Impressions diffuses sur le grand débat à l’Élysée : un témoignage et une analyse

Par Olivier Beaud

<b> Impressions diffuses sur le grand débat à l’Élysée : un témoignage et une analyse </b> </br> </br> Par Olivier Beaud

Le président de la république a invité une soixantaine d’intellectuels à participer à un grand débat avec lui qui eut lieu à l’Elysée le 18 mars 2019 et qui fut retransmis sur France Culture. Le présent article écrit par un des participants vise à donner un témoignage « de l’intérieur » sur cet évènement et à rappeler les moments au cours desquels Emmanuel Macron a donné sa vision des institutions de la Ve République.

 

On March 18, 2019, the President of the French Republic invited around sixty intellectuals to take part to a ‘great debate’ in his presence and which was broadcast on France Culture, a national public radio channel. This article, written by one of its participants, aims at giving an « insider’s » perspective on this event as well as to evoke the moments when Emmanuel Macron shared his thoughts about the institutions of the Fifth Republic.

 

Par Olivier Beaud, Professeur de droit public à l’Université de Paris II (Panthéon-Assas)

 

 

Après que quelques personnes m’ont convié à formuler, dans ce blog, mes impressions sur la soirée du grand débat avec les « intellectuels » qui a eu lieu à l’Élysée, le lundi 18 mars, je cède, un peu tard, à leur amicale sollicitation pour témoigner en tant qu’acteur – d’un invité donc – et pour analyser en tant que juriste les propos présidentiels concernant les institutions de la Ve. Le léger retard – et encore — avec lequel je réagis à l’évènement a finalement un avantage : la réflexion se décante un peu plus à l’épreuve du temps.

 

Ce choix peut être un peu risqué car les critiques ont été vives chez « les intellectuels » tant de la part de ceux qui ont refusé de venir à cette soirée, de « cautionner » la parole présidentielle, que de ceux qui, y ayant été invités, ont dès le lendemain critiqué la façon dont s’était déroulée ce grand débat. Ainsi, Dominique Méda a considéré le lendemain même que « les intellectuels avaient été pris en otages » (Libération du 19 mars 2019) tandis qu’Agathe Cagé, exprima le même jour sur les ondes de France Inter, la même frustration, regrettant qu’il n’y ait pas eu de vrai « débat ». Leurs réactions se comprennent car en effet, il n’y eut pas de véritable débat, les questions ou interventions des invités ont suscité de la part du chef de l’État des réponses circonstanciées, souvent longues, voire trop longues sans aucune possibilité pour les premiers de répliquer au second. Mais pouvait-il en être autrement dès lors que cette rencontre devait réunir plus de soixante « intellectuels » invités à discuter avec le président de la République, de 18h20 à minuit ? Un tel nombre laissait inévitablement penser qu’il n’y aurait pas matière à débat, hypothèse rendue encore plus probable, d’une part, par la propension naturelle des intervenants, à déborder leur temps de parole — quiconque a participé à un colloque le sait fort bien —, et d’autre part, par la tendance, tout aussi connue, du président de la République, à être fort disert dans ses réponses, comme chacun peut le constater en ayant regardé ses interventions à la télévision dans les autres « grands débats » auxquels il a participé.

 

Quoi qu’il en soit, il n’est pas sans intérêt d’apporter un témoignage – celui d’un « insider » – et de risquer une analyse des propos présidentiels sur les institutions de la Ve République.

 

 

I – Témoignage sur l’ensemble du processus (invitation et soirée du 18 mars)

Certaines personnes qui ont écouté ou regardé l’émission sur France Culture ont eu l’impression d’un certain manque d’organisation. En tant que participant à la soirée, il est difficile de démentir une telle impression mais les conditions très précipitées de la préparation expliquent ce sentiment d’un certain flottement dans la gestion de l’évènement. L’invitation fut relativement tardive, 15 jours avant la soirée, et elle a transité par un conseiller du président qui m’a envoyé un courriel, le 26 février, pour nous faire part d’une possible invitation, et qui, plus tard par téléphone, a donné quelques précisions sur la tenue de cette soirée en indiquant la grande liberté dont tous les invités allaient disposer ce soir-là pour discuter avec le chef de l’Etat. Le carton d’invitation fut envoyé, par l’Élysée une première fois, le 12 mars, puis une seconde, le 15 mars. C’est à partir de là que France Culture est intervenue, ayant été mandatée par la présidence pour organiser la rencontre. Deux jours seulement avant la soirée-débat, le samedi après-midi un courriel de la directrice de France Culture et du journaliste animant l’émission, Guillaume Erner, évoquait le futur déroulement de la séance en insistant sur deux points. D’une part, une grande liberté était offerte aux invités dans la mesure où il fut décidé par les organisateurs « d’éviter de thématiser de manière stricte les débats ». Les auteurs de la lettre ajoutaient : « Il faut que la parole puisse se déployer au fil des associations d’idées et de préoccupations ». D’autre part, une obligation stricte était prévue : « Il faudra impérativement tenir des propos synthétiques » sans pour autant qu’une limite formelle de temps ne fût fixée dans ce premier courriel. Mais elle le fut par un courriel ultérieur, du même jour, d’un des assistants de France Culture mobilisé pour la circonstance qui précisait : « vous aurez la possibilité de prendre la parole pour une intervention qui ne devra pas dépasser deux minutes, ce afin que chacun puisse avoir l’occasion de s’exprimer et d’obtenir une réponse ».

 

Muni de ces précieuses informations, je me suis résolu à écrire pendant le week-end un court texte qui devait me servir de support à cette courte intervention. On sait qu’on est toujours plus long quand on « improvise ». Lors du dimanche, j’obtenais par échange de courriels une liste des invités, qui s’est d’ailleurs avérée incomplète. Je fus donc un peu surpris de constater en arrivant en fin d’après-midi, dans la salle des fêtes de l’Élysée, qu’une ou deux personnes de ma connaissance ignoraient tout des règles qui nous avaient été communiquées le samedi. Certains s’attendaient même à un libre débat avec des questions et des réponses et ne savaient pas qu’ils devaient « minuter » leur intervention. Un petit doute alors me saisit sur la façon dont la soirée allait se dérouler, compte-tenu de ces informations contradictoires. Visiblement, le travail de coordination fait en amont demeurait insuffisant. Toutefois, le plus étonnant dans mon esprit fut de découvrir avant le début de la soirée qu’il n’y avait pas d’ordre de passage « officiel » prévu de sorte que les intervenants ignoraient vers quelle heure on leur donnerait la parole. Étant à la fois juriste et universitaire, je me doutais bien que je ne figurerais pas parmi les premiers invités à intervenir parce que la France est un pays qui ne considère ni le droit ni les universités…. C’était déjà une bonne surprise qu’on ait cru bon d’inviter des juristes-universitaires à cette soirée. Mon instinct ne m’avait pas trompé car la parole me fut donnée lors du dernier tour de table, en antépénultième position, juste avant une autre juriste, Mme Marthe Fatin-Rouge Stefanini (CNRS, Aix en Provence) et, en dernière position, l’éminent mathématicien Cédric Villani qui clôtura la liste des intervenants.

 

Ainsi, l’organisation de cette soirée fut faite « à la française », c’est-à-dire avec un très haut degré d’improvisation, en confondant parfois, comme le disait un grand penseur « vitesse et précipitation ». Pouvait-on faire autrement ? Cela paraissait difficile compte-tenu des contraintes de temps.

 

Venons-en maintenant au déroulement proprement dit de la séance. L’exercice était aussi original qu’inédit. Les amateurs d’histoire politique se rappellent évidemment des grandes « messes » du général de Gaulle, ces fameuses conférences de presse télévisées où il arrivait même au chef de l’État de poser lui-même des questions qu’il aurait aimé entendre. Une solennité voulue et affirmée et une distance inévitable entre le chef de l’Etat et les journalistes réunis pour l’occasion étaient donc jadis mises en scène. Lundi 18 mars au soir, ce fut très différent. On en a eu immédiatement la certitude quand, lors de son arrivée à 18h15, le chef de l’État, au lieu de nous saluer collectivement, prit la peine de venir saluer individuellement chaque participant par une poignée de mains. L’organisation spatiale de la salle des fêtes de l’Élysée confirmait ce mode de communication « horizontale » qui devait gouverner cette soirée. La disposition de la salle peut l’illustrer : une table rectangle entourée d’un double rang et faisant siéger le président de la République au même niveau que ses interlocuteurs. Comme dans les salles de cours dans les universités, où il n’y a plus ni estrade ni chaire, le président de la République ne parlait plus en majesté, se mettant au niveau de ses invités, de plain-pied avec eux. L’impression était un peu trompeuse car il n’y avait – évidemment— aucune égalité entre les intervenants et le président qui avait conservé le privilège essentiel, celui de la parole, du temps de parole et du pouvoir du dernier mot, sa parole ne pouvant être contredite (comme on l’a dit plus haut) – un peu d’ailleurs comme à l’université quand on « horizontalise » la parole.

 

La séance pouvait commencer sous la direction du journaliste Guillaume Erner, transformé en maître des cérémonies. Il distribuait la parole aux intervenants selon un ordre de passage, dont il disposait, à la différence des invités, selon certains thèmes prédéterminés. C’est également lui qui indiqua les pauses en fonction des impératifs de France Culture – la coupure du journal à 20h – une autre coupure à minuit lorsque la retransmission radiodiffusée fut interrompue pour le passage sur la version vidéo. La séance commença à 18h20 et elle ne pouvait pas plus mal commencer avec l’intervention très « droitière » de Pascal Bruckner. L’essayiste apostropha vigoureusement Emmanuel Macron sur les événements violents survenus le samedi précédent aux Champs-Élysées et plaida en faveur d’une politique rigoureuse du retour à l’ordre dans notre pays. Le propos de l’intéressé était franchement gênant ; loin d’adopter un ton que l’on adopte en matière intellectuelle, il faisait davantage penser à une intervention à la tribune de l’Assemblée nationale, lors des questions au gouvernement, d’un Éric Ciotti voire d’une Marine Le Pen. Léger malaise dans l’assistance. Je me demande aussitôt en l’écoutant ce que je suis venu « faire dans cette galère » tant la représentation que je me fais de mon métier est aux antipodes de celle de cet ancien « mao » reconverti en intellectuel réactionnaire. Heureusement, la suite du débat sera plus conforme à ce que l’on peut attendre d’intellectuels car, à l’exception d’une ou deux interventions assez peu glorieuses, le reste de celles-ci fut à la hauteur de ce qu’on peut attendre de « savants », chercheurs ou universitaires, qui, le plus souvent, se sont cantonnés dans leur domaine de spécialité.

 

Il n’y aurait pas grand intérêt à retracer l’intégralité de ce débat qui a finalement duré de 18h20 jusqu’à 2h30 du matin. Ce fut donc bien plus long que prévu ; l’effet collatéral fut que certains invités sont partis à la pause de minuit.

 

 

II – Que peut-on retenir du point de vue des institutions de ce débat ?

Lors de cette soirée, il y eut plusieurs interventions sur les institutions de la Ve République. C’est un peu le drame du droit constitutionnel car tout le monde s’estime compétent pour en parler, « c’est si peu du droit » disait Carbonnier. Mais il est vrai également qu’on peut être non spécialiste de droit constitutionnel et poser des questions pertinentes. Ce soir-là, ce fut le cas, de plusieurs interventions. D’abord celle de Gilles Kepel que l’animateur avait sollicité pour donner son avis sur l’Islam en France (sa spécialité) mais qui, par un beau contre-pied, évoqua uniquement la question des institutions de la Ve République. Il interpréta la crise actuelle de la représentation comme étant un effet de l’interdiction du cumul des mandats ; celle-ci aurait propulsé des parlementaires « hors sol », sans ancrage territorial et aurait fait perdre à l’actuel président de la république le bénéfice de relais locaux capables de mieux « sentir » le pays. Pour tenter de résoudre cette crise des « gilets jaunes », le chef de l’Etat n’a-t-il pas dû se tourner vers les maires ? A cette première question institutionnelle, Gilles Kepel en ajoutait une seconde s’interrogeant sur la nocivité du quinquennat et de l’inversion du calendrier qui aboutissait à une concentration indue du pouvoir présidentiel.

 

Dans sa réponse, Emmanuel Macron fit une longue intervention sur les institutions, faisant allusion au projet de réforme constitutionnelle, annonçant l’introduction d’une dose de proportionnalité et justifiant implicitement la diminution des prérogatives du Parlement en matière de procédure législative, qui est à l’œuvre dans le projet de révision déposé devant le Parlement en 2018, par l’idée qu’il faudrait davantage mettre l’accent sur son pouvoir d’évaluation et de contrôle. Cette dernière idée figurait déjà dans la réforme constitutionnelle de 2008 et le moins que l’on puisse dire est qu’elle a peu prospéré. C’est un marché de dupes que de vouloir réduire le temps de parole des parlementaires pour leur donner, en échange, un hypothétique pouvoir de contrôle et d’évaluation.

 

Concernant le quinquennat et l’inversion du calendrier, M. Macron a avoué sans fard avoir profité d’un tel système puisque sa victoire aux présidentielles lui avait ouvert la porte à la victoire de son parti aux élections parlementaires ; il a obtenu – a-t-il dit – « un souffle de légitimité ». L’expression est d’ailleurs heureuse pour désigner cette énorme prime à la victoire aux élections législatives qui provient du « sacre » de l’élection présidentielle. Mais, ensuite, il s’est lancé dans un développement dont la clarté n’est pas absolue, comme on peut en juger par la citation suivante : « Le système est fait comme ça : (…) Bon. (…) Est-ce qu’il faut le changer ? Est-ce qu’il faut changer les durées de temps ? Vous me permettrez de penser que (…) je suis le dernier à l’installer au moment où on se parle de manière à mon avis la plus neutre ou la plus audible. C’est un sujet que les constitutionnalistes, les parlementaires, les intellectuels peuvent faire émerger. Si le président de la République se met à dire « moi je pense que pour moi-même il faudrait que ça dure différemment ou autre »[1]. On croit en comprendre que le président de la République serait le plus mal placé pour proposer une réforme revenant sur le quinquennat et l’inversion de calendrier électoral. Pourtant, la position du chef de l’Etat n’avait pas empêché ni de Gaulle en 1962, ni Chirac en 2001, de faire modifier constitutionnellement le statut du chef de l’État. Quant à la phrase sur l’installation de ce système de façon « neutre » ou « audible », elle est un peu incompréhensible. Enfin, concernant le cumul, il a également estimé qu’il ne fallait pas revenir sur l’interdiction générale du cumul des mandats locaux et nationaux (loi organique de 2014) en insistant sur le fait que les parlementaires devaient dégager du temps afin d’être dans leurs circonscriptions. Mais outre qu’on peut encore se demander si l’on n’aurait pas dû conserver, au moins pour le Sénat, un cumul des mandats qui correspond à l’une des fonctions qui lui est donnée par la constitution, à savoir la représentation des collectivités territoriales, la question demeure de savoir si les parlementaires sont désormais plus présents au Parlement et dans ses commissions, pour effectuer le travail parlementaire. On ne peut que souhaiter, en tout cas, que soit menée une étude empirique sur les effets de la généralisation du non-cumul des mandats locaux et parlementaires, condition indispensable pour juger de la pertinence, ou non, de cette réforme.

 

Plus compréhensible et plus convaincante fut, selon moi, la réponse à la seconde intervention, celle de Gilles Finchelstein, directeur de la Fondation Jean-Jaurès portant sur l’excessive concentration des pouvoirs provoquée par l’actuel système institutionnel. La fonction présidentielle, dans son mode d’exercice dominant sous la Ve, était ici clairement attaquée. Sur ce point, Emmanuel Macron a répondu à la fois en justifiant le fonctionnement actuel de la Ve, caractérisé par ce qu’on peut appeler tout aussi bien un « présidentialisme actif » ou encore un « gouvernement présidentiel » qui modifie entièrement le régime constitutionnel censé être parlementaire. Il a d’abord fustigé ceux qui dénoncent la concentration du pouvoir présidentiel en estimant que ces personnes « sont des gens qui n’aiment plus la décision du tout et qui au fond n’aiment plus du tout toute forme d’autorité que ce soit en démocratie ». Puis, il a justifié une telle concentration, en estimant qu’elle présentait l’immense avantage de donner à la France et à ses dirigeants le pouvoir de « décider » et même de décider rapidement, capacité dont sont privés bon nombre d’autres dirigeants des autres démocraties occidentales paralysés par la lenteur des processus de décision. Emmanuel Macron concluait ici sa réponse par les propos suivants : « Je défends plutôt nos institutions et la capacité à décider : décider ensuite de manière démocratique parce que le président, il est élu au suffrage universel direct et puis après, il y a le pouvoir du gouvernement, du parlement etc ». Il y aurait beaucoup à dire sur la fin de ces derniers propos, mais dans son ensemble une telle réponse possède une cohérence interne : la France a enfin un « gouvernement » qui décide et qui est stable. La Ve République a mis fin aux errements de la IVe République, c’est ce qu’on enseigne à nos étudiants. Toutefois, le propos de M. Macron a l’inconvénient de faire de la France un pays qui serait politiquement « moderne » et efficace car, comme la Chine et la Russie, elle aurait à la tête de l’Etat un homme qui jouit de la capacité de décision et de la stabilité (le temps d’un mandat). Cette réponse explique aussi pourquoi un tel régime peut convenir à l’actuel président dont la volonté est de réformer le pays à partir de sa position de surplomb. Reste évidemment à savoir ce que les gouvernés pensent des décisions prises et de la manière dont elles sont prises, et la crise des « gilets jaunes » illustre la difficulté d’assumer aujourd’hui une telle position de présidentialisme actif.

 

Plus tard, Jean-Claude Casanova, reviendra sur la question des institutions afin de souligner l’importance de l’autorité politique. Son propos était clair dans la mesure où il visait à légitimer l’usage de la sanction envers ceux qui étaient à l’origine d’un dysfonctionnement de l’État. Une telle question ne pouvait pas, ce jour-là, déranger le chef de l’État qui avait décidé, sinon avalisé la décision, de limoger le préfet de police de Paris. Celui-ci « payait » donc pour ne pas avoir su éviter les incidents graves des Champs-Élysées. En l’écoutant justifier ce limogeage, je ne pouvais m’empêcher de penser que nous avions jadis organisé un colloque à Lille avec Jean-Michel Blanquer sur « la responsabilité des gouvernants » et au cours duquel j’avais dénoncé la tendance à remplacer « la responsabilité politique des ministres par la « responsabilité » des hautes fonctionnaires — c’était un commentaire de « l’affaire Habache » qui avait provoqué la démission de deux directeurs de cabinet et du secrétaire général du Quai d’Orsay. Les présidents changent, mais les pratiques politiques délétères ne changent pas, prouvant à quel point l’actuel régime est loin du régime parlementaire qu’il est censé être en droit. Dans un tel régime, seul le ministre est responsable de son département ministériel et donc de son administration ; il doit, en bonne théorie, endosser la responsabilité des fautes commises par les fonctionnaires placés sous son autorité.

 

Dans ma propre intervention, après avoir fait un court plaidoyer en faveur des universités – la grande oubliée du débat comme toujours – plaidoyer qui est tombé hélas bien à plat, si j’en juge par la réponse qui me fut faite —, je suis revenu sur la question des institutions. Sur ce point, il convient de faire mon mea culpa car j’ai eu le tort de revenir sur l’interdiction du cumul des mandats et le quinquennat – deux thèmes déjà abordés. Il aurait mieux valu que je pose d’autres questions, par exemple sur les récentes nominations au Conseil constitutionnel ou sur la question de « l’Europe et la démocratie » – un grand thème totalement passé sous silence. J’ai de ce point de vue manqué de réactivité. J’espère en avoir eu davantage en rebondissant sur le panégyrique des institutions de la Ve République dressé par le chef de l’État dans sa réponse à Gilles Finchelstein. Cette capacité de décider seul, qu’a donné la pratique de la Ve République, a quand même un coût exorbitant dans la mesure où le président de la République, qui décide désormais, est irresponsable. Reprenant ce que j’avais écrit ailleurs, j’ai dit que c’était « le talon d’Achille de la Ve République ». La réponse du président de la République sur ce dernier point ne m’a pas paru complètement satisfaisante, mais à cette heure tardive, il eut la grande habileté de profiter du fait que j’avais parlé d’un président « irresponsable politiquement et pénalement ». C’était d’ailleurs un raccourci car l’article 68, issu de la révision de 2007, introduisait un mécanisme exceptionnel de destitution. Mais, au lieu de répondre sur le point décisif de la responsabilité politique, le chef de l’Etat eut la présence d’esprit – il était pourtant très tard – de justifier l’irresponsabilité pénale pour les actes commis dans l’exercice des fonctions, notamment les décisions militaires. On voit ici les limites de l’exercice car celui qui pose la question ne peut pas rebondir sur la réponse à sa question ou plus encore préciser sa pensée.

 

Le président a toutefois admis qu’il y avait une difficulté actuelle dans le fonctionnement de la Ve République puisqu’il a concédé qu’une question était de savoir « comment on crée (..) des mécanismes de responsabilité et de respiration démocratique. » ajoutant alors : « le quinquennat phasé ne permet plus une forme de respiration démocratique de mid-term [mi-mandat] à la française, en tout cas, de césure, de respiration où le peuple français peut dire : “j’ai confiance dans vos projets donc je vous redonne une majorité pour le faire. La réalité, si on allait au bout de la logique, c’est que le président de la République, ne devrait pas pouvoir rester s’il avait un vrai désaveu en termes de majorité, en tout cas, c’est l’idée que je m’en fais et qui est la seule qui peut accompagner le fait d’assumer les fonctions qui vont avec ». Dans cette dernière réponse, l’actuel président fit donc allusion à la pratique du général de Gaulle que j’avais évoquée selon laquelle ce dernier qui avait le pouvoir engageait sa responsabilité politique à l’occasion de scrutins ou de votations populaires. On se bornera prudemment à enregistrer cette déclaration qui est pour l’instant purement « théorique » car la politique n’est pas de la théorie constitutionnelle.

 

Enfin, le président de la République a été interrogé, ultimement, sur le référendum par une des spécialistes de cette question. Sa réponse ne mérite pas de commentaire particulier parce qu’il a laissé ouvertes toutes les options possibles, mais on a bien compris quand même qu’il n’était pas un partisan du référendum d’initiative citoyenne.

 

 

Conclusion

Le fait d’avoir assisté à ce grand débat m’a permis de faire un constat que d’autres ont pu faire auparavant : l’actuel chef de l’Etat apparaît aux yeux de ses interlocuteurs comme ayant une personnalité un peu « hors-normes ». En effet, même si on peut ne pas être convaincu par ses propos ou si l’on est en désaccord avec sa politique, on est bien obligé de reconnaître, à l’issue de ce grand débat, que cet homme est d’une « agilité intellectuelle impressionnante » (la formule est d’un ami, présent ce soir-là) et d’une résistance physique encore plus exceptionnelle. Le voir répondre à 2 heures du matin aux derniers intervenants alors que tout le monde sommeillait, abruti de fatigue, était en soi un « spectacle » étonnant. Toutefois, de telles capacités exceptionnelles ont, paradoxalement, leur revers ; ce président s’estime en mesure de répondre à tous et à tout. Ce n’est plus seulement de l’omnipotence, mais aussi de l’omniscience. Il fallait, pour en être conscient, l’entendre répondre huit heures durant à des questions pointues de fiscalité et d’économie, puis enchaîner sur la laïcité et la loi de 1905 – restituant clairement le sens limité de cette loi -, sur les valeurs de la République et sur les institutions.

 

Or, celui qui peut répondre à tout, peut s’estimer légitime pour avoir la solution à tout. Est-ce bien raisonnable dans notre monde moderne aussi complexe ? J’avais eu envie, lors de mon intervention, de lui opposer cette citation de Felix Frankfurter, grand juriste et proche conseiller de Franklin Roosevelt, qui fit la remarque suivante à Raymond Aubrac : « Le drame, c’est que les problèmes graves sont si nombreux et si complexes qu’aucun homme d’Etat ne peut chaque jour rassembler suffisamment d’informations pour y faire face »[2]. Que devrait-on penser d’une telle remarque quatre-vingt ans plus tard en France, dans un Etat qui est par ailleurs devenu un Etat-membre de l’Union européenne ? Et que doit-on en penser alors que, à la différence de ce qui se passait sous le général de Gaulle et sous d’autres présidents – la complémentarité nécessaire entre le président de la République et le Premier ministre – qui était par exemple évidente entre M. Giscard d’Estaing et Raymond Barre – est de plus en plus problématique. L’effacement du rôle du chef du gouvernement, qui semble réel depuis 2007, n’est peut-être pas une bonne nouvelle pour les institutions et pour le pays car le face-à-face entre le président élu sur un programme et les citoyens peut devenir tendu, voire davantage, surtout quand le Président, élu sur une base électorale très étroite, veut, en plus, réformer le pays en profondeur. L’observateur de la vie constitutionnelle ne peut alors que constater ce paradoxe : l’acteur, à savoir le chef de l’Etat, est largement le prisonnier du système – les institutions – dans lequel il doit agir.

 

Olivier Beaud

 

 

[1] Vidéo du grand débat de France Culture : https://www.youtube.com/watch?v=WvO_k_NxWEM (3h07)

[2] Raymond Aubrac, Où la mémoire s’attarde, Paris ,Odile Jacob, 1996, p. 40.

 

Crédit photo: Présidence de la République Mexicaine, Flickr, CC by 2.0, modification : recadrage