La surprenante invocation de l’article 16 dans le débat sur le report du second tour des élections municipales

Par Olivier Beaud

<b> La surprenante invocation de l’article 16 dans le débat sur le report du second tour des élections municipales </b> </br> </br> Par Olivier Beaud

Alors que se posait la question de l’éventuel report du second tour des élections municipales, on a invoqué comme moyen de sortir de cette impasse le recours à l’article 16 de la Constitution. Ce billet est le résultat de l’étonnement ressenti par l’auteur devant une telle solution qui est un profond non-sens du point de vue constitutionnel, mais qui témoigne aussi, de façon tristement éloquente, d’une certaine façon de faire du droit constitutionnel.

 

While the postponement of the second round of the 2020 local elections in France was being debated, it was argued that, absent express legal basis, recourse to article 16 of the Constitution, which grants full powers to the President in times of serious and immediate threat to the Nation, could be a solution. This post reflects the astonishment felt by its author when informed about this proposal, which is a nonsense from a constitutional law standpoint. This episode sadly and eloquently reveals a certain way of thinking about constitutional law. 

 

Par Olivier Beaud, Professeur de droit public à l’Université de Panthéon-Assas

 

 

Alors que j’étais à l’étranger la semaine dernière, je recevais un SMS d’un journaliste qui voulait recueillir mon opinion sur le report du second tour des élections municipales et qui citait l’article 16 de la Constitution. Ayant découvert trop tard ce texto, je n’ai pas pu donner suite à cette demande d’entretien, mais je fus un brin interloqué par cette idée d’envisager le recours à l’article 16 dans cette hypothèse particulière.

 

Rentré en France, j’ai poursuivi mon enquête pour savoir comment une telle idée, a priori saugrenue, pouvait être parvenue aux journalistes français suivant la politique. Je découvris alors un article du Monde, datant du 12 mars 2020[1] (donc avant la décision présidentielle de reporter les élections) dans lequel son auteur donnait la parole à divers constitutionnalistes qui essaient de trouver un fondement juridique à un possible report du second tour des élections en question. Elle rapporte alors les propos du « politologue Olivier Duhamel » qui « estime, lui, que l’annulation des élections “est seulement possible par la mise en œuvre de l’article 16 de la Constitution” ». Après avoir cité un extrait du premier alinéa de l’article 16 fixant les deux conditions d’application de ce régime d’exception, la journaliste rapporte que M. Duhamel aurait précisé immédiatement : « Ce serait contestable et contesté ». Ce dernier a réitéré cette idée dans un entretien au Point. Répondant à la possibilité ou non de déclarer le report du second tour, il déclare : « Il y a la réponse en droit et celle en fait. En droit, en principe, c’est non. Pour annuler un scrutin, il faut le vote d’une loi, et il était impossible de voter une loi en quelques heures. Maintenant, à ce principe, il y a deux bémols. D’une part, si le président décide de recourir à l’article 16 de la Constitution, il obtient les pleins pouvoirs et, donc, la possibilité, s’il le souhaite, d’annuler l’élection. D’autre part, le chef de l’État a aussi la possibilité de reporter un tel scrutin par décret, en vertu de la théorie et de la jurisprudence dite « des circonstances exceptionnelles »[2]. Dans un autre article on apprend qu’un autre politologue, Frédéric Sawicki estimait sur Twitter que « la seule solution juridique » pour reporter les élections municipales résidait dans « le déclenchement de l’article 16 » qui confère des pouvoirs spéciaux au président[3].

 

Une fois éclairé sur les « sources » à partir desquelles les journalistes se sont posés la question de l’opportunité de recourir à l’article 16, je n’en suis pas resté moins perplexe. Que pour une affaire non pas mineure, mais bien circonscrite, comme celle du report du second tour de l’élection municipale, on songe à utiliser cet article de la Constitution de la Ve République à la réputation plus que sulfureuse pour donner un fondement juridique à ce report est aussi inquiétant que révélateur. Voyons pourquoi.

 

 

I – Un recours inquiétant à l’article 16 pour fonder une décision politique délicate

C’est inquiétant car il faut que les juristes aient perdu tout sens de la mesure et tout sang-froid pour penser que l’article 16 serait applicable dans ce cas précis. Faut-il rappeler qu’en réalité, aucune des deux conditions cumulatives d’application de l’article 16 n’est remplie ? La première ne l’est manifestement pas. Il y a lieu de déclencher cet article et donc ce régime d’exception, « lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate ». Certes, la période est exceptionnelle en raison de l’arrivée de la pandémie de Covid-19 en France, mais on ne voit aucune des hypothèses prévues par la première condition être remplie. Les institutions de la République ne sont pas menacées : ce qui est menacé, c’est la santé des habitants de notre pays, leur vie éventuellement. A supposer même que le président de la République tombe gravement malade, il y aurait lieu d’appliquer une autre disposition de la Constitution : l’article 7 alinéa 4 qui organise l’intérim de la présidence. Le péril grave et immédiat pour les « institutions de la République » qu’évoque l’article 16 fait par ailleurs référence à une mise en danger par des acteurs, des ennemis de la république et non par un virus, aussi grave soit-il. Enfin et surtout, si l’on interprétait aussi extensivement une telle condition, cela voudrait dire que la République serait à la merci de n’importe quelle grave épidémie. A-t-on dit, en 1918-1919, que la IIIe République était gravement menacée par la grippe espagnole qui a fait 250 000 morts en  France? Qu’aurait-il fallu dire alors, lors de l’épidémie de choléra de 1832 qui fit 100 000 morts sous la Monarchie de juillet ? Cette interprétation extensive du danger sanitaire est totalement irréaliste au regard des termes de l’article 16.

 

Seule en réalité, la seconde condition de l’article 16 mérite une petite discussion. En effet, il faut aussi que « le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels (soit) interrompu. » Dans ce cas, la condition est plus précise car une simple « menace » ne suffit plus : il faut un fait avéré, un trouble réel qui est ladite « interruption »[4]. Au moment de l’interview, la question pouvait se poser dans la mesure où la possibilité de réunir un Parlement, alors frappé par l’épidémie, était incertaine. Les doutes ont depuis été levés par l’organisation, interne aux deux assemblées, d’un Parlement en « comité restreint ». On pourrait à la limite considérer que si le Parlement avait vraiment été dans l’incapacité de se réunir, il y aurait eu une sorte de vacance, « d’empêchement » du Parlement, équivalent à celui qu’évoque l’article 7 alinéa 4 pour le président de la République. Dans une telle hypothèse, on pourrait défendre l’idée qu’il y a bien interruption du fonctionnement régulier d’un des pouvoirs publics constitutionnels, à savoir le Parlement qui ne pourrait plus ni légiférer, ni contrôler le gouvernement. Ce serait un cas limite à étudier in abstracto. C’est d’ailleurs pour éviter cette situation que les présidents des deux assemblées ont décidé de faire fonctionner le Parlement à effectifs réduits, si l’on peut dire. On peut estimer que cette solution inventée par la pratique correspond mieux à la nature du régime parlementaire que l’utilisation de l’article 16. Mais, en se focalisant sur le Parlement dont le fonctionnement est perturbé par la maladie qui touche certains de ses membres, il ne faut pas pour autant oublier que la condition d’interruption concerne l’ensemble des pouvoirs publics constitutionnels, c’est-à-dire « l’ensemble de la machine » de l’Etat pour parler comme René Coty ou encore « le cœur des pouvoirs » pour s’exprimer comme René Cassin[5].

 

Ainsi, même l’interprétation la plus clémente de cette thèse de l’applicabilité de l’article 16 exclut de considérer que la seconde condition serait remplie dans les circonstances actuelles et il est encore plus déraisonnable de considérer que la première le serait. Evoquer l’article 16 dans une telle circonstance est « inquiétant » de la part de juristes, voire de politistes, car cela revient à proposer une interprétation extensive d’un article, article 16, que tous les constitutionnalistes ont pourfendu lors de son introduction dans la constitution de 1958.

 

On sait que cet article 16 était une idée fixe du Général de Gaulle. Celui-ci était persuadé que s’il y avait eu l’équivalent d’un tel article dans les lois constitutionnelles de 1875, le président Lebrun aurait pu prendre les rênes du pouvoir et empêcher ainsi Pétain de se livrer à l’infamie d’une demande d’armistice aux nazis. De Gaulle, en d’autres termes, était persuadé qu’un article de ce genre aurait permis de continuer la guerre dans l’Empire. Rien n’est moins sûr en réalité, mais peu importe ici : on voit bien que l’hypothèse qu’il envisageait était une catastrophe nationale, un moment de grande intensité politique. La preuve de cette interprétation « exceptionnaliste » réside dans la pratique de la Ve République : le seul cas de recours à l’article 16 fut provoqué par le putsch d’Alger du 21 avril 1961 au cours duquel des généraux félons ont bravé la République en prenant le pouvoir, faisant ainsi une tentative de coup d’Etat. Mais, même dans ce cas précis, certains juristes sourcilleux ont trouvé que l’interprétation du Général de Gaulle était extensive, doutant que la seconde condition sur l’interruption des pouvoirs publics constitutionnels ait été satisfaite car, en métropole, du moins, il n’y avait aucune interruption[6].

 

Tout constitutionnaliste sait combien le régime de l’article 16 ne peut être invoqué à la légère : il s’agit d’un régime ultra-dérogatoire au droit commun, qui institue une « dictature » provisoire, dont l’effet principal est de donner un pouvoir considérable au chef de l’Etat. Ce dernier réside dans l’appréciation totalement discrétionnaire tant des conditions du déclenchement de l’article 16 que des « mesures » — y compris législatives — à prendre destinées à mettre fin à la situation d’exception. Il suffit pour s’en convaincre de lire de manière un peu précise l’arrêt Rubin de Servens du 2 mars 1962. Il résulte du danger inhérent à l’article 16 la nécessité d’en avoir une interprétation restrictive. Ce ne fut pas ce que firent ceux qui en appelèrent à l’article 16 pour régler ce problème de droit électoral dont l’enjeu est réel mais certainement pas vital pour la République française. Bref, si l’on voulait user d’un langage trivial et ordinaire, on dirait que recourir ici à l’article 16, c’est vouloir « écraser une mouche avec un marteau ». Mais une telle formule minimiserait l’inquiétude que l’on peut éprouver en découvrant une telle discussion juridique qui témoigne d’une étrange banalisation de l’article 16 alors que des générations de constitutionnalistes ont toujours essayé de maintenir à distance cet article, de ne pas le brandir à tout propos.

 

Ce qui pourrait à la limite faire l’objet d’une discussion dans les circonstances actuelles très troublées, c’est la question de savoir si la crise sanitaire (le mot de « crise » nous semble plus judicieux que l’expression de « catastrophe ») et la crise économique gravissime qui va nécessairement en découler, ne constitueraient pas un cas pouvant donner lieu à l’application de l’article 16. Le gouvernement ne l’a pas pensé, à juste titre selon nous, et a préféré inventer un nouveau régime, l’état d’urgence sanitaire[7] pour se donner les moyens de « faire face à l’épidémie de covid19 ».

 

 

II – Un recours révélateur à l’article 16 : la Constitution comme boîte à outils du garagiste

Inquiétant, cet appel à l’article 16 est aussi révélateur d’une certaine manière de concevoir le droit constitutionnel. En effet, si l’on y réfléchit bien, pourquoi certains ont-ils cru bon d’invoquer l’article 16 pour résoudre le problème du report de l’élection du second tour ? L’idée était de trouver un fondement juridique, en l’occurrence, constitutionnel, afin d’asseoir en quelque sorte la décision de report sur un support juridique un tant soit peu solide. En d’autres termes, pour tenter de dénouer cet imbroglio né de la décision de maintenir les élections municipales qui a débouché sur l’impasse juridique, le recours à l’article 16 aurait été judicieux car il aurait permis de « dénouer » une situation inextricable. Il était en effet impossible de maintenir l’organisation du second tour, alors que le premier avait déjà eu lieu, quoi qu’on puisse penser de cette décision[8]. La presse a parlé d’un « vide juridique ». Les juristes préfèrent parler de « lacunes », du moins quand ils ne sont pas kelséniens.

 

C’est pour le juriste un cas intéressant, qu’on laissera à d’autres le soin d’examiner[9], car il n’y a pas de texte qui règle le problème. Il n’y a jamais eu de précédent de ce type, d’une telle intensité et l’exemple du cyclone à la Réunion qui a empêché en 1973, la tenue du second tour, illustre un cas très différent car il ne concerne qu’une seule circonscription[10]. Dans le cas de la semaine dernière, résultant de l’aggravation de l’épidémie du coronavirus, aucun texte ne permettait de « fonder » la décision politique du président de la République de reporter le second tour. Il était alors naturel que les juristes chargé d’étudier ce « hard case » s’emploient à trouver les moyens de sortir de l’impasse. Normalement, seule une loi pouvant déroger à une autre loi, il aurait fallu un texte législatif afin d’écarter les dispositions du code électoral, et notamment l’article L. 56 du code électoral aux termes duquel « En cas de deuxième tour de scrutin, il y est procédé le dimanche suivant le premier tour ». A défaut les juristes ont invoqué les principes non écrits du droit public et notamment la théorie des circonstances exceptionnelles (jurisprudence Heyriès où un décret est censé légalement déroger à une loi, ce qui ne peut être justifié que par la circonstance de la guerre de 1914-1918) . On sait qu’en définitive le gouvernement a reporté le second tour sans loi, mais par décret, prenant un vrai risque juridique, mais ce n’est pas ici l’objet de notre analyse.

 

En revanche, ce qui nous paraît symptomatique d’une conception contestable du droit constitutionnel, c’est que, pour en quelque sorte fonder, et non pas simplement régulariser, le report d’une élection, on songe à invoquer non pas la loi, mais un article de la constitution, celui de l’article 16. Cela conforte selon nous la tendance à concevoir la constitution comme une simple loi constitutionnelle, qui peut être utilisée comme une ressource juridique disponible à tout moment. Comme si le constitutionnaliste était une sorte de garagiste cherchant dans sa boîte à outils l’instrument constitutionnel qui va lui permettre de réparer la panne (la lacune). Manque de chance, l’article 16 n’est pas n’importe quelle clé à molette, ou n’importe quel outil constitutionnel, c’est une bombe à retardement susceptible de faire imploser la constitution.

 

Laissons donc l’article 16 en sommeil et cessons de l’invoquer à la légère. Le seul fait qu’il a pu être mentionné pour régler la « simple » question du report du second tour des élections municipales en dit long, hélas, sur l’état d’une certaine science du droit constitutionnel qui se répand dans la presse !

 

 

 

[1] M. Rescan, « Coronavirus : peut-on encore reporter les élections municipales ? », Le Monde, 12 mars 2020, https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/03/12/coronavirus-peut-on-encore-annuler-les-elections-municipales_6032820_823448.html

[2] O. Duhamel, « Il me paraît impossible de reporter une élection s’il n’y a pas de consensus. » Le point du 16 mars 2020 [https://www.lepoint.fr/elections-municipales/olivier-duhamel-il-me-parait-impossible-de-reporter-une-election-s-il-n-y-a-pas-de-consensus-16-03-2020-2367289_1966.php]

[3] Libération du 15 mars 2020, d’aprsè une dépêche AFP [https://www.liberation.fr/depeches/2020/03/15/municipales-le-second-tour-peut-il-etre-reporte_1781845]

[4] Ce point est bien mis en évidence dans le manuel de F. Hamon, M. Troper, Droit constitutionnel 40ème éd. LGDJ, 2019, p. 610.

[5] Avis du Conseil constitutionnel du 23 avril 1961, respectivement p. 87, p. 83. Je dois cette référence à Patrick Wachsmann que je remercie chaleureusement.

[6] Voir en ce sens les interventions de Gilbert-Jules, René Cassin et René Coty, dans l’avis du Conseil constitutionnel du 23 avril 1961 sur la mise en œuvre de l’article 16, Les grandes délibérations du Conseil constitutionnel, 2e éd., Dalloz, 2014, pp. 84-87.

[7] Sur lequel ce Blog devrait revenir prochainement avec un billet du professeur Didier Truchet.

[8] Il est un peu facile de se transformer en contempteur du gouvernement, tranquillement installé derrière son ordinateur, sans être dans le feu de l’action politique. La seule chose que l’on peut vraiment reprocher au gouvernement, c’est l’inconséquence consistant à, d’un côté, décider la fermeture des cafés et des commerces, le samedi soir et, d’un autre côté, maintenir le premier tour de l’élection le lendemain. Mais eût-il reporté le samedi soir l’élection pour le lendemain que des cris d’orfraie se seraient exprimés venant de tous les bords politiques. Voir, dans le même sens, l’entretien du professeur Truchet dans Le Monde du 21 mars 2020 (p. 24) qui note la position inconfortable, sinon intenable, des gouvernants en cas d’épidémie de ce genre.

[9] Le professeur Daugeron devrait livrer prochainement un billet sur ce thème.

[10] Décision n° 73-603/741 du 27 juin 1973. Pour le Conseil constitutionnel, l’irrégularité du report décidée par le Préfet qui n’était pas compétent, « n’a pu altérer les résultats du scrutin alors surtout qu’aucune manœuvre frauduleuse n’est établie. » Selon notre interprétation, ce n’est pas la théorie des circonstances exceptionnelles qui a permis au Conseil de ne pas tenir compte de l’irrégularité de compétence, mais le réalisme du droit électoral, ce qui est tout autre chose.

 

 

 

Crédit photo: ALDE, Flickr, CC 2.O