La Nouvelle Zélande – Du parlementarisme majoritaire à la démocratie multipartisane

Par Fabrice Pezet

<b> La Nouvelle Zélande – Du parlementarisme majoritaire à la démocratie multipartisane </b> </br> </br> Par Fabrice Pezet

En Nouvelle Zélande, pour la première fois depuis la réforme électorale entrée en vigueur en 1996, un parti, le Labour Party de Mme Jacinda Ardern, détiendra la majorité absolue à la Chambre des représentants. Toutefois, Mme Ardern a fait le choix de conclure un accord avec les Verts néo-zélandais. Cet accord met en évidence l’émergence d’une culture politique multipartisane en lieu et place du parlementarisme majoritaire d’autrefois.

 

In New Zealand, for the first time since the implementation of the electoral reform in 1996, one single party, the Labour Party has won an absolute majority at the House of Representatives. Notwithstanding this result, the Leader of the Labour Party and incumbent Prime Minister, Mrs Jacinda Ardern, has concluded a confidence & supply agreement with the Green Party. This agreement highlights a shift towards a cooperative political culture based on multipartism in place of the previous majoritarian model.  

 

Par Fabrice PEZET, Maître de conférences en droit public à l’Université de Paris-Est Créteil (UPEC)

 

 

Commentant les institutions britanniques, Ivor Jennings avait pu écrire que « toute analyse réaliste de la Constitution britannique aujourd’hui doit débuter et se conclure avec les partis et les étudier longuement entretemps »[1]. De fait, un des éléments constitutifs du modèle de Westminster est indiscutablement l’existence d’un strict bipartisme à l’origine de la fusion des pouvoirs exécutif et législatif décrite en son temps par Walter Bagehot, le cabinet « commandant » une majorité parlementaire dont il est issu. L’origine de même que la persistance de ce bipartisme ont généralement été attribuées à l’existence du mode de scrutin uninominal à un tour, le First-Past-The-Post (FPTP), généralisé au Royaume-Uni à la fin du XIXème siècle. Cette relation, connue sous le nom de « loi de Duverger », a néanmoins été contestée. Le First-Past-The-Post n’aurait ainsi fait que consacrer une tendance historique vers le bipartisme[2]. L’évolution politique d’autres Etats suivant le système de Westminster infirme du reste toute corrélation automatique entre le bipartisme et le FPTP : au Canada, ce mode de scrutin n’a pas conduit à l’émergence d’un bipartisme parfait ; inversement, l’application d’une forme de scrutin proportionnel, le Single Transferable Vote, n’a pas empêché la République d’Irlande de connaître pendant longtemps un certain bipartisme.

 

Toutefois, la Nouvelle Zélande offre l’exemple d’un Etat où la disparition du FPTP au profit du scrutin proportionnel a apporté de profonds changements au système politique. Ces changements sont d’autant plus remarquables qu’ils n’ont pas uniquement affecté le paysage partisan mais également le fonctionnement des institutions dans son ensemble. Depuis l’adoption du Mixed Member Proportionnal System (MMP)[3] en 1993, la Nouvelle Zélande a rompu avec le parlementarisme majoritaire d’inspiration britannique pour évoluer progressivement vers une culture politique fondée sur le multipartisme.

 

Une illustration particulièrement probante de cette transformation est l’« accord de coopération » du 31 octobre 2020 entre les travaillistes, pourtant majoritaires à la suite des élections générales du 17 octobre 2020, et les Verts. Cet accord consacre une transformation de la pratique des institutions néo-zélandaises.

 

L’adoption d’un mode de scrutin proportionnel a eu indiscutablement un impact sur ce processus. Plus largement, il a profondément bouleversé l’« esprit »[4] initial des institutions néo-zélandaises. Ainsi, la réforme électorale a atteint ses objectifs : elle se voulait une rupture avec le parlementarisme majoritaire (I) et aura permis l’émergence d’une culture politique multipartisane (II).

 

 

I. La rupture avec le parlementarisme majoritaire par la réforme électorale

La réforme du mode de scrutin effectuée au début des années 1990 s’inscrit dans le contexte institutionnel de l’époque. La réforme électorale s’analyse comme une réaction aux excès réels ou supposés du modèle majoritaire.

 

La Nouvelle Zélande a longtemps été considérée comme « plus Westminster que Westminster »[5]. Elle offrait un exemple assez pur de « dictature élue » (elective dictatorship)[6]. Peut-être plus qu’ailleurs, les institutions néo-zélandaises se caractérisaient par la domination du cabinet et la concentration du pouvoir exécutif au sein du parti au pouvoir.

 

Ce phénomène de concentration du pouvoir a indiscutablement été servi par l’existence d’un bipartisme entre les conservateurs du National Party et les travaillistes du Labour Party, ces deux formations alternant régulièrement au pouvoir. Calquée sur les institutions britanniques, la « constitution » néo-zélandaise[7] a longtemps été marquée par un modèle majoritaire animé par des partis disciplinés, phénomène renforcé par le scrutin uninominal à un tour.

 

Cette situation a été aggravée par l’absence de réels contre-pouvoirs. Le respect du principe de souveraineté parlementaire exclut tout contrôle juridictionnel des lois votées par le parlement[8]. En 1950, l’abolition de la chambre haute, le Conseil législatif, n’a fait que renforcer le constat selon lequel « tout parti qui tenait les rênes du gouvernement exerçait un monopole sur le pouvoir au sein du parlement »[9]. Il n’existait virtuellement aucun obstacle à la domination du parti au pouvoir consacrant la loi néo-zélandaise comme la « loi la plus rapide de l’Ouest »[10].

 

Il n’est donc pas fortuit que le projet d’une réforme du mode de scrutin soit intervenu dans le contexte des années 1980 et 1990 marqué par une contestation croissante du parlementarisme majoritaire. Le FPTP a été vu comme un facteur de maintien d’un bipartisme apparaissant d’autant plus artificiel qu’il commençait à s’éroder au cours des années 1980.

 

Ce choix d’une réforme du mode de scrutin est révélateur. Une solution alternative aurait pu être l’instauration des contre-pouvoirs institutionnels (création d’une seconde chambre, introduction d’un contrôle de constitutionnalité). Toutefois, il s’est agi moins de créer des contre-pouvoirs que de limiter le phénomène de concentration des pouvoirs au profit d’un parti. La réforme s’est présentée comme un moyen de corriger le fonctionnement des institutions, non de les bouleverser.

 

L’impact institutionnel attendu explique le processus d’adoption de la réforme électorale ainsi que les garanties juridiques l’entourant.

 

En premier lieu, la réforme s’est faite en étroite association avec la population. Les Néo-zélandais ont été consultés à deux reprises par référendum. En 1992, à l’occasion d’un référendum consultatif (non-binding referendum), une majorité écrasante (84,72 %) fait le choix de changer le mode de scrutin et donne sa préférence pour le MMP (70,51 %). Puis, en 1993, à l’occasion d’un second référendum, contraignant celui-ci (binding referendum) une majorité nette mais moins importante (53,86 %) de la population adopte le MMP. Celui-ci a été mis en œuvre pour la première fois lors des élections générales de 1996[11].

 

En second lieu, le mode de scrutin est garanti par une « clause de rigidité » (entrenched clause). La section 268 de l’Electoral Act 1993 prévoit que le mode de scrutin ne peut être changé que par référendum ou par un vote du parlement à la majorité qualifiée de 75 % de ses membres. Il s’agit actuellement de la seule exception au principe de souveraineté parlementaire[12]. Ces différentes caractéristiques témoignent du rôle fondamental attribué au mode de scrutin dans le fonctionnement des institutions néo-zélandaises. Pensée en réaction au modèle majoritaire, la réforme électorale aura redéfini la culture politique néo-zélandaise.

 

 

II. L’émergence d’une culture politique multipartisane grâce à la réforme électorale

Si la réforme électorale a transformé le système partisan néo-zélandais, elle en aura aussi bouleversé significativement l’« esprit ».

 

Elle aura atteint son objectif premier, à savoir la fin de la concentration du pouvoir entre les mains du parti au pouvoir. Plus généralement, elle aura permis de limiter la domination du cabinet sur le parlement. Outre le ralentissement de la production législative, la fin du modèle majoritaire aura conduit à renforcer le rôle du parlement dans l’examen, les débats et l’amendement des lois[13].

 

La réforme électorale aura permis l’émergence d’une approche plus coopérative de la vie politique en rupture avec la « dictature élue » d’avant la réforme. Ces changements doivent beaucoup aux nécessités politiques : en effet, entre 1996 et 2020, aucun parti n’a disposé d’une majorité absolue à la Chambre des représentants. Se sont alors imposées des configurations gouvernementales inédites : le gouvernement de coalition, le gouvernement minoritaire ou encore le gouvernement de coalition minoritaire[14]. Cette évolution a participé à l’avènement d’une culture parlementaire fondée sur la coopération.

 

Les évènements récents témoignent d’un choix plus affirmé en faveur d’une culture multipartisane. L’accord du 31 octobre 2020 entre les travaillistes et les Verts ne fait que prendre acte d’une culture démocratique recherchant le consensus et fondée sur le multipartisme. En principe, les travaillistes, du fait de leur majorité absolue à la Chambre des représentants, n’avaient pas besoin de passer un quelconque accord. La décision de Mme Ardern de passer cet accord doit beaucoup aux circonstances politiques : Mme Ardern n’a jamais caché son souhait d’édifier un « bloc progressiste de centre-gauche ». L’accord poursuit donc un objectif évident : constituer à terme un pôle couvrant la partie gauche de l’échiquier politique.

 

Il n’en reste pas moins que le choix des travaillistes de conclure un accord de coopération avec les Verts traduit formellement le rejet de toute réminiscence du parlementarisme majoritaire. Cette décision est cependant moins novatrice qu’il n’y paraît. En 2014, à la suite des élections générales qui ont vu le National Party manquer la majorité absolue d’un seul siège (60 sur les 121 que compte la Chambre des représentants), son leader et Premier ministre sortant, M. John Key, a décidé de reconduire les accords de soutien sans participation (supply and confidence agreement) avec plusieurs formations mineures comme les libéraux du ACT Party, les centristes de United Future et le Maori Party. Or, compte tenu des rapports de force observés alors à la Chambre des représentants, M. Key n’était probablement pas tenu de négocier autant d’accords pour assurer la pérennité d’un gouvernement minoritaire.

 

Le choix de systématiser les accords de coopération questionne la transformation de l’« esprit » des institutions néo-zélandaises. Ils traduisent la rupture assumée avec le parlementarisme majoritaire. Ils mettent en évidence la recherche systématique d’une coopération sinon d’une concertation multipartisane destinée à élargir la légitimité de l’action gouvernementale.

 

Aussi, ne faut-il pas voir la réforme électorale uniquement à travers le prisme de la seule représentativité. Elle n’a pas seulement modifié le paysage politique et la vie parlementaire. Elle a amené un profond changement des comportements politiques. Outre que le cas néo-zélandais démontre que le mode de scrutin n’est jamais neutre sur le fonctionnement effectif des institutions, il révèle aussi l’impact qu’une réforme électorale peut avoir sur les acteurs du jeu politique.    

 

 

 

[1] I. Jennings, The British Constitution, Cambridge University Press, 5ème édition, Cambridge, 1971, p. 29.

[2] V. A. Antoine, « Le First-Past-The-Post au Royaume-Uni. Pour une approche systémique », Mélanges en l’honneur de Dominique Turpin, Centre Michel de l’Hospital – LGDJ, 2017.

[3] Le MMP est similaire au Personalisierte Verhältniswahl utilisé en Allemagne depuis 1949.

[4] “Esprit” est ici entendu au sens que lui conférait Albert V. Dicey : « The term refers rather to the way in which the persons of a given time look upon their institutions, the way in which they expect them to work or assume they will work than to the actual working of the institutions themselves ». V. « English Constitutionalism under George the Third (1897) », in R. Peter (dir.), A. V. Dicey – General Characteristics of English Constitutionalism: Six Unpublished Lectures, Peter Lang, Berne, 2009, pp. 134-135.

[5] V. A. Lijphart, Patterns of Democracy – Government Forms and Performance in Thirty-Six Countries, Yale University Press, 1999, 2ème édition, New Haven & Londres, 2012, pp. 20-26.

[6] Selon les termes employés par Lord Hailsham en 1976 pour décrire le système britannique.

[7] La Nouvelle Zélande ne dispose d’aucune constitution au sens formel du terme. V. A.H. Angelo, Constitutional Law of New Zealand, Wolters Kluwer, 2ème édition, 2015, p. 23.

[8] V. Rothmans of Pall Mall (NZ) Ltd v A-G [1991] 2 NZLR 323 at 330 (HC).

[9] V. A.H. Angelo, Constitutional Law of New Zealand, Wolters Kluwer, 2ème édition, 2015, p. 31.

[10] G. Palmer, Unbridled Power? An Interpretation of New Zealand’s Constitution and Government, Oxford University Press, Wellington, 1979, pp. 77-94.

[11] V. J. Vowles, « The Politics of Electoral Reform in New Zealand », International Political Science Review, Vol. 16, No. 1, 1995, pp. 95-115

[12] V. Electoral Act 1993, Public Act 1993 No 87. A ce sujet, v. F. Pezet, « Le Westminster Model à l’épreuve du statut supra-légal du mode de scrutin – Le laboratoire néo-zélandais », Revue française de droit constitutionnel, mars 2021, à paraître.

[13] V. A.H. Angelo, Constitutional Law in New Zealand, op. cit., p. 32.

[14] Par exemple, le précédent gouvernement dirigé par Mme Ardern (2017-2020) était un gouvernement minoritaire de coalition entre les travaillistes et les populistes du parti New Zealand First soutenu par les Verts.

 

Crédit photo: Government House, New Zealand, CC 4.0 Mme Jacinda Ardern prêtant serment le 9 novembre 2020