Lagarde par la Cour de justice (I)

La condamnation de Christine Lagarde par la Cour de justice (I)

Le procès Lagarde au miroir du procès du sang contaminé

Pour la seconde fois de son existence controversée, la Cour de Justice de la République a fait l’objet d’une véritable attention médiatique. La première fois, ce fut en mars 1999 lors du procès du sang contaminé, premier cas examiné par cette juridiction spéciale créée en 1993 justement pour régler ce cas dramatique. Cette fois, la Cour devait juger Christine Lagarde, l’ancienne ministre de l’économie et des finances de M. Sarkozy, renvoyée devant elle par la commission d’instruction pour avoir commis le délit de négligence dans le traitement de l’arbitrage Tapie. Elle était accusée d’une part, d’avoir laissé un tel arbitrage avoir eu lieu et d’autre part, — c’est le plus grave – de ne pas avoir ordonné un recours en justice contre la sentence arbitrale une fois-celle-ci rendue et dont le contenu a stupéfié tous les acteurs un peu sérieux de cette affaire.

La notoriété de l’intéressée, directrice en fonction du Fonds Monétaire International, avait attiré l’attention de nombreux médias, y compris étrangers. Pour sa part, la veille du procès – dimanche 11 déc. 2016 – le journal télévisé de France 2 consacrait un reportage de quelques minutes, à Christine Lagarde – reportage plutôt lénifiant dont on retiendra surtout la parole malencontreuse de l’ex-ministre déclarant à propos du délit de négligence qui lui était reproché, que « dans sa vie tout le monde pouvait être négligent ». Le déroulement du procès pendant près de cinq jours, du 12 au 16 décembre 2016, a été suivi par la presse quotidienne, écrite et audiovisuelle. Ce blog a accueilli un billet sur la dernière journée contenant la plaidoirie des avocats de Mme Lagarde et contenant une fort riche mise en perspective de l’institution concernée, la CJR. (C. Bargues, « Christine Lagarde devant la Cour de Justice de la République : Les leçons de la dernière audience » , Billet du 19 déc. 2016)[1] . Depuis lors, le verdict de la Cour est tombé avec l’arrêt rendu le lundi 19 décembre 2016 qui juge Mme Lagarde coupable du délit de négligence, mais la dispense de peine. A la différence de la commission d’instruction, la Cour a considéré qu’une seule décision prise par l’ancienne ministre – et non pas deux –  était constitutive de négligence pénale, délit prévu à l’article art. 432-16 C. pénal. Cette décision est celle du refus, en 2008, par Mme Lagarde de faire introduire un recours par les autorités compétentes contre la sentence arbitrale rendue en faveur de Bernard Tapie et qui avait consterné les hauts fonctionnaires suivant ce dossier. En revanche pour l’autre décision qui a consisté, en 2007, à autoriser le recours en arbitrage alors pourtant que le cours judiciaire des choses tournait à l’avantage de l’Etat et au désavantage de l’homme d’affaires, la Cour estime qu’une négligence pénale ne peut pas lui être imputée. L’arrêt, solidement motivé, vaut aussi par le fait que les quinze membres de la CJR (3 juges et 12 jurés parlementaires) n’ont pas admis la thèse du Parquet et de l’avocat de Mme Lagarde selon laquelle la commission d’instruction aurait abusivement confondu la responsabilité politique avec la responsabilité pénale. Enfin, comme dans l’affaire du sang contaminé en 1999, la Cour a assorti sa condamnation d’une dispense de peine. Pour tenter de faire ressortir l’intérêt de cette décision, il nous a paru judicieux d’opérer de façon systématique la comparaison du « cas Lagarde » avec le procès du sang contaminé que nous avions, à l’époque, étudié de près (O. Beaud, Le sang contaminé, Paris, PUF, coll. Béhémoth, 1999). Une apparente symétrie réunit ces deux cas, mais c’est en réalité la dissemblance qui retiendra particulièrement notre attention.

I – Une apparente symétrie des deux procès

Toutefois, la comparaison pourrait sembler un peu forcée entre les deux procès pour au moins trois raisons . La première tient à ce que la création de cette juridiction baroque que représentait – et représente toujours – la Cour de Justice de la République fut directement provoquée par l’affaire du sang contaminé. La Haute Cour de justice, jusqu’alors compétente, n’avait pu statuer en 1993 sur le fond en raison d’un arrêt de sa commission d’instruction qui avait déclaré prescrites les infractions reprochées. Le pouvoir politique – traduisons : le Président Mitterrand — décida de créer une juridiction ad hoc pour juger les membres du gouvernement considérés, à l’époque, comme impliqués dans ce drame et la révision constitutionnelle permit à cette juridiction de juger des faits commis antérieurement à son existence…. Rien de tel dans cette affaire Lagarde : la CJR est désormais institutionnalisée – hélas pourrait-on dire — et ce procès succède à d’autres procès intentés à d’autres membres du gouvernement : Royal, Gillibert et Pasqua, (voir le billet de C. Bargues).

Ensuite, la question du sang contaminé avait déjà été traitée par les tribunaux répressifs et l’on se souvient peut-être de la condamnation de l’ancien directeur de l’établissement du Centre national de transfusion sanguine, M. Garretta. Le procès des ministres semblait constituer le prolongement normal du procès des hauts fonctionnaires et des responsables de centre de transfusion. La différence est marquante avec l’actuel procès Lagarde qui ne fait qu’annoncer le procès – bien plus croustillant si l’on peut dire – qui va mettre en cause d’autres acteurs de la même affaire : l’arbitre, M. Estoup, suspecté d’être de connivence avec l’avocat de l’homme d’affaires (Me Lantourne), et d’autres prévenus comme Stéphane Richard, le directeur de cabinet de Mme Lagarde et M. Rocchi, le responsable du CDR, la structure de défaisance du Crédit Lyonnais.

Enfin, et surtout, en 1999, le procès du sang contaminé mettait en cause trois anciens membres du gouvernement : l’ancien Premier Ministre (Laurent Fabius) – excusez du peu — le ministre des affaires sociales (Georgina Dufoix) et le secrétaire d’Etat à la Santé (Edmond Hervé). Pour la première fois dans l’histoire de la vie constitutionnelle française, un ancien Premier ministre risquait d’être condamné pénalement pour des faits relevant de ses fonctions. Le procès Lagarde ne mettait sur la sellette que l’ancienne ministre de l’économie et des finances, accusée d’avoir été à la fois légère et incompétente dans un dossier qui a fait perdre à l’Etat et aux contribuables des centaines de millions d’euros au profit de Bernard Tapie.

Cependant, ces différences ne doivent pas masquer la profonde ressemblance entre ces deux affaires. Les points communs sont en effet nombreux. D’abord, du point de vue de la procédure, on retrouve la même incohérence, relevée par Cécile Bargues, dans son billet précédent, dans la mesure où, dans les deux causes, les membres du gouvernement seront jugés avant les conseillers ministériels eux-mêmes inculpés pour les mêmes affaires. La Cour de cassation a réussi l’exploit de décider dans l’affaire Pasqua que les deux procédures sont indépendantes alors qu’elle ne le sont pas du tout. Dans la présente affaire, on atteint presque le comble du ridicule puisque Stéphane Richard, l’ancien directeur de cabinet de Mme Lagarde, que l’on peut considérer presque comme le protagoniste central de cette affaire tant il a suivi de très près le dossier, refusa de venir témoigner, le mercredi 14 décembre 2016, devant la Cour pour ne pas compromettre sa situation ; en effet, pour la même affaire, et devant la juridiction pénale ordinaire, il est mis en examen pour escroquerie en bande organisée. Les deux principaux acteurs de ce dossier, la ministre et son directeur de cabinet, se rejettent mutuellement la responsabilité des décisions, et le second a beau jeu de rétorquer que, en droit, c’est la ministre qui est l’auteur de la décision, même si la Cour dans son arrêt relève bien que c’est seulement la « griffe » de la ministre qui a été apposée sur une des décisions controversées. Le refus de témoigner de M. Richard, qui peut se justifier en droit, a évidemment quelque chose d’absurde car il en résulte que cet acteur-clé n’a pu être entendu par les juges qui devaient pourtant trancher la question de la culpabilité de Mme Lagarde. « Indépendance des procédures », dira toujours la Cour de cassation ?   Anarchie judiciaire, plutôt.

Une autre singularité procédurale ressort du rôle de l’accusation. Alors qu’il n’y a pas de parties civiles dans les procès devant la CJR, le Parquet a considéré dans les procès du sang contaminé et de Mme Lagarde qu’il n’y avait pas de délit constitué et a conclu en faveur de la relaxe. Ainsi, par deux fois, l’accusation – le ministère public – n’accuse pas. Le Procureur général près la Cour de cassation, M. Marin, a confirmé jeudi dernier ses réquisitions écrites en estimant que le délit reproché à Mme Lagarde n’était pas constitué et il a, tout comme le Procureur général Burgelin, en 1999, exprimé les réticences du Parquet à ce que les ministres soient poursuivis pénalement pour leur action ministérielle.

Sur le fond, ce procès Lagarde confirme l’existence du danger résultant du brouillage de la décision publique lorsque des considérations de « basse » ou de « haute politique » viennent subvertir la rationalité bureaucratique. En d’autres termes, les services de la présidence et le cabinet ministériel du ministère des Finances sont venus, avec leur propre agenda « politique », imposer leurs vues aux « spécialistes » de l’économie publique, c’est-à-dire aux hauts fonctionnaires de Bercy. Ceux-ci ont multiplié les notes et observations écrites adressées à leur supérieur, la ministre, pour la mettre en garde contre l’arbitrage en effectuant des rappels à l’impartialité qui n’ont tout simplement pas été entendus, et, ensuite, pour réclamer le recours contre l’arbitrage une fois rendu en 2008, en invoquant cette fois le coût faramineux pour les finances publiques d’un tel arbitrage. Les deux fois en vain. Soit la ministre n’a pas lu ces notes, soit elle n’en a pas tenu compte, soit encore ces notes ne lui sont même pas parvenues. Quant aux hauts fonctionnaires hostiles à l’arbitrage, ils ont été écartés de la réunion fondamentale au cours de laquelle il fallait se prononcer sur l’opportunité de faire un recours contre l’arbitrage favorable à Tapie. Exit donc les spécialistes et avec eux les représentants classiques de l’Etat, la haute fonction publique censée être à la fois techniquement compétente, et politiquement impartiale. Dominent alors et restent alors entre eux les « politiques » qui sont les conseillers au sens large du terme. La lecture du dossier judiciaire révèle que les deux principaux acteurs de cette affaire sont, d’un côté, le directeur de cabinet de Mme Lagarde, Stéphane Richard qui a assuré la permanence du ministère entre l’ancien ministre (Jean-Louis Borloo) et la nouvelle, Mme Lagarde, et de l’autre, Claude Guéant, le secrétaire général de l’Elysée qui a organisé les réunions à l’Elysée où fut souvent convié l’homme d’affaires, mais pas Mme Lagarde. (v. infra, II, ).

Enfin, et surtout, dans les deux cas, la responsabilité pénale est recherchée devant la CJR, cette juridiction spéciale et particulière, pour tenter de rattraper une responsabilité politique impossible à mettre en œuvre. Impossibilité qui provient de ce que les anciens ministres ne sont plus en fonction au moment de l’instruction et du procès. L’affaire du sang contaminée est découverte bien longtemps après le départ des ministres concernés, de même que le procès contre la ministre Lagarde commence après le départ du ministère et sa « promotion » au FMI. Dans les deux cas, pour réussir à incriminer les anciens dirigeants politiques, les magistrats « professionnels » qui composent la commission d’instruction de la CJR ont dû « bricoler » et trouver dans la riche panoplie du droit pénal, général ou spécial, des infractions adéquates. Dans l’affaire du sang contaminé, ils renoncent à l’incrimination du crime de complicité d’’empoisonnement pour se rabattre sur deux délits involontaires – l’homicide involontaire et le délit d’atteintes involontaires à l’intégrité physique — tandis que, dans l’affaire Lagarde, ils ne retiennent pas le délit de complicité de détournement des fonds publics, initialement envisagé lorsqu’elle était seulement témoin assisté, pour choisir, finalement, un délit non intentionnel, qui est le délit de négligence (art. 432-16 C. pénal) — délit aussi peu usité que connu. Dans ses réquisitions, le Parquet est obligé au vu des précédents judiciaires appliquant cet article du code pénal, de remarquer : « c’est peu dire combien la qualification retenue contre Mme Lagarde (..) est inédite » (Réq. p. 104).

Dans les deux cas, le Parquet a considéré que la responsabilité des gouvernants relevait davantage du politique que du pénal. Mais, en réponse, en 1999 et en 2016, la Cour de justice a défendu la thèse de l’autonomie de la responsabilité pénale par rapport à la responsabilité politique. Elle a toutefois innové, en 2016, d’une double façon. D’une part, elle a fondé cette autonomie de la responsabilité politique sur la séparation des pouvoirs et sur l’article 24 de la Constitution (qui confère le pouvoir au Parlement de contrôler le Gouvernement). D’autre part, elle a légitimé la recherche de la responsabilité pénale en se référant au principe d’égalité des citoyens devant la loi, ce qui signifie que les membres du gouvernement sont, comme les gouvernés, soumis à une éventuelle responsabilité de ce type. Pas plus qu’en 1999, une telle argumentation, si elle est mieux étayée en droit, n’est finalement convaincante. Ce que le lecteur retient non seulement du procès, mais aussi de l’arrêt de la CJR du 19 décembre 2016, c’est que Mme Lagarde a été une mauvaise ministre, qu’elle a mal géré cette affaire de l’arbitrage ; si les juges « l’excusent » d’avoir opté pour l’arbitrage, ils estiment inexcusable son comportement lorsque l’année suivante, en 2008, elle a contre toute attente et sans aucune raison valable, refusé de manière précipitée de déposer un recours contre le malencontreux arbitrage, qui s’est révélé ensuite potentiellement frauduleux. Pour habiller cette faute inadmissible, la Cour estime que le délit de négligence est constitué, sans prendre la peine de réfuter les arguments très techniques de droit pénal, avancés par le Parquet dans ses réquisitions de non lieu de septembre 2015. En d’autres termes, le droit pénal sert de curieux habillage pour dénoncer une faute politique et osons le mot, une « faute morale ». Ce qu’a fait la ministre en 2008 est inacceptable quand on dirige le ministère de l’économie et des finances et qu’on est comptable des deniers publics. Tout le reste est littérature.

Le dernier parallèle entre les deux affaires est frappant et concerne la dispense de peine. Alors qu’en 1999, la CJR avait justifié une telle dispense de peine par la « violation de la présomption d’innocence » qu’avait dû subir Edmond Hervé, la Cour invoque en 2016 dans l’affaire Lagarde comme double circonstance décisive « le contexte de la crise financière mondiale » et « sa réputation nationale et internationale » pour faire bénéficier l’intéressée de cette disposition particulière. On aurait pu avoir le raisonnement inverse et soutenir que « noblesse oblige » et qu’une avocate internationale, doublée d’une ministre, comme l’était Mme Lagarde n’aurait pas dû se comporter ainsi. Mais après lui avoir administré une véritable volée de bois vert, la CJR a immédiatement corrigé sa réprimande en la dispensant de peine, ce qui lui permettra, ce qui n’est pas négligeable, de continuer à avoir un casier judiciaire vierge. Il n’empêche : la politique chassée de la responsabilité revient par la porte de la justice politique avec la dispense de peine.

La nature très balancée de cet arrêt souligne une fois de plus, les difficultés inhérentes de la criminalisation de la responsabilité des gouvernants en même temps que les difficultés procédurales rencontrées en 2016, comme en 1999, révèlent les malfaçons ayant entouré la création de la Cour de justice de la République. Pourtant, cette observation ne suffit pas selon nous à rendre compte d’un tel procès. La principale leçon est que tout au long de l’instruction et de ce procès Lagarde, on a passé sous silence la principale variable explicative qui donne son sens à ce procès : le rôle déterminant du président de la République et de l’Elysée dans ce qu’on peut appeler – hélas ! – la tragicomédie de l’arbitrage Tapie. Bref, c’est la partie immergée de l’iceberg que ce procès a tenu cachée qu’il convient maintenant de dévoiler.

[1] http://blog.juspoliticum.com/2016/12/19/christine-lagarde-devant-la-cour-de-justice-de-la-republique-les-lecons-de-la-derniere-audience/

Olivier Beaud, Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)