Les deux procès Lagarde

Les deux procès Lagarde

On a beaucoup écrit sur la condamnation de Christine Lagarde par la Cour de justice de la République (CJR), le 19 décembre 2016, mais on n’a rien pu dire de son procès devant la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF). Et pour cause : les ministres n’en sont pas justiciables et cette immunité, avait jugé quinze jours plus tôt le Conseil constitutionnel, dans une autre affaire (599 QPC, 2 décembre 2016), est conforme à la Constitution. Pourtant, c’est bien ce procès-ci qui aurait dû avoir lieu.

Plusieurs aberrations convergent, en effet, dans cette affaire Tapie. Seul Stéphane Richard, Directeur de cabinet de la Ministre de 2007 à 2009, retournera bientôt devant la CDBF, dont il a déjà obtenu, par deux fois (le 22 mai 2014 et le 2 février 2016) mais en vain, qu’elle renvoie ses QPC relatives au cumul des punitions pénale et disciplinaire (423 QPC du 24 octobre 2014 et 550 QPC du 1er juillet 2016). Il ne sera néanmoins passible d’aucune sanction s’il parvient à exciper d’un « ordre écrit [du] ministre »… que la CDBF ne peut convoquer. On se souvient à l’inverse que la CJR n’avait pas même pu l’entendre. Quant à l’arrêt du 19 décembre, peut-être n’a-t-on pas suffisamment insisté sur l’essentiel : non pas que Mme Lagarde soit jugée sans les autres protagonistes du scandale, mais qu’elle soit coupable et dispensée de peine ! Laissons là la dimension sociologique d’un tel choix, brillant aliment de la contestation du système politique, au profit de sa logique répétée : comment mieux avouer qu’une procédure est inadéquate lorsque d’un même mouvement on condamne et on exonère ?

La thèse ici présentée est qu’il convient cependant d’incriminer moins la CJR, qui n’a fait qu’assumer le rôle qu’on lui a infligé, que le Conseil constitutionnel. Certes, une autre solution que celle de la décision 2016-599 QPC du 2 décembre n’eut rien changé en l’espèce et la réflexion ne vaut que pour l’avenir. Mais elle mérite un instant.

En jugeant que l’injusticiabilité des membres du gouvernement devant cette juridiction financière répressive qu’est la CDBF ne méconnaissait ni l’article 6 ni même l’article 15 de la Déclaration de 1789, la Rue de Montpensier a, à tort, écarté l’alternative de la responsabilité « disciplinaire », au sens constitutionnel du terme, et laissé accroire que les seules poursuites conformes à la Constitution sont celles possibles devant la CJR.

La responsabilité financière des ministres serait un opportun complément de leurs responsabilités politique et pénale.

L’« affaire Lagarde » le montre : la responsabilité pénale peut être inadaptée, au regard des peines. Tel est d’ailleurs le raisonnement qui a conduit le législateur, à la Libération, à créer la Cour de discipline budgétaire.

Elle est également inappropriée par la difficulté qu’il y a à incriminer la mauvaise gestion : l’invention de la « négligence » de l’art. 432-16 du code pénal est à la fois l’effet et le témoin de ce que les crimes et délits les plus clairs ne correspondent pas, sauf dans d’improbables hypothèses (par exemple des primes de cabinet en liquide), à ce qu’il importe de sanctionner. Pour le dire de manière simpliste, il semble que, pour les juges de la CJR, la frontière de l’opportunité de la punition passe par l’honnêteté ou l’enrichissement personnel, ce que nul n’a reproché à cette ancienne Ministre-ci.

Quant à la responsabilité politique, il arrive, assurément, qu’elle fonctionne ; non pas via la responsabilité collective parlementaire, que le Conseil constitutionnel a artificiellement évoquée en citant les « procédures prévues » aux articles 49 et 50 de la Constitution, mais en réalité dans le cadre de la responsabilité exécutive individuelle, permise par l’article 8 : rappelons-nous la démission d’Hervé Gaymard de Bercy, en 2005, plus proche du cas Lagarde que les errements des ministres Cahuzac ou Thévenoud.

Il n’en reste pas moins que la responsabilité politique est par hypothèse totalement inadéquate dans deux cas. Quand elle se concrétise par la révocation, où peut-elle se nicher lorsque le « responsable » n’est justement plus au pouvoir ? Et quelle « négligence » le couple exécutif pourrait-il sanctionner s’il est évident, sinon avéré, que c’est lui qui l’a ordonnée ?

Il faut donc chercher une autre responsabilité constitutionnelle disciplinaire, puisqu’il s’agit de punir et non de réparer (ce qui exclut toute solution civile). Or combien d’alternatives les infractions du code des juridictions financières eussent offertes à l’art. 432-16 ! C’est cette source que le Conseil constitutionnel — sans qu’on le lui demandât : il n’était saisi que de l’injusticiabilité des élus locaux — a tarie. Pour lui, il existe suffisamment de « contrôles » et d’« obligations politiques, administratives ou pénales » pesant sur les membres du gouvernement…

Rendre les membres du gouvernement justiciables de la CDBF serait en vérité tout aussi conforme à la Constitution.

La révision constitutionnelle n’est jamais facile : en témoigne le projet de suppression de la CJR déposé à l’Assemblée nationale en mars 2013. Mais il n’en est nul besoin pour rendre les ministres passibles de la CDBF. Il faut inlassablement rappeler qu’on aurait tort de croire que la Constitution n’autorise, devant les juridictions, leur mise en cause pour leur activité gouvernementale — car, comme dans le cas de l’affaire Tapie, c’est bien l’exercice des fonctions ministérielles que l’on vise ici — que devant la seule CJR. À preuve : leur responsabilité financière existe déjà ! Il s’agit de la procédure de gestion de fait, devant la Cour des comptes : personne n’a oublié l’affaire Carrefour du développement et le cas du Ministre Christian Nucci qui, à en croire la presse, rembourse encore l’Etat aujourd’hui.

Nul n’a jamais suggéré de préserver les membres du gouvernement du risque d’être reconnu comptable de fait des deniers publics. Or, si la gestion de fait a dans son ensemble une nature civile au sens de la Convention européenne des droits de l’homme, elle peut également avoir une portée et une vertu punitives. Et la loi dispose que les amendes infligées par la CDBF « présentent les mêmes caractères » que les amendes pour gestion occulte. Si l’une des responsabilités financières est applicable au ministre, l’autre peut l’être aussi. Il n’y a donc aucune objection constitutionnelle au fait de rompre avec leur immunité devant la CDBF, fut-elle originelle.

Au vrai, c’est la motivation de la QPC 599 du 2 décembre 2016 qui laisse un goût d’inachevé. On ne s’attendait certes pas à ce que le Conseil constitutionnel osât abroger l’art. L. 312-1 du code des juridictions financières, qui prévoit cette injusticiabilité en même temps que celle, en principe, des exécutifs territoriaux. Mais il eut été logique de voir le juge brandir le pouvoir d’appréciation du Parlement, et non se retrancher derrière une conception embryonnaire de l’article 15 de la Déclaration de 1789, en lui laissant clairement toute latitude. C’est au législateur qu’il appartient de choisir, comme le fit la loi « Sapin I » de 1993 en rendant passibles de la CDBF certains agissements des élus locaux.

La Commission des lois de l’Assemblée nationale a déjà adopté par deux fois sous la dernière Législature l’abrogation de l‘injusticiabilité des membres du gouvernement devant la CDBF. Elle a dû y renoncer sous la pression du Gouvernement Fillon.

Le Parlement est actuellement saisi du projet de loi ratifiant l’ordonnance du 13 octobre 2016 portant modification du code des juridictions financières : rêvons un peu. Il n’est jamais trop tard pour bien faire.

 

Pierre Mouzet, Maître de conférences HDR à l’Université de Tours