Qui a peur de l’assemblée constituante ? Le référendum sur la constitutional convention de l’État de New York [Par Eleonora Bottini]

Qui a peur de l’assemblée constituante ? Le référendum sur la constitutional convention de l’État de New York [Par Eleonora Bottini]

On November 7th, the holding of constitutional convention in order to rewrite the New York State Constitution has been massively rejected by a popular vote. This result is particularly surprising because of the constant call for a higher participation of the people in a democracy. In order to understand this unexpected outcome, it is useful to analyse the debate’s arguments, appealing to both hope and fear. *

 

Le 7 novembre dernier, la convocation d’une assemblée constituante pour réécrire la Constitution de l’État de New York a été massivement rejetée par referendum. Par une analyse des grandes lignes du débat, tiraillé entre l’espoir et la peur, il est possible de comprendre cet étonnant refus du peuple d’initier un tel processus de révision. Celui-ci semble en conflit avec les appels constants à une plus grande participation du peuple en démocratie.

 

Eleonora Bottini, Maître de conférences en droit public à l’École de droit de la Sorbonne

 

« God forbid we should ever be twenty years without such a rebellion. […] What country before ever existed a century and half without a rebellion? And what country can preserve its liberties if their rulers are not warned from time to time that their people preserve the spirit of resistance? »

 

Thomas Jefferson, Letter to William Stephens Smith, 13 November 1787

 

En votant massivement « non » au referendum constitutionnel (constitutional proposal n. 1) du 7 novembre 2017, l’électorat de l’État de New York a renoncé à l’occasion d’organiser une assemblée constituante (constitutional convention) pour récrire sa Constitution. Cette dernière, la cinquième que l’État de New York a connue depuis 1777, date de 1938 [1]. Très longue selon les standards américains – sept fois plus que la Constitution fédérale –, cette constitution étatique est souvent considérée comme imparfaite, ancienne et devant être mise à jour.

 

En suivant le principe, cher à Thomas Jefferson et présent à l’article 28 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1973, selon lequel « Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures », la Constitution de l’État de New York a pour particularité d’obliger les pouvoirs publics à proposer une révision totale tous les vingt ans. Ainsi, le peuple doit déterminer périodiquement par referendum si une assemblée constituante doit être convoquée, en répondant à la question suivante : « Devrait-il y avoir une convention pour réviser la constitution et amender celle-ci ? » (article XIX b). Quatorze États américains prévoient une telle question référendaire périodique, selon un intervalle variable (de neuf ans à Hawaii jusqu’à vingt ans). Comme le remarque Esmein [2], l’État de New York a été l’un des premiers, dès 1821, à associer le suffrage populaire direct à l’adoption d’une nouvelle constitution. Les assemblées constituantes furent fréquentes au XVIIIe et XIXe siècles, jusqu’au moment où cette coutume constitutionnelle a été inscrite dans le texte en 1846. Aucun vote parlementaire n’est nécessaire pour que le referendum soit organisé, la question apparaît dans le bulletin de vote à l’occasion d’autres élections – telles que les élections municipales de la ville de New York qui se sont déroulées pendant la même journée électorale du 7 novembre dernier.

 

Il s’agissait donc de décider si la Constitution devait être repensée et récrite ; dans tous les cas, la constitutional convention, après avoir été élue en 2018 et convoquée en 2019, aurait dû soumettre le nouveau texte à l’approbation populaire en 2020. Mais le peuple de l’État a refusé à la majorité écrasante de 83 % des suffrages exprimés qu’il soit procédé à une telle révision totale. Ce résultat était inattendu, même si la victoire du « oui » était improbable au vu des sondages les plus récents, alors que l’opinion avait paru plus favorable à la convocation d’une convention dans les années et mois précédant le vote [3].

 

Même après le résultat du scrutin, les débats référendaires sur la constitutional convention présentent un intérêt certain : ceux-ci ont brouillé les séparations traditionnelles entre les deux principaux partis politiques républicain et démocrate, ainsi que les lignes de démarcation traditionnelles entre progressistes ou libéraux et conservateurs. Des alliances et des conflits imprévisibles et parfois même improbables se sont constitués. Des camps traditionnellement opposés se sont retrouvés réunis par la campagne pour le « non », ainsi les syndicats de travailleurs du secteur public (syndicats des policiers, des enseignants, des pompiers) et d’ouvriers avec les républicains et plusieurs associations très conservatrices, comme la New York State Rifle and Pistol Association (défendant le droit de posséder des armes à feu). Encore plus étonnant, des groupes radicalement divergents comme Planned Parenthood (le principal regroupement de planification familiale aux États-Unis, qui milite pour le droit à l’avortement) et le New York State Right to Life Committee (qui s’oppose à l’accès à l’IVG), se sont également battus contre la mise en place de la constitutional convention. À l’inverse, des groupes qui défendent traditionnellement les mêmes valeurs libérales et progressistes ont été divisés par la campagne : alors que la League of Women Voter of New York State a pris position en faveur de la convention, l’association New York Civil Liberties Union s’y est déclarée opposée.

 

A une époque où, sur fond de crise de la démocratie représentative, une plus grande participation populaire à la vie politique est régulièrement revendiquée, qu’un peuple refuse de manière aussi nette l’occasion de revoir sa propre charte constitutionnelle peut étonner. Au nombre des mythes qui entourent la participation du peuple au processus constituant figure en effet l’idée selon laquelle le moment constituant est par excellence celui d’une réappropriation populaire d’un pouvoir de décision, qui est normalement exercé par les seuls pouvoirs constitués. Cette idée fut au cœur de la campagne très active en faveur de la convocation d’une nouvelle assemblée constituante : le peuple de l’État de New York aurait eu une chance unique de changer la politique étatique. Un résultat aussi nettement négatif est de ce point de vue étonnant ; les raisons doivent être recherchées dans les débats qui ont précédé le vote.

 

Or, si nombre de prises de position en faveur de la convention se sont exprimées dans l’espace public (I),  les sentiments de défaitisme et de découragement vis-à-vis de la politique n’en ont pas moins eu gain de cause (II).

 

I. La campagne de l’espoir [4]

 

Les constitutionnalistes [5] ont mis en avant de nombreuses lacunes du texte constitutionnel new-yorkais, typiques des critiques de la démocratie représentative que l’on retrouve en Europe et plus particulièrement en France. Il était question tout d’abord d’un rééquilibrage des pouvoirs au détriment du Gouverneur, afin de donner plus de poids au pouvoir législatif. Le problème de la corruption de la classe politique a également été au cœur des débats, en raison notamment de deux scandales récents incluant le porte-parole démocrate de l’Assemblée ainsi que son homologue républicain au Sénat [6]. Enfin, l’absence de renouvellement de la classe politique fut sans doute l’élément le plus décrié, du fait des règles contenues dans la Constitution actuelle : le nombre des mandats n’est pas limité et le découpage électoral ne permet pas de véritables changements de majorité, ni aux primaires, ni aux élections de sorte que 90 % des hommes et femmes politiques sont réélus d’un mandat à l’autre. L’absence de règles de moralisation de la vie politique et la nécessité d’un redécoupage électoral furent ainsi les deux arguments principaux avancés en faveur de la convocation d’une constitutional convention.

 

Pourquoi ne pas passer simplement par des amendements constitutionnels ponctuels ? Telle fut l’objection à laquelle les partisans de la convention ont dû répondre. La réponse est liée aux sujets abordés : sans convention constitutionnelle, la révision passe par le vote des élus actuels, ce qui réduit largement les chances que le personnel politique décide de s’autolimiter. La méfiance envers la classe dirigeante, qui transparait à travers cet argument, est renforcée par la mauvaise volonté des gouvernants à respecter les standards éthiques adoptés par voie législative. Pour ne citer qu’un exemple, la Joint Commission on Public Ethics n’a été dotée d’aucun pouvoir d’exécution et de sanction [7]. Les mêmes doutes émanent des partisans d’une plus grande autonomie locale, favorables par exemple à ce que l’État cède des compétences aux villes.

 

Un autre aspect de la campagne pour le « oui » concerne les questions de genre. La League of Women Voters of New York State a publiquement soutenu la convention en insistant notamment sur le centenaire du vote des femmes – célébré la veille du vote référendaire, le 6 novembre 2017 – et sur la nécessité, un an après la défaite d’Hillary Clinton, pour « les femmes (…) de s’engager dans la vie politique » . [8] L’élection des délégués à l’assemblée constituante aurait pu être l’occasion de faire pression pour une convention plus représentative que celles du passé, les femmes n’ayant représenté que 2,4% des délégués que l’Etat de New York a élus dans les 120 dernières années [9]. En outre, les déclarations de Donald Trump au sujet d’un revirement souhaité de l’arrêt Roe v. Wade [10] qui consacre le droit à l’avortement au niveau fédéral, exprimées à l’occasion de la nomination du juge conservateur Neil Gorsuch à la Cour suprême le 7 avril dernier, ajoutent un autre enjeu à la Constitution de l’État de New York : la possibilité d’y inscrire le respect des droits reproductifs des femmes, une manière de fixer au niveau étatique le principe établi par la Cour suprême en 1973 et considéré en danger aujourd’hui.

 

Les partisans de la constitutional convention entendaient ainsi saisir une occasion qu’ils estimaient unique pour leur génération. En vain : la campagne pour le « non » a progressivement pris le dessus dans les sondages et l’a emporté au moment du vote.

 

II. La victoire de la peur

 

Les arguments opposés à la révision constitutionnelle totale sont fondés essentiellement sur la peur de convoquer une assemblée constituante. Celle-ci s’explique tout d’abord par un climat politique marqué, au-delà même des frontières américaines, par le tournant populiste des deux dernières décennies : referendums en Europe, Brexit en tête, et victoire de Donald Trump. La crainte est également celle de convoquer une assemblée qui pourrait être victime du lobbying défendant les intérêts des grandes entreprises et des groupes de pression, notamment après l’arrêt de la Cour suprême américaine Citizens United v. Federal Elections Commission de 2010, qui entérine le financement des campagnes électorales par les entreprises.

 

Du point de vue substantiel, deux préoccupations principales ressortent des débats : d’une part, l’inutilité de la convention pour initier les changements dont l’État aurait vraiment besoin ; d’autre part, un recul pour les droits et libertés.

 

Le risque semblait grand tout d’abord de dépenser d’importants fonds publics sans obtenir pour autant les changements souhaités. En effet, les règles pour l’élection des délégués membres de la convention sont les mêmes que celles régissant les élections des deux chambres parlementaires de l’État de New York. La composition de l’assemblée constituante risquait d’être sensiblement identique à celle des chambres parlementaires actuelles, jugée insatisfaisante [11]. Mieux valait dès lors économiser l’argent public et passer par les amendements constitutionnels, qui doivent être proposés et votés par ces mêmes législateurs. Cette critique liée au mode de scrutin s’est également exprimée via l’argument, très présent dans la campagne du « non », d’une exclusion du peuple hors d’une assemblée constituante formée de l’élite politique habituelle. En témoigne le slogan du principal site de campagne pour le « non » selon lequel « Les politiciens de New York organisent une fête… et vous n’êtes pas invités » [12]. Ce qui pourrait être présenté comme l’occasion de la participation populaire à la rédaction d’un texte fondamental – ce qui a été le cas dans des mouvements critiques de la démocratie représentative comme par exemple les Indignados en Espagne ou Nuit Debout en France – est au contraire ici montré du doigt comme l’énième démonstration de l’expulsion du peuple hors des lieux de pouvoir.

 

La peur d’un recul pour les droits sociaux et les libertés est fondée quant à elle sur un fait objectif, la reconnaissance dans l’actuelle Constitution de droits sociaux, insérés depuis la convention ayant suivi le New Deal dans les années 1930. Ainsi s’explique l’opposition des principaux syndicats à la convention. Plusieurs aspects de la Constitution de l’État de New York considérés comme primordiaux – l’éducation publique (article XI), la protection sociale des travailleurs ainsi que la santé publique (article XVII), la possibilité d’obtenir des pensions et des aides au logement pour les plus démunis (article XVIII), mais également la protection de l’environnement à travers la Forever Wild clause de l’article XIV et l’organisation de la séparation des pouvoirs [13] – ont été catalogués comme étant « à risque », dans l’hypothèse de la réunion d’une constitutional convention. Pourtant, aucune proposition de révision constitutionnelle n’a été faite dans un sens conservateur ou liberticide ; les seules propositions pour la future assemblée constituante défendaient au contraire une plus grande protection des droits individuels. Les mesures éventuelles qui auraient pu limiter les droits garantis sont innombrables dans le discours de campagne, mais introuvables ailleurs : réductions d’impôts pour les milliardaires, abolition des droits des travailleurs et des mécanismes de sécurité sociale et de pensions, réduction des financements pour les transports publics, etc. La liberté totale de la constitutional convention, par laquelle tout est susceptible d’être discuté, a fait craindre que tout changement soit nécessairement pour le pire, dans le sens d’une limitation des droits, du droit à l’avortement à celui de porter des armes.

 

Un argument moins diffusé dans les médias revêtait cependant un intérêt particulier pour le constitutionnaliste. Il résidait dans la volonté de protéger la rigidité de la Constitution, qui, en tant que texte fondateur de la société politique, ne devrait pas pouvoir être remis en discussion dans sa totalité aussi souvent. Telle était la position de la directrice de la New York Civil Liberties Union, alors qu’elle admettait volontiers souhaiter elle-même changer nombre d’éléments dans la Constitution. Cet argument est probablement lié au rejet d’un autre mouvement qui souhaite au contraire promouvoir une constitutional convention au niveau fédéral : né pendant la présidence de Barak Obama, il s’agit d’un mouvement d’extrême droite soutenu par les États conservateurs du Sud des États-Unis, qui essaie d’atteindre le nombre d’États requis par la Constitution américaine afin de convoquer une assemblée constituante [14]. Même si ce mouvement a ralenti son cours sous la nouvelle présidence, une assemblée constituante au niveau de l’État de New York aurait pu, selon certains, raviver ce désir de réécrire la Constitution fédérale dans un sens très conservateur.

 

Enfin, on notera la disproportion des moyens financiers consacrés par chaque camps à la campagne – 3, 23 millions de dollars du côté du non, moins d’un million de dollars pour le « oui » – ce qui n’a pas été sans effet sur les résultats du vote. Les réformateurs peuvent cependant se consoler grâce à l’adoption de deux amendements constitutionnels, qui ont reçu l’approbation populaire lors du scrutin du 7 novembre. Parmi eux, la constitutional proposal n° 2 autorise les juges à réduire ou révoquer la pension des élus condamnés pour des crimes ou délits liés à l’exercice de leur fonction publique [15] . Ces amendements, s’ils réjouissent en partie les partisans de la constitutional convention, n’en ont pas moins été produits par un mécanisme classique de la démocratie représentative, puisqu’il s’agit de textes élaborés par le pouvoir législatif et simplement entérinés par voie référendaire. Le rôle du peuple-constituant se limite ainsi à approuver par référendum des textes issus de la majorité parlementaire, sans toucher réellement aux aspects problématiques du texte fondateur, dont la nécessaire modernisation était pourtant revendiquée.

 

[1] http://www.nycourts.gov/history/legal-history-new-york/history-new-york-courts-constitutions.html#newyork.

[2] Ademar Esmein, Éléments de droit constitutionnel français et comparé, vol. 1, 3ème éd., Paris, LGDJ,  p. 270.

[3] http://www.newyorkconcon.info/?page_id=611.

[4] La campagne électorale a été très largement décrite comme opposant l’espoir à la peur : v. p. ex. Henry M. Greenberg, « Hope vs. Fear: The Debate Over a State Constitutional Convention », Pace Law Review, vol. 38, issue 1, 2017 ; Jesse McKinley,« Fear vs. Hope: Battle Lines Drawn Over a Constitutional Convention », New York Times, 27 octobre 2017.

[5] V. Peter J. Galie, Christopher Bopst, Gerald Benjamin (dir.), New York’s Broken Constitution. The Governance Crisis and the Path to Renewed Greatness, SUNY Press, 2016 ; Rose Mary Bailly, Scott N. Fein (dir.), Making a Modern Constitution : the Prospects for Constitutional Reform in New York, New York State Bar Association, 2016.

[6] Au milieu de l’année 2016, le sénateur républicain Dean Skelos a été condamné pour corruption pour avoir accordé des avantages à certaines sociétés privées à travers la législation du Sénat en échange de rémunération. Le député démocrate Sheldon Silvera subi le même sort à la même époque, ayant été condamné pour avoir utilisé son influence politique en échange de pots-de-vin ; sa condamnation a été renversée par une cour d’appel fédéral en juin 2017.

[7] Richard Briffault, « Constitutional revision in New York : the democracy agenda », in Making a Modern Constitution …, op. cit., p. 120.

[8] Selon les termes de la vice-gouverneure de l’État de New York Kathy Hochul.

[9] http://www.nydailynews.com/opinion/women-edit-n-y-s-constitution-article-1.3514579.

[10] U.S. Supreme Court, Roe v. Wade, 410 U.S. 113, 22 janvier 1973.

[11] Ces préoccupations ont notamment été exprimées par le gouverneur Andrew Cuomo, un démocrate favorable à la constitutional convention mais qui n’a pas souhaité s’engager personnellement dans la campagne : « If we’re going to have a convention of the current elected officials to rewrite the Constitution, that defeats the purpose » (http://www.democratandchronicle.com/story/news/politics/albany/2017/10/19/constitutional- convention-new-york/106566300/).

[12] https://nonewyorkconvention.org/.

[13] https://nonewyorkconvention.org/gutting-guarantees/.

[14] D’après l’article V de la Constitution des Etats-Unis, deux tiers des États (soit 34) doivent approuver une motion parlementaire en faveur de la tenue d’une assemblée constituante au niveau fédéral. Un mouvement a été lancé en 2015 par l’organisation politique Citizens for Self-Government, proche du conservateur Tea Party.

[15] L’autre constitutional proposal concernait un tout autre sujet. Elle autorisait l’utilisation d’une partie de forêt protégée par la Forever Wild Clause pour des raisons d’utilité publique.