Les carpes du Luxembourg. À propos du Sénat et du Conseil constitutionnel. [Par Thomas Hochmann]

Les carpes du Luxembourg. À propos du Sénat et du Conseil constitutionnel. [Par Thomas Hochmann]

La récente nomination de Madame Dominique Lottin au Conseil constitutionnel est remarquable pour au moins deux raisons. D’abord, en prenant tout son temps pour remplacer Madame Belloubet, le président du Sénat a violé les textes applicables. Ensuite, pour écarter toute question de fond lors de l’audition de Madame Lottin, le président de la commission des lois a invoqué un texte inapplicable.

 

Thomas Hochmann, Professeur de droit public à l’Université de Reims Champagne-Ardenne

 

Dans le bassin du jardin du Luxembourg nagent de gros poissons qu’on n’aperçoit qu’épisodiquement à travers l’eau trouble. Ce sont sans doute des carpes et elles sont donc muettes. Elles évoquent irrésistiblement le long feuilleton qui vient de s’achever avec la nomination de Madame Dominique Lottin au Conseil constitutionnel. Le comportement du Sénat dans cette affaire se caractérise en effet par son opacité et traduit un certain goût du silence.

 

I Les longs silences de Gérard Larcher

 

Après le départ de Nicole Belloubet le 21 juin 2017 pour le ministère de la Justice, le président du Sénat a attendu près d’un mois et demi pour dévoiler son souhait de nommer le sénateur Michel Mercier au Conseil constitutionnel. Ce fut chose faite le 2 août mais, le même jour, le Canard enchaîné le soupçonnait d’avoir offert un emploi fictif à sa fille au Sénat, et le parquet national financier ouvrait une enquête préliminaire. Monsieur Mercier renonça à siéger le 8, comme le lui permet l’article 4 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, en vertu duquel « les titulaires d’un mandat électoral nommés au Conseil constitutionnel sont réputés avoir opté pour ces dernières fonctions s’ils n’ont pas exprimé une volonté contraire dans les huit jours suivant la publication de leur nomination ».

 

Suite à cette renonciation, Gérard Larcher laissa cette fois passer deux mois (et sa réélection à la présidence du Sénat) avant de proposer la nomination de Dominique Lottin, qui occupait jusqu’alors les fonctions de premier président de la Cour d’appel de Versailles. Les délais observés par le président du Sénat sont contraires à l’ordonnance de 1958. Nommée au gouvernement, Madame Belloubet fut frappée par l’incompatibilité prévue par l’article 57 de la Constitution et l’article 4 de l’ordonnance. Elle aurait pu démissionner, ce qui aurait impliqué, selon l’article 9 de l’ordonnance, de lui trouver un remplaçant dans un délai d’un mois, et sans doute plus vite dès lors que sa démission n’aurait pris effet qu’à la nomination du successeur. Peut-être le Conseil constitutionnel a-t-il fait usage de l’article 10 de l’ordonnance, pour « constater […] la démission d’office » de Madame Belloubet, dès lors qu’elle avait accepté une fonction incompatible avec sa qualité de membre du Conseil. L’ordonnance est limpide : « Il est alors pourvu au remplacement dans la huitaine ». Ce délai a été largement dépassé par le président du Sénat.

 

Mais il est possible que les choses se soient passées autrement. Aucune information relative à une démission, volontaire ou « d’office », n’a jamais été publiée. En guise de bienvenue à Michel Mercier, le Conseil constitutionnel s’était fendu d’un communiqué par lequel il entendait « rappeler » son pouvoir de constater la démission d’office d’un membre qui aurait manqué à ses obligations. Mais le Conseil aurait-il oublié qu’il lui revenait également d’intervenir à l’égard d’un membre frappé d’une incompatibilité ? Il pourrait en effet sembler que Madame Belloubet a, sans autre formalité, simplement quitté son bureau de la rue de Montpensier pour se rendre place Vendôme. Dans un tel cas, Nicole Belloubet a fait partie du Conseil constitutionnel au moins jusqu’à la nomination de Michel Mercier, en violation de l’incompatibilité posée par la Constitution. Le Conseil, après tout, accepte déjà que les anciens présidents de la République exercent des mandats électoraux tout en restant membres du Conseil, du moment qu’ils n’y siègent pas.

 

Si les choses se sont passées ainsi, la double appartenance de Madame Belloubet n’est pas la seule irrégularité. Dès lors qu’elle n’avait pas juridiquement cessé d’appartenir au Conseil, la nomination de son remplaçant était évidemment nulle. Cette seconde irrégularité a en quelque sorte remédié à la première : au terme de plusieurs violations des textes applicables, le Conseil a enfin neuf membres nommés qui respectent les incompatibilités.

 

Quoiqu’il en soit, le Conseil a donc vécu pendant quatre mois avec un membre en moins, qu’il soit simplement absent ou qu’il ait quitté l’institution sans être remplacé. La situation rappelle évidemment les évènements de l’année 2016 aux Etats-Unis, qui ont vu les Républicains empêcher Barack Obama de nommer un successeur au juge Scalia. Peut-être que Gérard Larcher, après la nomination avortée de Michel Mercier, a fait sien l’argument du camp républicain et refusé de nommer un membre du Conseil dans les dernières semaines de son mandat de président du Sénat. Les divergences entre les deux situations sont pourtant immenses. D’abord, il s’agissait en France de nommer un membre pour cinq ans, et non à vie. Ensuite, on est frappé par la différence d’intérêt provoqué par cette vacance prolongée. Aux Etats-Unis, de nombreux auteurs se sont interrogés sur les inconvénients ou les vertus d’une Cour suprême composée de huit membres au lieu de neuf. En France, personne ou presque ne s’en est soucié. Les conséquences sont pourtant beaucoup plus graves en France qu’aux Etats-Unis. Lorsque les voix sont partagées, la Cour suprême se contente de confirmer la décision attaquée (affirmed by an equally divided court). La voix prépondérante du président et l’existence des membres de droit changent foncièrement la donne au Conseil constitutionnel. Lorsque les membres nommés étaient tous présents et que leurs voix s’opposaient en nombre égal, c’était Valéry Giscard d’Estaing qui décidait seul en France de la conformité des lois à la Constitution. Lorsque l’ancien président ne siégeait pas, notamment en matière de QPC mais aussi dans le cadre de l’important contentieux électoral de la période, Laurent Fabius était seul maître en cas de partage. On aimerait connaître les raisons qui ont poussé Gérard Larcher à laisser perdurer une telle situation pendant quatre mois.

 

II Un problème d’audition au Sénat

 

Pour pouvoir nommer Madame Lottin au Conseil constitutionnel, Gérard Larcher avait besoin, en vertu des articles 56 et 13 de la Constitution, de l’accord de ce qu’il est permis d’appeler une « majorité disqualifiée » de la commission des lois du Sénat : il lui fallait obtenir deux cinquièmes de votes positifs. De la sorte, expliquait Guy Carcassonne, il n’est plus possible à l’autorité de nomination, sauf à se ridiculiser, « d’utiliser son pouvoir pour gratifier un collaborateur plus connu pour sa fidélité ou ses attachements partisans que pour ses qualités professionnelles et morales » [1].

 

Pour renforcer, peut-être, cet « effet dissuasif » [2], le législateur a en outre exigé que l’avis de la commission soit précédé d’une audition de la personne dont la nomination est envisagée [3]. Cette formalité supplémentaire et la manière dont elle est exécutée donnent à la France une place intermédiaire, entre les deux modèles opposés que l’on peut identifier à l’étranger à propos de l’intervention du parlement dans la nomination des juges constitutionnels. En Allemagne, les juges sont élus par le parlement sans la moindre discussion publique : le débat est exclu au Bundestag (article 6 alinéa 1 de la loi sur la Cour constitutionnelle fédérale) et n’a jamais lieu en pratique au Bundesrat. Aux Etats-Unis, la nomination d’un juge à la Cour suprême s’accompagne d’une intense discussion devant la commission judiciaire du Sénat. Le candidat est assailli de questions, ses moindres écrits sont épluchés et même sa vie privée est parfois mise en cause.

 

Les auditions devant les commissions parlementaires françaises sont, quant à elles, d’une exquise douceur. Au cœur du petit scandale fortement médiatisé qui devait finalement le pousser à renoncer au Conseil constitutionnel, Michel Mercier avait pu sortir sans le moindre encombre de son audition par ses anciens collègues de la commission des lois. Il s’agit, le plus souvent, d’insister sur les grandes qualités de la personne entendue. On se souvient peut-être des propos du député Roger-Gérard Schwartzenberg, lors de l’audition qui permit à Laurent Fabius de quitter le ministère des affaires étrangères pour le Conseil constitutionnel : « en ce qui vous concerne, il me semble qu’il s’agit du meilleur choix et nous nous en réjouissons sincèrement, étant donné votre compétence et votre expérience. […] Je conclurai en vous faisant part de notre vive satisfaction que vous soyez non seulement pressenti, mais certainement désigné à la présidence du Conseil constitutionnel. Mon seul souci est le suivant : le nombre de membres brillants et compétents du Gouvernement, déjà restreint, diminuera encore ».

 

Ce type de déclaration ne fut pas absent de l’audition de Madame Lottin par la commission des lois du Sénat. Elle fut également confrontée à des questions ouvertes l’interrogeant sur sa « vision de l’articulation institutionnelle entre le Conseil d’État, la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel » ou sur le besoin, selon elle, de faire « évoluer » la QPC. En ouvrant l’audition, Philippe Bas, le président de la commission des lois, avait pourtant expliqué qu’il s’agissait de s’« assurer que les personnalités pressenties pour siéger au Conseil constitutionnel présentent des garanties d’indépendance propres à leur futures fonctions, mais aussi d’autorité et de compétence nécessaires pour accomplir cette mission ». La plupart des questions posées à Madame Lottin, cependant, ne lui permirent pas de faire montre de sa compétence en droit constitutionnel.

 

Et lorsqu’un sénateur lui en donna l’occasion, elle se déroba. C’est Jean-Yves Leconte qui posa la question : quel devrait être le rôle du Conseil constitutionnel si le président de la République décidait de réviser la Constitution en utilisant l’article 11, et non l’article 89 ? La réponse de Madame Lottin mérite d’être citée in extenso :

 

« Il m’est difficile de vous donner mon point de vue : si par hasard vous confirmiez ma proposition de nomination au Conseil, le Conseil pourrait être amené à examiner les textes qui pourraient être ceux d’une révision constitutionnelle. Et donc je ne voudrais pas m’aventurer sur des points qui pourraient être soumis au Conseil. Mais là encore je dirais simplement que les principes, les fondements doivent être préservés. J’en resterai là ».

 

Madame Lottin fait donc sienne la technique développée pour affronter le feu des questions posées par les sénateurs américains. Cette stratégie, dont l’invention est habituellement attribuée à la juge Ginsburg, consiste à refuser de se prononcer sur une question au motif qu’elle pourrait se poser devant la Cour. Ce silence est officiellement conservé afin de garantir l’apparence d’impartialité du futur juge. En réalité, il s’agit sans doute d’éviter de s’aliéner les votes de ceux auxquels la réponse pourrait déplaire. L’impartialité d’un juge n’est pas menacée par la démonstration de sa compétence, par la preuve qu’il a déjà réfléchi à la teneur des exigences dont il est censé contrôler le respect. L’article 18 alinéa 3 de la loi sur la Cour constitutionnelle allemande en témoigne, qui précise que le fait qu’il ait exprimé une opinion scientifique sur une question juridique pertinente n’implique pas d’exclure un juge de la formation de jugement.

 

Loin de regretter le silence de Madame Lottin, le président de la commission des lois lui apporta tout son soutien :

 

« Votre réponse sur ce point nous apporte une information précieuse sur la manière dont vous concevez les obligations d’un membre du Conseil constitutionnel sur les affaires dont il pourrait avoir à connaître et effectivement [s’adressant aux membres de la commission] nous ne pouvons exiger d’une personnalité pressentie pour siéger au Conseil constitutionnel qu’elle nous dise déjà et par avance la position qu’elle prendrait sur un problème constitutionnel qui serait soulevé devant cette juridiction ».

 

Cette remarque ne manque pas d’étonner. Si l’on peut comprendre, même pour la regretter, la ficelle utilisée par les juges Lottin ou Ginsburg, il est beaucoup plus embêtant que le président de la commission des lois présente cette stratégie comme une obligation juridique. L’ordonnance de 1958 ainsi qu’un décret de 1959 interdisent certes aux membres du Conseil constitutionnel « de prendre aucune position publique ou de consulter sur des questions ayant fait ou étant susceptibles de faire l’objet de décisions de la part du Conseil ». Mais chacun s’accordera sans doute à constater que la personne auditionnée par la commission des lois n’est pas encore membre du Conseil, et n’est donc pas soumise aux obligations qui s’attachent à ce statut.

 

Philippe Bas assurait au début de l’audition que l’attention des sénateurs porterait sur « les convictions personnelles exprimées et sur les garanties présentées par les futurs membres du Conseil constitutionnel en ce qui concerne le bicamérisme et la place du Sénat au parlement français, la représentation des territoires […], mais aussi les libertés fondamentales, que le Sénat a vocation à défendre particulièrement ». Mais comment se faire une opinion à cet égard sans que la personne auditionnée s’exprime sur des questions « susceptibles de faire l’objet de décisions de la part du Conseil » ?

 

La nomination retardée de longues semaines pour des raisons mystérieuses par le président du Sénat est donc suivie d’une audition de pure courtoisie dont l’absence de contenu est encouragée par le président de la commission des lois. Les sénateurs devraient se méfier : lors de la famine de 1870, les parisiens mangèrent les poissons du bassin du Luxembourg. Or, par les temps qui courent, le peuple a faim de transparence…

 

[1] Guy Carcassonne, La Constitution, 9ème éd., Paris, Seuil, 2009, p. 110.

[2] Julie Benetti et Olivier Duhamel, La Constitution et ses grands articles commentés, Paris, Dalloz, 2017, p. 45.

[3] Article 2 de la loi n° 2010-838 du 23 juillet 2010 relative à l’application du cinquième alinéa de l’article 13 de la Constitution.