Péril populiste et illusion référendaire

Par Denis Baranger

<b> Péril populiste et illusion référendaire </b> </br> </br> Par Denis Baranger

EDITORIAL

 

Au moment où l’on parle de plus en plus d’un référendum sur le climat, la question se pose de l’efficacité de l’outil référendaire pour gouverner. Le référendum ne semble pourtant pas adapté quand il est question, non pas d’un choix existentiel central, mais de la conduite d’une politique gouvernementale. Il faut penser d’autres instruments de consultation et de participation démocratiques.

 

As President Macron is said to consider holding a referendum on climate change, the question of the compatibility between referenda and executive government matters more than ever. The British example of the 2016 Brexit referendum and the Greek example of the 2015 referendum on the debt crisis seem to imply that referenda are not necessarily adequate when the matter at stake involves complex questions of public policy. If democracies wish to restore a closer bond with the electorate, they should explore new avenues. 

 

 

Nos sociétés profondément démocratiques sont très attachées à l’expression directe de la volonté populaire. Dans un grand nombre de débats, des commissions de réforme de la constitution jusqu’aux ronds-points où officient les gilets jaunes, ce souhait de « plus de démocratie » se traduit par un appel à « plus de référendums ». La discussion sur le référendum est ancienne et n’est pas près de se tarir. L’idée qui vient d’être exprimée d’un « référendum climatique » n’en est que le dernier exemple. Mais le référendum n’est peut-être pas la solution miracle pour nos démocraties qu’on s’accorde à juger malades. Le point central ici est le suivant : les référendums tels que nous les pratiquons sont des dispositifs de législation, et faire la loi ne suffit pas à gouverner. La démocratie ne progresse que là où la fabrique de la loi et la capacité à bien gouverner sont en phase l’une avec l’autre : là, autrement dit, où l’autonomie (se donner sa propre loi) rencontre le bon gouvernement. Le référendum y contribue-t-il ?

 

La comparaison internationale nous montre qu’un référendum peut se révéler toxique, lorsqu’il fait se rencontrer une question mal posée, un mobile politique à l’honnêteté douteuse et un vote populaire sur un sujet existentiel. C’est évidemment au référendum britannique sur le Brexit de 2016 qu’on pense ici. Le drame du Brexit réside peut-être avant tout dans le fait que volonté référendaire (la décision de quitter l’Union Européenne) et politique gouvernementale (accomplir cette sortie) ne vont pas nécessairement de pair. Personne n’a su ou pu, dans la classe politique anglaise, « mettre en musique » le Brexit du point de vue des politiques gouvernementales. Personne, dans l’opposition, n’a pu ou su formuler des alternatives convaincantes, ni pour un Brexit négocié et « soft », ni pour un « lexit » (un Brexit de gauche), ni enfin pour un « remain » que presque plus personne à part les libéraux-démocrates ne semble appeler de ses vœux. La grande victime, comme le rappelle fréquemment Tony Blair, est la position modérée et le vote centriste de part et d’autre de l’échiquier politique. Cela a été visible dans le récent débat entre M. Johnson et M. Corbyn, autrement dit entre « deux nuances de Brexit », en réalité guère moins « dures » (et guère moins floues) l’une que l’autre. Le cas britannique n’est pas isolé. L’exemple du référendum grec de juillet 2015 sur la dette et les propositions de la « troïka » européenne va tout à fait dans le même sens. Lorsqu’on utilise le référendum sans qu’il soit accompagné d’une politique gouvernementale claire, la légitimité du pouvoir s’en ressent, le pays perd toute chance d’avoir une ligne gouvernementale lisible et l’outil référendaire est lui-même dévalorisé.

 

En France, l’appel au référendum d’initiative populaire est la dernière expression de cette illusion référendaire. Elle séduit celles et ceux qui pensent que la démocratie est d’autant plus satisfaisante qu’elle passe par des expressions directes et massives de la volonté des électeurs. Le référendum est l’arme du peuple « en souveraineté » (comme on disait « en majesté »). Mais il n’est nullement certain qu’il aide à gouverner. Prenons par exemple le cas de la proposition de référendum d’initiative partagée sur la privatisation d’Aéroports de Paris. Certes, le ministère de l’intérieur a fait de son mieux – si l’on peut dire… – pour dissuader les internautes de soutenir cette votation en ligne. Certes également, lors de sa création en 2008, ce dispositif a été presque explicitement conçu pour ne pas servir. La barre des 4, 7 millions de soutiens est très, très haute. La plus inefficace des plateformes numériques n’aurait cependant pas pu étouffer une réaction populaire massive. Désormais aux alentours du million, le chiffre des soutiens exprimés n’est ni lamentable ni enthousiasmant. Si une quelconque leçon peut être tirée de ce résultat temporaire, c’est que les mesures concrètes de gouvernement ne se prêtent pas toujours bien à la votation référendaire. La vie de nos sociétés, le type de décisions politiques qui se prend en permanence dans nos gouvernements et qui sont toujours la rencontre d’un projet politique et de (dures) réalités concrètes, ne se plient pas souvent à une décision de ce type.

 

Ceux qui plaident pour « le référendum » (compris comme une sorte de réalité idéale et générique) sont parfois des démocrates sincères réfléchissant peu aux conséquences (y compris pour eux-mêmes) et s’intéressant peu à nos institutions. Il y en avait un certain nombre dans les partis de « l’ancien monde ». Toutefois, les plus ardents partisans du référendum classique sont les extrêmes qui vivent de l’exacerbation systématique des problèmes de la vie ordinaire – quand ils ne s’emploient pas à les inventer – et n’ont aucun intérêt à plaider la modération. Le référendum est souvent réclamé, également, par celles et ceux qui se perçoivent comme minoritaires dans la société mais ne veulent en aucun cas transiger sur leurs convictions et leurs positions. Ce sont, en résumé, les courants d’opinion qui basculent du combat (compréhensible) pour certains principes dans la défense, souvent beaucoup plus douteuse, d’une cause. Certains se retrouvent parfois sur des ronds-points. D’autres ont eu l’occasion en 2016 de se retrouver sur une grande place parisienne pour défendre un candidat qui n’avait, en gros, plus d’autre intérêt (ou utilité) pour eux que de leur garantir de promouvoir leurs idées s’il parvenait au pouvoir. On a vu le service que la « droite du Trocadéro » a rendu à cette occasion à la droite républicaine qu’on appelait autrefois « classique » et la manière dont le processus alors enclenché a conduit, de proche en proche, aux résultats des élections européennes de mai 2019. La même histoire pourrait être racontée concernant la gauche. Cet autre continent de l’ancien âge de la politique française est devenu un monde englouti du fait de la combinaison de l’incapacité à gouverner de la gauche dite « de gouvernement », et de la difficulté persistante de l’extrême gauche à donner une figure concrète à sa philosophie démocratique radicale, dont la référence au référendum a toujours fait partie. L’enjeu pour cette gauche radicale anticapitaliste et antilibérale est de se montrer capable, à son tour, d’être une « gauche de gouvernement ».

 

L’appel au référendum ne résolvait rien dans l’ancienne équation politique, antérieure à l’effondrement de ces grands courants, désormais ramenés aux alentours de 8% des voix pour la droite classique et de 6% pour le parti socialiste et ses alliés. Il risque de tout aggraver dans le contexte actuel. Car ce qui est passé par là, dans nos démocraties libérales, c’est le populisme. Le populisme n’est pas une nouveauté. Il est endémique dans toute démocratie. L’appel populiste à plus de référendum est en réalité l’ennemi d’une démocratie en meilleure santé. Il n’aide pas les peuples à se gouverner eux-mêmes, ce qui est la difficulté fondamentale. Il peut au contraire contribuer au basculement des régimes politiques dans l’illibéralisme et le déclin de la pratique démocratique. La question est désormais de trouver des formes d’expression directe de l’électorat qui ne passent pas par le référendum classique. De nombreux efforts vont déjà en ce sens. Il est très difficile de juger les méthodes proposées sinon en les essayant. On verra alors quelles sont les formes de débat, petit ou grand, national ou local, ou bien les techniques de consultation (par exemple en réunissant des assemblées de citoyens tirés au sort), qui se révèlent efficaces. Il faut aussi, à l’âge des fraudes et des manipulations numériques de grande ampleur, repenser la protection de la sincérité du vote, qu’il s’agisse de votations référendaires ou d’élections. Reste qu’il est très peu probable que les grands référendums nationaux prévus pour le moment par notre constitution, ou réclamés par les uns ou les autres, apportent en quelque façon une solution à notre problème démocratique. Parfois adapté pour de grands choix existentiels – et donc rares – le référendum n’a que peu de chances de servir utilement la démocratie du quotidien.

 

Par Denis Baranger, professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2)

 

 

 

Crédit photo: Jeanne Menjoulet, Flickr, CC 2.0, aucune modification