L’élection présidentielle en Tunisie : vers un renforcement du rôle du président ?

Par Azza Rekik

<b> L’élection présidentielle en Tunisie : vers un renforcement du rôle du président ? </b> </br> </br> Par Azza Rekik

Les élections présidentielles tunisiennes de 2019 ont porté au pouvoir Kaïs Saïed, homme politique jusqu’ici méconnu qui  se présente comme « extérieur au système ». Son discours qui convoque l’esprit de la révolution de décembre 2010 – janvier 2011 et la radicalité de son projet institutionnel ont frappé les esprits. Ce billet s’attache à analyser ses propositions de nature constitutionnelle et à mettre en lumière sa vision de la présidence. 

 

The tunisian presidential elections brought into power Kaïs Saïed, an unaffiliated candidate who likes to present himself as an “outsider”. His references to the “spirit” of the Revolution of 2011 as well as his radical propositions to reform the institutions are numerous. The purpose of this blogpost is to examine those propositions from a constitutional point of view, and to provide some insights on Kaïs Saïed’s vision of the presidential function.

 

Par Azza Rekik, Doctorante à l’Université de Panthéon Assas (Paris 2)

 

 

Le limogeage du ministre de la Défense et celui des Affaires étrangères, le 29 octobre 2019, alors qu’était prévu un renouvellement complet du gouvernement dans les semaines à venir, a été interprété comme la volonté du nouveau président Kaïs Saïed d’imprimer rapidement sa marque sur les institutions. Deuxième président de la République tunisienne à être démocratiquement élu, celui-ci fut désigné, le 14 octobre 2019, à une très forte majorité : 72.71% des voix. Cette élection triomphale est venue mettre un terme temporaire à une période particulièrement agitée pour la jeune démocratie tunisienne. Le 25 juillet 2019, la disparition du Président de la République tunisienne Béji Caïd Essebsi était en effet venue bouleverser le calendrier électoral en provoquant des élections présidentielles anticipées. Le décès du chef de l’Etat était lui-même intervenu dans une période particulièrement tendue en raison d’une polémique relative à la modification de la loi électorale.

 

Une loi organique avait en effet été adoptée à quelques semaines du scrutin présidentiel. Elle était manifestement inconstitutionnelle puisqu’elle posait de nouvelles conditions d’éligibilité[1] susceptibles de priver d’éventuels candidats de leur droit à se présenter à l’élection présidentielle. En raison du caractère immédiat de son application, cette loi organique équivalait dans ses effets à une sanction pénale de privation des droits civiques et politiques et contrevenait donc au principe de non-rétroactivité des peines pénales prévues à l’article 28 de la Constitution tunisienne. Cette loi portait également atteinte au principe constitutionnel de sécurité juridique et au principe de libre présentation aux élections.

 

Saisie par 51 députés, l’Instance provisoire de contrôle de constitutionnalité des projets de loi (IPCCPL), chargée d’une partie des missions de la future Cour constitutionnelle[2], a déclaré le projet de loi conforme à la Constitution[3]. Celui-ci n’a toutefois jamais été promulgué, le Président Béji Caïd Essebsi s’y étant opposé. Un tel refus avait pu surprendre au regard des dispositions de l’article 81 de la Constitution selon lesquelles « Le Président de la République promulgue les lois et ordonne leur publication au Journal officiel de la République tunisienne, dans un délai n’excédant pas quatre jours à compter : (…) du prononcé par la Cour d’une décision de constitutionnalité ».  Pareil article n’offre de pouvoir d’appréciation au chef de l’Etat ni en Tunisie, ni d’ailleurs en France, comme l’a rappelé jadis le président de la République française, François Mitterrand, qualifiant ce type d’attitude de « forfaiture »[4]. Cette attitude a accentué la suspicion quant à la capacité du Président de la République à gouverner. Les doutes n’eurent toutefois guère le temps de perdurer puisqu’il décéda le 25 juillet. L’élection présidentielle anticipée permit alors l’émergence d’une nouvelle figure politique : celle de Kaïs Saïed.

 

Professeur de droit constitutionnel à la retraite, connu pour ses interventions régulières sur la chaîne nationale en sa qualité de constitutionnaliste, Kaïs Saïed présenta sa candidature en tant qu’indépendant et mena une campagne électorale pour le moins originale : à l’opposé de ses concurrents, il  refusa le financement public, limita ses apparitions médiatiques et déclara n’être en compétition avec personne. Refusant de faire des promesses, il ne proposait que l’adhésion à ses « propositions » et privilégia une campagne explicative plutôt qu’une campagne électorale classique.

 

Dans quelle mesure son accession au pouvoir a-t-elle pour effet de transformer le paysage politique tunisien (I) ? Quelles propositions fait-il (II) ? De quels moyens constitutionnels dispose-t-il pour mettre en œuvre son programme (III) ?  

 

 

1. La recomposition du paysage politique en Tunisie  

Conformément au nouveau calendrier électoral, le premier tour eut lieu le 15 septembre 2019 après une campagne marquée par l’arrestation, en période de dépôt des candidatures à la présidentielle, de Nabil Karoui, pour soupçon de blanchiment d’argent et d’évasion fiscale. Les résultats du premier tour vinrent signer l’échec des forces politiques en présence depuis 2011. Depuis la Révolution, la scène politique tunisienne est en effet divisée entre les « modernistes », et les « islamistes ». Hamadi Redissi, Professeur de sciences politiques, a évoqué à juste titre « une double fracture qui déchire la société : l’une oppose le peuple aux élites et l’autre fait voler en éclats la famille moderniste »[5].

 

La polémique due à l’arrestation de Nabil Karoui, s’est intensifiée après sa qualification au second tour. Sa mise en détention provisoire et l’impossibilité pour lui de mener campagne rompait le principe de l’égalité des chances entre les candidats, principe notamment consacré par le Pacte relatif aux droits civiques et politiques ainsi que par la Charte africaine des droits de l’homme, conventions ratifiées par la Tunisie. Les conséquences d’une telle situation étaient d’autant plus graves qu’elles auraient pu affecter la validité de l’ensemble des opérations électorales. Pour apaiser les tensions, Nabil Karoui a été libéré trois jours avant le scrutin. Néanmoins une nouvelle condamnation lui vint des urnes : l’élection à 72,71% des voix de Kaïs Saïed, dont la probité ne fait pas l’objet de controverse, a montré que la population a fait de l’intégrité et de la lutte contre la corruption un thème majeur de cette élection. Il faut ajouter que l’universitaire a également bénéficié du soutien de nombreux partis en place et particulièrement celui d’Ennahdha.

 

Réduire Kaïs Saïed à sa posture morale serait néanmoins réducteur. Il a formulé de nombreuses propositions en matière constitutionnelle, souvent en rupture avec la Constitution de 2014.

 

 

2. La doctrine juridico-politique de Kaïs Saïed

Si Kaïs Saïed est indubitablement un homme politique conservateur, il refuse néanmoins de s’inscrire dans la classification traditionnelle « progressistes / islamistes ». Il estime en effet qu’un tel clivage est superficiel et que les revendications de la révolution tunisienne ne sont pas de nature identitaire mais de nature économique et sociale. Sur le plan institutionnel, ses propositions sont schématiquement une manière de répondre à l’interrogation suivante : comment doter « le peuple » des « instruments juridiques » qui lui permettrait de traduire sa volonté en décision ?

 

Faisant explicitement référence à l’ouvrage de Tocqueville De la Démocratie en Amérique, Kaïs Saïed propose une nouvelle organisation des pouvoirs « partant du niveau local pour arriver au niveau central en passant par le niveau régional ». Il prévoit ainsi 265 Délégations, dotées chacune de conseils locaux. De ces derniers émaneraient des conseils régionaux, qui auraient la charge de synthétiser et de coordonner les plans économiques, sociaux et culturels élaborés au niveau local. A ces 265 Délégations devraient correspondre un nombre identique de députés[6]  Ce n’est qu’ainsi, selon lui, et conformément à son slogan de campagne « Le peuple veut », que chacun détiendra une parcelle du pouvoir et que la souveraineté populaire deviendra effective. Cette nouvelle configuration doit s’accompagner d’un mode de scrutin uninominal et de l’instauration du mandat révocable sur le modèle du « recall » aux Etats-Unis. Autant de dispositifs qui sont supposés permettre de remédier au nomadisme parlementaire – c’est-à-dire à la tendance des députés à changer de parti ou d’alliance au cours d’une même mandature – aux tractations politiques et à l’irresponsabilité des députés envers leurs électeurs.

 

Les idées politiques de Kaïs Saïed ont été qualifiées de « populistes » par de nombreux commentateurs. Néanmoins, bien que ses propositions se rapprochent à plusieurs égards de la doctrine des « démocraties illibérales » telles qu’elles existent notamment en Europe de l’Est[7], celles de Kaïs Saïed en même temps s’en distinguent sur des points importants. Certes, à l’instar des régimes illibéraux, Kaïs Saïed affirme que le peuple a été « dépossédé » du droit, et que son rôle, en tant que président, n’est au fond que de rendre le pouvoir à son détenteur légitime. En dotant le peuple d’instruments juridiques à cet effet, les objectifs de la Révolution de 2011 seraient enfin accomplis. Cette vision n’est pas sans rappeler ce que Böckenförde appelle « la conception immédiate-identitaire »[8] de la démocratie. Toutefois, les propositions de Kaïs Saïd présentent également des différences fondamentales avec celles des régimes illibéraux. Alors que ceux-ci mettent l’accent sur un idéal d’unité de la volonté du peuple, que l’on peut qualifier de « volonté unanime », Kaïs Saïed défend au contraire une conception plurielle de la volonté du peuple. Les conseils locaux devraient, selon lui, permettre à chacun d’exprimer sa volonté, dans toute sa singularité.

 

Ainsi, la théorie politique de Saïed apparaît comme un mélange entre une conception décentralisée du pouvoir qui se réfère explicitement à Tocqueville et des références indirectes à des thèses aujourd’hui qualifiées de « populistes ». Elle n’échappe pas pour autant à la critique. Saïed soutient que les conseils régionaux auront vocation à « synthétiser et coordonner » les volontés issues des conseils locaux. Il ne s’agit pas de leur substituer une nouvelle volonté, unique, mais en réalité d’en dégager, par la « synthèse », la volonté générale qui a toujours été présente en elles. C’est un idéal typique de la conception immédiate-identitaire de la démocratie, qui consiste à « transformer cette agrégation disparate d’aspirations qui ne sont d’ailleurs jamais pleinement conscientes d’elles-mêmes en volonté politique »[9]. Cependant, un tel système sans domination reste un idéal, précisément parce qu’il y aura toujours une volonté dominante à un moment ou à un autre qui finira par s’imposer aux autres. Ses propositions étant ainsi exposées, de quels moyens dispose le nouveau Président de la République afin de les mener à bien?

 

 

3. La promesse d’une révolution constitutionnelle ?

En matière législative, l’article 62 de la constitution accorde au Président de la République l’initiative des lois, compétence que possède également le Chef du gouvernement et l’Assemblée des représentants du peuple. Il peut encore, à titre exceptionnel et au cours du délai de renvoi, soumettre au référendum les projets de lois adoptés par l’Assemblée concernant des domaines spécifiés à l’article 82. En matière constitutionnelle, le Président de la République a, en vertu de l’article 143, la faculté de déclencher une révision de la Constitution. Cette initiative est ensuite, selon les termes de l’article 144, soumise à l’Assemblée des représentants du peuple en vue d’être approuvée à la majorité absolue. Selon le même article, « Le Président de la République peut après approbation des deux tiers des membres de l’assemblée, soumettre la révision au référendum ; la révision est alors adoptée à la majorité des votants ». Le référendum, qu’il soit en matière constitutionnelle ou en matière législative, n’est donc possible qu’après l’approbation des deux tiers de l’Assemblée des représentants du peuple.

 

Cette capacité référendaire est utile au président dans deux hypothèses : lorsqu’il veut renforcer la légitimité d’une révision constitutionnelle ou d’un projet de loi qui concerne les matières prévues à l’article 82 en la soumettant au peuple, ou lorsqu’il souhaite s’y opposer, ce dernier cas n’étant plausible qu’en cas de cohabitation ou de désaccords entre le Président et l’Assemblée des représentants.

 

Pour réaliser ses « propositions », le chef de l’Etat dispose ainsi principalement de l’initiative des projets de lois et de révision de la Constitution. Or, dans la configuration actuelle de la nouvelle législature, il est incertain que Saïed puisse réunir les deux tiers des voix nécessaire à la réalisation de ses réformes.

 

Néanmoins, lors d’un entretien[10], Kaïs Saïed avait précisé que dans l’hypothèse où le Parlement rejetterait ses projets, la sanction ne serait pas juridique mais « politique ». Il avait ajouté que, au bout du compte, « ce sera au peuple de décider ». Ces deux dernières formules permettent de comprendre la conception qu’a Kaïs Saïed du rôle du chef de l’Etat.

 

Cette dernière peut à certains égards apparaitre paradoxale. D’un côté, il n’a cessé de se présenter comme un Président « par défaut » : à toutes les questions de fond, il a répondu que ce n’est pas à lui de prendre la décision mais au peuple. Il n’est donc que le réceptacle par lequel s’exprime la volonté populaire. D’un autre côté, lors du débat télévisé du second tour[11] il a exprimé une vision large des prérogatives du Président : la sûreté nationale, qui est le « domaine réservé » du chef de l’Etat selon la Constitution, englobe d’après lui des secteurs aussi divers que la culture ou l’éducation. Ces deux aspects ne s’opposent pas en réalité. Le Président de la République n’est pas fort en sa qualité d’individu mais en tant qu’il est le medium de la volonté du peuple. Selon lui, ce contact avec le peuple ne vaut pas seulement durant les élections mais existerait de façon permanente. La « sanction politique » qu’il évoque à propos de la présidence est donc conçue de façon très large car elle englobe en réalité toutes les formes d’expression populaires, telles que les pétitions, les manifestations, et « la pression de la rue ». Il faut rappeler qu’il a bénéficié de 2.777.931 voix (72,71%), un nombre très proche du nombre total des votants aux législatives qui s’élevait à 2.858.187.

 

*

 

Si l’ancien Président de la République Essebsi incarnait un contact direct avec le peuple, il se rapprochait davantage du modèle du général de Gaulle : il mettait en avant sa personne, sa dimension historique quitte à verser dans le paternalisme, mobilisant le registre du récit national. C’est une logique complètement différente que celle de Kaïs Saïed. Pour lui, la personnalité du président doit s’effacer devant la volonté populaire, ce qui, en réalité, traduit une conception assez hégémonique du rôle du président.

 

 

 

 

[1] Les nouvelles conditions relatives à la candidature aux présidentielles sont les suivantes :

  • Le refus des candidatures et annulation des résultats des candidats ayant exercé une activité interdite aux partis politiques ou une publicité politique durant l’année précédant le scrutin présidentiel
  • L’obligation de fournir une déclaration de patrimoine et d’intérêts (dans les délais prévus par la loi relative à la déclaration des biens et des intérêts, de la lutte contre l’enrichissement illicite et le conflit d’intérêt dans le secteur public), une déclaration des impôts sur le revenu de l’année précédant le scrutin ainsi qu’un bulletin n°3 justifiant un casier judiciaire vierge.
  • Le refus des candidats ayant un discours en contradiction avec les règles démocratiques et les principes de l’Etat de droit ou un discours incitant à la haine ou faisant l’apologie de la violation des droits de l’Homme.

[2] Créée par l’article 148, al. 7 de la Constitution, cette instance avait pour but de combler le « vide » qu’aurait connu le contrôle de constitutionnalité entre la date de promulgation de la Constitution et celle de la mise en place effective de la Cour constitutionnelle qui devait avoir lieu dans un délai d’une année à compter de la date des élections législatives en vertu de l’article 118 du même texte.

[3] Décision rendue le 8 juillet 2019.

[4] « L’entretien télévisé du président de la République », Le Monde, 16 juillet 1993.

[5] H. Redissi, « Elections : La double fracture »,  [https://www.businessnews.com.tn/elections–la-double-fracture,526,91079,3]

[6] Entretien avec Kaïs Saïed in Que Vive la République Tunisie 1957-2017, Edition Alif, 2018, Tunis, p. 203. Traduction du texte original en arabe par Kamel Jendoubi.

[7] Voir sur ce blog notamment http://blog.juspoliticum.com/2019/10/25/letat-de-droit-est-mort-vive-la-democratie-illiberale-les-populistes-gagnent-les-elections-parlementaires-en-pologne-par-wojciech-zagorski/

[8] E.-W. Böckenförde, Le droit, l’État et la constitution démocratique. Essais de théorie juridique, politique et constitutionnelle. Réunis, traduits et présentés par O. Jouanjan, abec la collaboration de W. Zimmer et O. Beaud. Coll. « La pensée juridique », Paris/Bruxelles, LGDJ/Bruylant, 2000, p.296.

[9] O. Jouanjan, « L’Etat de droit démocratique », Jus Politicum, n°22 [http://juspoliticum.com/article/L-Etat-de-droit-democratique-1284.html]

[10] Interview accordée à la Radio Express FM, disponible en langue arabe [https://youtu.be/EJ2Gg_PK3Dg]

[11] Débat télévisé du 11 octobre 2019.

 

Crédit photo: Riyadh Al Balushi, Flickr.com, CC 2.0, aucune modification