Liquider la guerre d’Algérie ? La solidarité nationale à l’épreuve du contentieux constitutionnel [Par Manon Altwegg-Boussac et Guillaume Richard]

Liquider la guerre d’Algérie ? La solidarité nationale à l’épreuve du contentieux constitutionnel [Par Manon Altwegg-Boussac et Guillaume Richard]

In its 2017-690 QPC of the 8th February 2018 decision, the Conseil constitutionnel ruled that a law restricting to French citizens a pension granted to victims of violence or terror attacks during the Algerian War (1954-1962) was unconstitutional. It now allows foreigners, and especially Algerian citizens, to claim an indemnity from the French government. This ruling thus gives a significant insight on how the principles of equality and national solidarity have evolved since World War I.

 

La décision n° 2017-690 QPC du 8 février 2018 rendue par le Conseil constitutionnel censure partiellement la loi de finances rectificative pour 1963 n° 63-778 du 31 juillet 1963 en ce qu’elle ne prévoyait d’indemnisation qu’aux ressortissants français ou à leurs ayants cause pour les dommages subis par les civils pendant la guerre d’Algérie, entre 1954 et 1962. La suppression de la condition de nationalité française permet notamment aux victimes civiles de nationalité algérienne de demander désormais à la France une indemnisation. La décision amène à s’interroger sur les contours de l’égalité et de la solidarité nationale depuis la Première Guerre mondiale.

 

Manon Altwegg-Boussac, Professeur à l’Université du Littoral Côte d’Opale

Guillaume Richard, Professeur à l’Université Paris-Descartes

 

I. La logique du contentieux constitutionnel apprivoise difficilement les enjeux des contextes politiques et historiques auxquels il est confronté. On connaît déjà la manière dont le principe d’égalité a permis au Conseil constitutionnel de se prononcer sur le contentieux de la liquidation des pensions militaires liées à la guerre d’Algérie (tel était d’ailleurs l’objet de la première décision du Conseil constitutionnel rendue sur le fondement de l’article 61-1 de la Constitution) [1]. Il est plus rare que ce contentieux soit examiné à la lumière d’un autre principe à forte connotation historico-politique : la « solidarité nationale ».

 

Dans sa décision n° 2017-690 QPC rendue le 8 février 2018, M. Abdelkader K., le Conseil constitutionnel abroge la condition de nationalité que posait l’article 13 de la loi de finances rectificative pour 1963 au droit à pension des personnes « ayant subi en Algérie depuis le 31 octobre 1954 et jusqu’au 29 septembre 1962 des dommages physiques du fait d’attentat ou de tout autre acte de violence en relation avec les événements survenus sur ce territoire » [2]. Cette décision doit être lue de façon croisée avec une autre décision QPC, rendue deux ans auparavant et portant sur le même article, la décision n° 2015-530 QPC du 23 mars 2016, M. Cherif Y. Il s’agissait, cette fois, de déclarer l’inconstitutionnalité de la disposition selon laquelle le bénéfice de cette pension ne pouvait être accordé qu’à ceux possédant la nationalité française à la date de la promulgation de la loi de 1963. Si les Français à cette date, victimes ou ayant-cause, sont compris dès le départ parmi les bénéficiaires du droit à pension, l’extension de cette catégorie aux ressortissants algériens au moment de la loi de 1963, qu’ils aient ou non acquis plus tard la nationalité française, n’allait pas de soi. Après cette double censure, aucune condition de nationalité n’est plus exigée, ce qui permet en pratique aux ressortissants algériens, victimes civiles lors de la guerre d’indépendance, de demander à l’État français une indemnisation de leur préjudice [3].

 

Dans ces décisions, le raisonnement du Conseil constitutionnel mobilise deux principes de façon très ambivalente : le principe de solidarité nationale et le principe d’égalité. Alors qu’il a l’habitude de manier le second, l’application du premier était susceptible de soulever de délicates questions. Il n’est donc pas étonnant que l’application du principe d’égalité ait été adaptée de manière à masquer les enjeux politiques et contextuels de la notion de solidarité nationale.

 

La solidarité nationale est, au niveau politique, au cœur du dispositif législatif et réglementaire relatif à l’indemnisation des victimes françaises des actes de violences liés à la guerre. Dans sa version initiale, la loi de 1963 applique la logique suivie dans les lois adoptées à l’issue de la Première Guerre mondiale pour indemniser les victimes civiles de dommages matériels (loi du 17 avril 1919) ou corporels (loi du 24 juin 1919), qui, au nom de la solidarité nationale, ne concernaient que les Français. La limitation de la loi de 1963 aux seuls Français n’est cependant pas absolue et le décret du 25 avril 1969 a pu étendre les dispositions à certains étrangers, en vertu de l’attachement spécial que ceux-ci auraient manifesté à l’égard de la France (par exemple si la personne a servi dans l’armée française ou si un membre de sa famille proche est mort pour la France) [4] ; l’une des hypothèses du décret de 1969 est ainsi le « dévouement à la France » d’étrangers s’installant sur le territoire métropolitain après l’indépendance et marque, sinon l’inclusion dans la communauté nationale française (en l’absence, par hypothèse, de la nationalité), du moins l’existence de liens affectifs avec elle. En revanche, les victimes « de statut civil de droit local originaire d’Algérie » (devenus Algériens après 1962, sauf cas particulier) sont explicitement exclues de toute indemnité. L’enjeu de la loi de 1963 est donc doublement politique : affirmer que des étrangers ont pu nouer des liens de solidarité avec la communauté française ; mais refuser ces liens avec ceux qui sont devenus Algériens du fait de leur lutte pour l’indépendance, en l’absence désormais de lien juridique avec la France [5].

 

II. Devant le Conseil constitutionnel, la notion de solidarité nationale trouve un double fondement dans le Préambule de la Constitution de 1958. Directement d’abord, en tant que principe constitutionnel rattaché par le Conseil constitutionnel à l’alinéa 12 du préambule de la Constitution de 1946 selon lequel « La Nation proclame la solidarité et l’égalité de tous les Français devant les charges qui résultent des calamités nationales». Indirectement ensuite, en tant qu’objectif poursuivi par le législateur déterminant l’application du principe d’égalité, fondé sur l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Si les décisions QPC de 2016 et de 2018 font toutes deux référence à la solidarité nationale comme objectif poursuivi par le législateur, une impression de contradiction obscurcit nettement la structure du raisonnement – il n’est pas anodin que certains voient dans la décision QPC de 2018 le prolongement de celle de 2016, quand d’autres observent un net revirement. En tout état de cause, un changement perceptible de ton entre les deux décisions retient l’attention. Alors que la rédaction de la décision de 2016 paraît plutôt hardie, on perçoit dans la seconde un certain inconfort. Pour mieux en mesurer la portée, il convient de revenir de manière un peu plus précise sur le raisonnement de chacune d’elles.

 

Le requérant à l’origine de la décision QPC de 2016, victime civile des actes de violence durant la période couvrant les événements liés à la guerre d’Algérie et ayant acquis la nationalité française en 2006, bien après la promulgation de la loi, invoquait son droit à pension. Le grief ayant permis la transmission de la QPC devant le Conseil constitutionnel était fondé sur le seul principe d’égalité : la loi instituait une différence de traitement entre les nationaux français puisqu’elle réservait le droit à pension aux seuls nationaux à la date de la promulgation de la loi. Dans sa décision, le Conseil relève d’office – ce qui ne passe pas inaperçu – le grief tiré de ce que l’article 13 de la loi en cause porte atteinte à l’alinéa 12 du préambule de la Constitution de 1946. Ce relevé d’office, supposé conforter le grief, n’emporte pourtant d’effet que symbolique : au nom de l’économie des moyens, c’est sur le fondement du seul principe d’égalité que la différence de traitement entre nationaux français est déclarée contraire à la constitution. Le considérant décisif s’impose sans zones d’ombre – du moins à la première lecture – et avec une particulière précision et insistance :

« poursuivant un objectif de solidarité nationale, [le législateur] a ainsi entendu garantir le paiement de rentes aux personnes ayant souffert de préjudices résultant de ces dommages ou à leurs ayants droit ; qu’au regard de l’objet de la loi, ces personnes ne sont pas dans une situation différente selon qu’elles possédaient ou non la nationalité française à la date de promulgation de la loi créant le régime d’indemnisation, dès lors qu’elles satisfont aux autres conditions posées par le législateur ; qu’en réservant le bénéfice de l’indemnisation aux personnes de nationalité française à la date de promulgation de cette loi, les dispositions contestées instaurent une différence de traitement qui n’est justifiée ni par une différence de situation ni par l’objectif de solidarité nationale poursuivi par le législateur; que, par suite, sans qu’il soit besoin d’examiner l’autre grief, les dispositions contestées, qui méconnaissent le principe d’égalité devant la loi, doivent être déclarées contraires à la Constitution. » (cons. 5)

 

Le Conseil constitutionnel écarte une par une les deux hypothèses qui auraient pu justifier la différence de traitement opérée par le législateur entre les nationaux français : la différence de situation et la présence d’un intérêt général. Dans les deux cas, c’est l’objectif de solidarité nationale qui détermine les conclusions.

 

Concernant la question des situations d’abord, le Conseil avait déjà reconnu à propos de la disposition législative relative à la déchéance de nationalité [6] que les nationaux français dès la naissance et les nationaux français par acquisition étaient dans une situation identique. Cette identité de situation dépend toutefois, comme le rappelle le considérant de principe, de l’« objet de la loi ». Elle n’a donc rien d’absolu. En matière d’extradition par exemple, parce que les faits en cause peuvent avoir eu lieu avant l’acquisition de la nationalité française, le Conseil constitutionnel a considéré que « la différence de traitement dans l’application de cette protection, selon que la personne avait ou non la nationalité française à l’époque de l’infraction pour laquelle l’extradition est requise, est fondée sur une différence de situation en rapport direct avec l’objet de la loi » [7]. La cohérence n’est qu’apparente. En effet, l’« objet de la loi » par rapport auquel sont censées être appréciées les situations est une notion étonnamment fuyante : Olivier Jouanjan a montré sa tendance à se confondre avec l’objectif du législateur et avec l’objectif constitutionnel [8]. Rien d’étonnant, dès lors, si, dans la décision de 2016, l’objet de la loi (l’indemnisation des victimes) semble se fondre dans la notion de solidarité nationale, objectif poursuivi par le législateur. Le commentaire autorisé l’affirme d’ailleurs clairement : « il n’y a pas d’adéquation entre la cristallisation de la situation des personnes concernées au 31 juillet 1963 et l’objectif que s’est assigné le législateur » [9]. Ainsi, au regard de l’objet de la loi – téléologisé par l’objectif du législateur –, les victimes de nationalité française à la date de la promulgation de la loi de 1963 tout comme celles qui ont acquis la nationalité française après la promulgation de la loi sont juridiquement – en tant que nationaux – dans la même situation au regard de la loi de 1963. Restait l’autre hypothèse selon laquelle la présence d’un intérêt général pourrait fonder une différence. Point de surprise : l’objectif de solidarité nationale ne permet pas de fonder une telle différence de traitement entre nationaux. La notion de solidarité nationale est donc centrale dans la manière dont le Conseil, dans cette décision, décline le principe d’égalité de manière à censurer la condition temporelle qu’exigeait le législateur au regard du lien de nationalité.

 

Peu importe alors que les victimes ou ayants cause à l’origine de la demande de pension aient perdu la nationalité française avec l’indépendance ; peu importe encore qu’elles l’aient acquise à nouveau bien plus tard, dans un contexte différent de celui de la fin de guerre d’Algérie. Sans doute pour ne pas montrer les failles de ce raisonnement au regard de la logique de solidarité nationale propre au contexte particulier de la législation de 1963, qui réservait l’indemnisation aux seules personnes disposant de la nationalité française à la date de la promulgation de la loi, c’est-à-dire à la période particulière suivant l’indépendance, le Conseil constitutionnel se concentre sur le seul principe d’égalité ; il n’étudie pas l’autre grief, relevé d’office, et fondé sur l’alinéa 12 du préambule de 1946. En utilisant le considérant-type relatif au principe d’égalité, le Conseil constitutionnel « actualise » son interprétation de la loi de 1963 afin de permettre l’indemnisation de tous les ressortissants français à la date de la demande de pension. La conclusion s’impose sans ambages : les nationaux français sont tous dans la même situation au regard de la loi de 1963.

 

III. La décision QPC Cherif Y. importe aussi, et peut-être surtout, par ce qu’elle ne dit pas, à la manière de ces silences dont on ne mesure pas tout de suite la portée. En mettant l’accent sur l’identité de situation entre nationaux français, le Conseil constitutionnel semblait, par la même occasion, distinguer – ou cloisonner ? – la situation des nationaux français d’une autre question : celle d’un ressortissant algérien qui, ayant perdu la nationalité française au moment de l’indépendance, invoquerait ce droit à pension. Tel est l’enjeu de la décision de 2018, M. Abdelkader K., par laquelle le Conseil constitutionnel va plus loin en déclarant contraire à la constitution la condition de nationalité posée le législateur de 1963. On comprend l’hésitation suscitée par cette décision, simple « prolongement » comblant un silence (telle est l’option privilégiée par le commentaire officiel) ou « revirement » de la décision QPC de 2016, M. Cherif Y.

 

Quoi qu’il en soit, le ton de la décision QPC M. Abdelkader K. tranche avec la précédente sur trois points. Le Conseil constitutionnel ne relève pas d’office le grief tiré d’une contrariété avec l’alinéa 12 du Préambule de 1946. Le considérant relatif au principe d’égalité est bien plus évasif que la première fois : s’il invalide la différence de traitement opérée cette fois entre nationaux et non nationaux, on ne saura rien de l’identité ou non des situations. Enfin, tout en reconnaissant, à nouveau, l’objectif de solidarité nationale poursuivi par le législateur dans le dispositif de 1963, la conjonction « toutefois » semble indiquer qu’il prend quelques distances pour ne retenir qu’un aspect, « le territoire français à l’époque » :

« Poursuivant un objectif de solidarité nationale, le législateur a ainsi entendu garantir le paiement de rentes aux personnes ayant souffert de préjudices résultant de dommages qui se sont produits sur un territoire français à l’époque.

Toutefois, […] le législateur ne pouvait, sans méconnaître le principe d’égalité, établir, au regard de l’objet de la loi, une différence de traitement entre les victimes françaises et celles de nationalité étrangère résidant sur le territoire français au moment du dommage qu’elles ont subi. » (cons. 5 & 6)

 

Si la solidarité nationale est toujours affirmée comme étant l’objectif du législateur, elle est cette fois accolée au territoire et non au lien personnel de nationalité. Dès lors, l’objet de la loi, reconstruit et isolé spécialement comme étant cette fois celui de l’indemnisation des victimes sur un territoire français à l’époque, ne permet plus l’établissement d’une différence de traitement entre nationaux et non nationaux. Comme le précise le commentaire officiel : « Au regard de l’objet particulier de la loi, qui était ainsi l’indemnisation de victimes civiles de dommages survenus sur le sol français, le Conseil constitutionnel a jugé que les dispositions contestées ne pouvaient opérer une différence de traitement fondée sur la condition de nationalité, ni pour la victime, ni pour ses ayants droit. »

 

La référence au « territoire français à l’époque », formule inexistante en 2016, est la stratégie qui permet de ne pas se pencher sur la sensible question du rattachement de l’individu à la nation. À la lecture du commentaire officiel, on apprend que cette mention du « territoire français » trouve une assise dans l’analogie qui est faite avec les dispositions prévues, vingt ans après la législation de 1963, pour l’indemnisation des victimes de terrorisme, par la loi n° 86-1020 du 9 septembre 1986 relative à la lutte contre le terrorisme. Selon ses termes, toute victime d’un attentat commis sur le territoire français, et quelle que soit sa nationalité, peut être indemnisée par un fonds de garantie [10].

 

Pour étendre l’indemnisation à toutes les victimes des actes de violences commis durant la guerre d’Algérie, le conseil n’avait d’autre choix que de se placer au moment des faits et d’utiliser le vecteur du territoire français. Par ce détour, il tait une difficulté évidente. Celle qui l’aurait conduit, puisqu’il se place au moment des faits pour faire jouer le principe d’égalité, à apprécier l’identité, ou non, de situation entre les victimes, également françaises à l’époque, des actes de violence commis durant les événements liés à guerre d’Algérie englobant aussi celles qui, ayant perdu la nationalité française avec l’indépendance, étaient, au moment des faits, de nationalité française, tout en relevant du statut du droit local algérien [11]. À partir du moment où le territoire français déclenche la logique de l’indemnisation, il n’est plus besoin de s’intéresser au lien de nationalité, que ce soit au moment de la demande (cas de 2016) ou au moment des faits (cas de 2018). Si dans la décision M. Cherif Y., le Conseil constitutionnel utilise le principe de solidarité nationale, fondu dans le principe d’égalité, pour affirmer l’identité de situation des nationaux français, dans la décision M. Abdelkader K., il utilise le principe d’égalité pour permettre l’indemnisation des victimes sur un territoire français à l’époque. Dans les deux cas, il évite d’aborder frontalement les questions politiques qui se cristallisent autour du lien de nationalité. En se mouvant d’un contexte politique à l’autre au gré d’une interprétation évasive, les contours de la notion de solidarité nationale en deviennent très fortement brouillés.

 

IV. Les difficultés que soulève cette extension de l’idée de solidarité nationale au simple « territoire national » peuvent alors être éclairées par les choix faits à l’issue de la Première Guerre mondiale, en particulier dans la loi du 17 avril 1919 [12]. Cette comparaison est doublement utile : elle peut permettre d’apprécier l’évolution historique de la solidarité nationale, ou du moins les conditions dans lesquelles elle peut être invoquée, dans un contexte où le cadre national apparaît désormais dépassé dans la prise en compte des dommages à indemniser ; elle fournit aussi un contre-point permettant de sonder les contours de l’appartenance nationale et d’une communauté dont les limites sont elles-mêmes mouvantes.

 

Le principe de solidarité des Français est proclamé expressément dans l’article premier de la loi du 17 avril 1919 et relié étroitement à l’égalité : la solidarité nationale impose d’indemniser les dommages ; l’égalité signifie que cette indemnisation doit être intégrale et intervenir dans des conditions comparables pour tous [13]. Mais la loi suppose une double condition pour s’appliquer : le dommage doit avoir été subi sur le territoire français, par un national français. Au moment de la Première Guerre mondiale, cette invocation de la solidarité résulte notamment de l’influence de la doctrine solidariste, élaborée à la fin du xixe siècle, dont le radical-socialiste Léon Bourgeois, avec son livre Solidarité (1896), s’est fait le principal relais sur le plan politique [14]. Les individus ne sont pas isolés, mais entretiennent des relations d’interdépendance du fait de leur appartenance à la société ; ces liens créent, sous la forme d’un quasi-contrat, des droits et des obligations réciproques entre les membres, par la médiation de l’État qui doit assurer une répartition équitable des charges collectives. La solidarité nationale permet alors d’exclure les étrangers du bénéfice de la loi. Comme le déclare le rapporteur à la Chambre des députés, le droit à réparation « prend naissance dans la conception de la solidarité nationale, qui résulte, non pas du fait d’habiter temporairement un même territoire, et d’obéir aux mêmes lois de police, mais d’une communauté d’origine, de sang et de traditions, et qui se manifeste surtout par l’égalité devant les charges militaires » [15].

 

La conception de la nation, plutôt historique qu’élective, renvoie non à des choix individuels, mais à un passé et à un devenir communs. S’ils sont déjà français au moment du dommage, les naturalisés peuvent également bénéficier du droit à réparation [16]. En revanche, pour les juristes de l’époque, c’est la « logique du droit » [17] de ne pas assimiler les étrangers (même non ennemis) aux nationaux, sauf à le prévoir par un accord international avec le pays d’origine du sinistré (la France n’a conclu de tel accord qu’avec la Belgique après la Première Guerre mondiale). La solidarité nationale renvoie donc au lien des individus à une communauté, plutôt qu’à un territoire.

 

V. L’enjeu reste cependant entier des contours de la communauté jugée digne de la solidarité nationale. Or, comme à propos de la situation algérienne, il se complique singulièrement dès lors que cette communauté n’est pas fixée, mais évolue au contraire, soit du fait du contexte politique (lorsqu’il y a absorption ou émancipation de territoires), soit du fait de changements individuels de nationalité. La dichotomie simple entre le national et l’étranger se révèle impraticable dans beaucoup de cas-limites.

 

C’est en Alsace-Lorraine [18] que la situation s’est révélée la plus délicate, parce qu’elle pose directement la question politique de ce qui fait la nation. Le rattachement territorial de l’Alsace-Lorraine à la France, prévu par le Traité de Versailles et appliqué rétroactivement à la date de l’armistice du 11 novembre 1918, ne revient pas sur le rattachement légal des Alsaciens-Lorrains à l’Allemagne jusqu’à cette date. Pourtant, l’appartenance de ceux-ci à la nation française est mise en avant. Ce n’est pas le moyen de justifier seulement l’extension d’une loi de solidarité nationale à ce territoire, mais la raison d’être même de la guerre qui vient d’être menée : les Alsaciens-Lorrains, au fond, ont toujours été français, quel que soit leur statut légal entre 1871 et 1919. Plusieurs textes étendent, avec quelques adaptations, la loi du 17 avril 1919 à l’Alsace-Lorraine [19].

 

Qui peut bénéficier réellement de cette extension ? Pour les juristes de l’époque, la solidarité ne peut pas s’appliquer indistinctement à des personnes que rien ne rattachait juridiquement, au moment des combats, à la communauté française, qui en étaient même ennemies par leur participation aux combats du côté allemand. Mais les Alsaciens-Lorrains d’ascendance française sont dans une situation particulière, en dépit de leur nationalité allemande, presque accidentelle. Le lien en apparence brutalement rompu en 1871 a toujours subsisté. Bien plus, le traité de Francfort, qui rattache l’Alsace-Lorraine au Reich en 1871, aurait créé une « dette sacrée » des Français à l’égard de « leurs frères d’Alsace » [20], selon une rhétorique de l’époque qui emprunte à la fois au solidarisme et au lyrisme patriotique. La nation réelle, objet de solidarité, est donc celle qui n’aurait jamais dû cesser d’exister après 1871.

 

Il ne suffit pas alors d’être habitant de l’Alsace-Lorraine, ni même d’avoir récupéré la nationalité française à l’issue de la Première Guerre mondiale, pour bénéficier du droit à réparation. Les distinctions prévues par le traité de Versailles déterminent une application différenciée de la loi de 1919. Le traité distingue trois types de changements de nationalité permettant aux habitants de l’Alsace-Lorraine de devenir français : la réintégration de plein droit, l’obtention après réclamation et la naturalisation sous conditions. Le premier mode de changement de nationalité s’applique à ceux qui, avant 1871, étaient habitants français de l’Alsace-Lorraine, et à leurs descendants dans certaines conditions. Ne traduisant aucun choix de la personne concernée, la réintégration découle automatiquement des liens objectifs d’appartenance historique de la personne à la France. Seul ce changement de nationalité opère de plein droit ; seul, il permet dans tous les cas de bénéficier du droit à réparation. Les Allemands naturalisés Français sont totalement exclus du bénéfice de la loi de 1919. Quant à ceux qui entraient dans la deuxième catégorie, leur permettant d’obtenir la nationalité après réclamation, leur situation reste complexe, exclue d’abord par la pratique administrative, puis prise en compte partiellement par le décret du 5 mai 1923 [21].

 

VI. Cette complexité suggère que la nationalité, au-delà des proclamations générales sur les liens historiques, résulte d’un « bricolage » juridico-administratif destiné à réaffirmer au cas par cas des choix politiques ou à redonner un sens à des situations de hasard ou de circonstances. Ce bricolage est évidemment très différent, par sa portée comme sa signification, dans le contexte algérien. En 1919, il s’agit de reconstruire une nation par l’ajout d’un territoire devenu allemand pendant près d’un demi-siècle ; en 1963, il s’agit au contraire de réaffirmer les limites d’une communauté nationale, auparavant marquée par le système colonial et désormais reconfigurée par l’indépendance de l’Algérie, puisque des Français de 1954 sont désormais devenus algériens.

 

Le Conseil constitutionnel semble avoir choisi, dans ses décisions de 2016 et 2018, de ne pas s’encombrer du « bricolage » opéré après 1962, ni des raisons invoquées lors du vote de la loi de 1963 [22], en supprimant toute condition de nationalité – hypothèse inenvisageable en 1919, du seul fait qu’elle aurait conduit à accorder des réparations à des ressortissants de pays ennemis [23]. Ce faisant, les décisions du Conseil impliqueraient de considérer la notion de solidarité nationale non pas à travers une communauté politique déterminée, mais à travers le seul territoire où se sont produits les faits dommageables, ce qui écarte la pertinence du lien individuel de nationalité. Nulle considération d’équité territoriale dans ce renvoi à la solidarité : il s’agit de faire du territoire un simple espace de projection du pouvoir politique, sans prise en compte des personnes qui y agissent – dès lors précisément qu’elles sont considérées dans un moment de pure passivité, comme victimes d’un attentat ou d’une violence, personnes « sans qualités » (donc sans appartenance nationale). La situation des victimes est ramenée à ce seul statut, sans prise en compte du contexte politique ou historique. Le Conseil, en limitant la notion de solidarité nationale à la seule considération du territoire, vide ainsi la notion de sa substance, faisant d’elle un simple rapport entre l’État et un territoire (devenu de surcroît indépendant) et non entre l’État et une communauté ; le raisonnement paraît au moins maladroit, sinon potentiellement dérangeant : il conduit à aborder le lien actuel de la France avec l’Algérie à travers la notion équivoque de solidarité nationale ! Le principe d’égalité, quant à lui, achève de contourner la charge politique de la nationalité.

 

Est-ce à dire que la décision du Conseil permet de neutraliser et dépassionner la question des réparations payées par la France pour la guerre d’Algérie, voire pour la colonisation ? On peut en douter, tant au vu des réactions à la décision [24], qu’au vu de l’enjeu juridique. En aucun cas, le Conseil constitutionnel n’énonce ni ne reconnaît de droit général à réparation pour tous les faits liés à la guerre [25], encore moins une responsabilité générale de l’État français pour la guerre d’Algérie. Sur le plan politique, les débats actuels insistent plutôt sur la reconnaissance officielle de la situation de l’Algérie française, que sur l’éventualité d’une réparation pécuniaire. Ils ne sont en tout cas pas épuisés par une décision qui relève plutôt d’une défausse politique que d’une prise de position.

 

[1] Conseil constitutionnel, décision 2010-1 QPC du 28 mai 2010. Le Conseil constitutionnel avait censuré la différence de traitement établie en fonction de la nationalité dans le versement de pensions civiles ou militaire, destinées à prendre en compte les fonctions exercées au service de l’État (son application conduisait jusque-là à exclure les Algériens ayant perdu la nationalité française).

[2] La disposition, codifiée à l’article L 113-6 du Code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de guerre par l’ordonnance n° 2015-1781 du 28 décembre 2015, fait désormais une référence explicite à la « guerre d’Algérie ».

[3] La condition de nationalité n’est évidemment pas la seule condition requise pour bénéficier du droit à pension. Il incombe en outre aux intéressés de fournir les preuves de leur préjudice.

[4] Le décret d’application n° 69-402 du 25 avril 1969, fixant « les conditions dans lesquelles certaines personnes ne possédant pas la nationalité française » pourront être indemnisée, reprend les dispositions du décret du 4 septembre 1962 (n° 62-1049) pour l’application à certains étrangers de la loi n° 61-1439 du 26 décembre 1961 relative à l’accueil et à la réinstallation des Français d’Outre-Mer. Cette dernière loi, placée explicitement sous l’invocation de la « solidarité nationale affirmée par le préambule de la Constitution de 1946 », accorde des prestations ou des aides aux Français revenant en métropole après les indépendances.

[5] Les passerelles que prévoit la loi de 1963 envisagent cependant la solidarité nationale dans une logique plus dynamique, qui tient compte à la fois des liens que certains Algériens de statut de droit local ont pu vouloir conserver avec la France et du fait que la majorité d’entre eux relève désormais d’un autre État. La loi permettait de reconnaître le bénéfice de la pension à des personnes « ne possédant pas la nationalité française », le rapporteur à l’Assemblée nationale mentionnant en particulier les « réfugiés politiques algériens qui n’ont pas été en mesure d’opter définitivement pour la nationalité française » (JORF, AN, Documents, n° 466, p. 771), en vertu de l’article 2 de l’ordonnance n° 62-825 du 21 juillet 1962 qui permet aux Algériens de statut de droit local de souscrire une déclaration récognitive. Le décret de 1969 exclut dès lors les Algériens, car ils ne peuvent plus bénéficier de cette procédure après le 22 mars 1967 (sauf pour les ayants cause français d’Algériens décédés avant cette date).

[6] Conseil constitutionnel, décision 2014-439 QPC du 23 janvier 2015, Ahmed S, cons. 13.

[7] Conseil constitutionnel, décision 2014-427 QPC du 14 novembre 2014, Mario S., cons. 6.

[8] Olivier Jouanjan, « Le Conseil constitutionnel, gardien de l’égalité ? », Jus Politicum, n° 7 [http://juspoliticum.com/article/Le-Conseil-constitutionnel-gardien-de-l-egalite-459.html]

[9] Commentaire, décision n° 2015-530 QPC du 23 mars 2016, M. Cherif Y, p. 11

[10] La limitation de l’indemnisation aux victimes françaises ne concerne que les actes terroristes commis à l’étranger.

[11] À l’inverse, pour justifier le versement d’une allocation de reconnaissance réservée aux anciens harkis, moghaznis et personnels des formations supplétives ayant servi en Algérie relevant du statut civil de droit local, le Conseil constitutionnel n’avait pas hésité à considérer expressément l’existence d’une différence de situation entre les anciens harkis, moghaznis et personnels des formations supplétives ayant servi en Algérie selon qu’ils relèvent du statut civil de droit local ou du statut civil de droit commun : CC, n° 2015-504/505 du 4 décembre 2015, Mme Nicole B., veuve B. et autre.

[12] Prise ici pour exemple, même si elle ne concerne que les dommages matériels : elle génère en effet les débats juridiques les plus intenses au moment de la guerre.

[13] Article premier de la loi du 17 avril 1919 : « La République proclame l’égalité et la solidarité de tous les Français devant les charges de la guerre. »

[14] Sur le solidarisme, M.-Cl. Blais, « Aux origines de la solidarité publique, l’œuvre de Léon Bourgeois », Revue française des affaires sociales, 2014, 1, p. 12-31 ; sur l’utilisation juridique de la solidarité pour « fonder le principe même de l’intervention publique et de l’indemnisation légale », M. Borgetto, La Notion de fraternité en droit public français. Le passé, le présent et l’avenir de la solidarité, Paris, LGDJ, 1993, p. 492-496.

[15] Rapport Desplas, JORF, Chambre des députés, Impressions, 13 juillet 1916, n° 2345, p. 160. De même, le rapporteur au Sénat explique par la solidarité nationale la limitation aux Français : « […] la loi de réparation n’est faite qu’au profit des seuls Français, restriction légitime dans une loi de solidarité nationale » (Rapport Reynald, JORF, Sénat, Impressions, 3 août 1917, n° 315, p. 20).

[16] Sauf en cas de déchéance de nationalité par la loi du 7 avril 1915.

[17] Rapport Desplas, p. 162.

[18] Selon l’expression utilisée par le traité de Versailles (section v).

[19] En particulier le décret du 3 septembre 1920, JORF, 9 septembre 1920, ratifié par la loi du 19 juillet 1921, publiée au JORF du 20 juillet 1921.

[20] P. de Solère, Droit public et réparation des dommages de guerre dans le Haut-Rhin, thèse, Paris, Sagot, 1922, p. 79-80.

[21] Par exemple, la Française qui aurait épousé après 1871 un Alsacien-Lorrain devenu Allemand par le traité de Francfort peut en bénéficier (circulaire n° 293 du préfet du Haut-Rhin, 5 septembre 1924, reproduite dans Bulletin officiel du Service des dommages de guerre et de reconstitution du Haut-Rhin, 1er décembre 1924, n° 92, p. 1275-1276).

[22] Le rapport parlementaire (JORF, AN, Documents, n° 466, p. 771) indique la nécessité d’indemniser les victimes françaises du fait de la carence de l’État algérien dans l’application, élément relevé par le commentaire du Conseil sans qu’aucune conséquence n’en soit tirée.

[23] On en trouve cependant une manifestation dans la loi du 17 avril 1923 étendant le bénéfice des pensions militaires d’invalidité (accordées par la loi du 31 mars 1919 aux soldats français ou à leurs veuves et orphelins) aux Alsaciens-Lorrains incorporés dans l’armée allemande pendant la Première Guerre mondiale.

[24] « “Avec cette décision, c’est comme si la France hiérarchisait les victimes” », Le Monde, 14 février 2018.

[25] La loi de 1963 vise les « attentats », mais aussi les « violences », ce qui recouvre toute « action offensive ou défensive se rattachant directement à des opérations militaires » (CE, 27 juin 2008, n° 290028, inédit au Lebon).