Présider en silence : la parole du chef de l’Etat, objet de sa responsabilité politique

Par Kamel El Hilali

<b> Présider en silence : la parole du chef de l’Etat, objet de sa responsabilité politique</b> </br> </br> Par Kamel El Hilali

Au cours du ‘grand débat avec les intellectuels’ organisé à l’Elysée le 18 mars dernier, le Pr. Olivier Beaud a évoqué le « talon d’Achille de la Ve République », l’irresponsabilité politique du chef de l’Etat. Le président Macron a réagi en invitant la doctrine à proposer « des mécanismes de responsabilité et de respiration démocratique ». Ce billet répond à cet appel en proposant de faire de la parole du chef de l’Etat l’objet de sa responsabilité politique.

 

On the occasion of the ‘great debate with the intellectuals’ that took place at the Elysée on March 18, 2019, Pr. Olivier Beaud mentioned the “Achille’s heel of the Fifth Republic”, the political unaccountability of the French President. Emmanuel Macron replied by inviting the doctrine to put forward “mechanisms of accountability and democratic breathing”. This post aims at answering this call by arguing that the President’s freedom of expression should be the object of his political accountability.

 

Par Kamel El Hilali, Doctorant à l’Université Paris 2 Panthéon Assas

 

 

Au cours du ‘grand débat avec les intellectuels’ organisé à l’Elysée le 18 mars dernier, le Pr. Olivier Beaud a évoqué le « talon d’Achille de la Ve République »[1], l’irresponsabilité politique du chef de l’Etat. Le président Macron a réagi en invitant la doctrine à proposer « des mécanismes de responsabilité et de respiration démocratique ». Une telle entreprise se révèle délicate en ce qu’elle suppose de prévoir un nouvel équilibre constitutionnel sans affecter la stabilité offerte par la Constitution de 1958.

 

 

La définition d’un mécanisme de responsabilité politique du chef de l’Etat : une marge de manœuvre étroite

La définition d’un mécanisme de responsabilité politique du chef de l’Etat suppose d’identifier le but poursuivi et les contraintes du système dans lequel ce mécanisme doit pouvoir s’insérer sans provoquer d’instabilité.

 

S’agit-il de sanctionner le chef de l’Etat en mettant un terme à son mandat ou en appelant à des élections législatives ? Le mécanisme doit-il cibler exclusivement le Président, ou le fait majoritaire – voire la discipline déraisonnable à laquelle se soumettent les parlementaires ? En d’autres termes, envisage-t-on de créer une voie de sortie anticipée ou de rétablir les conditions propices au retour de la cohabitation ? A cela, il faut ajouter une contrainte supplémentaire au vu des propositions récentes de la doctrine. Pour être retenu, le mécanisme doit pouvoir s’appliquer indistinctement dans le cadre du quinquennat comme du septennat.

 

Comment engager la responsabilité politique de la clef de voûte des institutions sans menacer la stabilité de l’Etat ? Le quinquennat a échoué à remédier au problème de l’irresponsabilité patente du chef de l’Etat. La doctrine semble se heurter à un mur infranchissable. De nombreux auteurs ont abordé le sujet sur ce blog [2]. Le Pr. Beaud a démontré la translation d’une irresponsabilité politique vers une criminalisation de la responsabilité des subordonnés et ses conséquences néfastes sur l’action publique [3].

 

 

Les pistes à exclure

Selon Olivier Beaud, la responsabilité politique du Président ne doit pas nécessairement se traduire par sa destitution [4]. La Constitution de 1958 a permis d’assurer la stabilité des institutions en confiant au Président de la République, appuyé par la majorité parlementaire, une place prédominante. 

 

Plusieurs pistes sont donc à exclure, soit en raison de leur inefficacité, soit en raison du risque d’instabilité qu’elles font courir au régime. Ainsi, il ne faut pas créer une question de confiance en complétant l’article 18 de la constitution, ni une procédure de destitution (impeachment) plus souple que celle prévue à l’article 68. De même, ni la disparition du Premier ministre, ni la restriction voire la suppression des pouvoirs propres du chef de l’Etat (en particulier la nomination du chef du gouvernement, le recours au référendum de l’article 11, la dissolution, et les pouvoirs exceptionnels de l’article 16) ne sont de nature à résoudre le problème de l’irresponsabilité du Président. En particulier, ce dernier, privé du droit de dissoudre l’Assemblée nationale, serait isolé, effacé, incapable de mettre en œuvre son programme et ne disposerait plus des outils nécessaires à la résolution de crises politiques ou constitutionnelles, c’est-à-dire le recours au souverain. Enfin, la perspective d’élections législatives à mi-mandat doit être écartée car celles-ci ajoutent de l’instabilité politique et provoqueraient le retour du régime d’Assemblée contenu par la Ve. En effet, dans pareil cas, le Président de la République deviendrait une simple variable de l’équilibre institutionnel alors que la Constitution de 1958 fait de lui sa clé de voûte, l’architecte et le guide de la politique de la Nation. En outre, une telle hypothèse accélérerait davantage le temps politique en contraignant le Président et le gouvernement à prendre des engagements intenables en deux ans et demi. A l’irresponsabilité politique du chef de l’Etat s’ajouterait une inconscience politique (en particulier dans le contexte actuel de montée des nationalismes) plongeant l’opinion dans une défiance légitime. A l’Assemblée, l’opposition et les groupes minoritaires rivaliseraient d’ingéniosité pour pousser le pouvoir en place vers la sortie et convaincre les électeurs de la nécessité d’une alternance ou d’une cohabitation. Par conséquent, un midterm à la française aggraverait le problème sans jamais le corriger.

 

 

La parole présidentielle : liberté, excès, responsabilité

La mise en jeu de la responsabilité du Président doit être graduelle. Un mécanisme souple, c’est-à-dire dont le risque est acceptable, a plus de chance d’être accepté par le monde politique peuplé de présidents en devenir.

 

La faille de la Ve République n’est pas muette. Elle résonne voire détonne par la voix du Président. Ce dernier doit expliquer sa vision de la société et les impulsions qu’il entend lui donner. Depuis 1958, son domaine d’intervention s’est inexorablement étendu à l’ensemble des sujets de société. La parole solennelle, voire grave selon le contexte, a laissé place à une parole partisane, à la confidence personnelle, et au trait d’humour. Tout devient prétexte à une intervention. Le chef de l’Etat, fort d’une légitimité sans égale, façonne l’opinion publique et occupe l’espace politique au point d’écraser le Premier Ministre, le Gouvernement et le Parlement. A la distance prudente ou méfiante à l’égard de la presse s’est substituée – le quinquennat aidant – la proximité voire l’instrumentalisation de ces derniers. Depuis dix ans, le numérique, et en particulier les réseaux sociaux, ont offert au chef de l’Etat un canal de communication direct avec le peuple et par conséquent l’opportunité de contester les journalistes autrefois indispensables au message présidentiel.

 

Notre postulat consiste donc à faire de la liberté d’expression du Président l’objet de sa responsabilité politique. Emmanuel Macron nous montre le chemin depuis plusieurs mois maintenant. Un verbe riche, une parole entraînante peut laisser place au discours soporifique et volatile dont on ne parvient plus à saisir la cohérence ni, par conséquent, à en imputer la responsabilité. Il faut donc éviter un double écueil. La parole présidentielle n’est pas le Verbe éternel incarné échappant à tout contrôle et à toute responsabilité. Toutefois, ce dernier ne peut être réduit au silence ni aux apophtegmes en raison d’un excès de contrôle. Par conséquent, seul un mécanisme de responsabilité permet de trouver un équilibre entre un ‘trop de discours tue le discours’ et une ‘parole [trop] rare’.

 

Avant d’aborder le fondement juridique d’une telle option, il faut préciser que celle-ci se distingue du simple décompte du temps de parole du Président dans les médias. En effet, l’objectif ici poursuivi n’est pas le pluralisme des opinions – une heureuse incidence– mais la responsabilité politique du chef de l’Etat. La diversité et le renouveau de l’offre politique promus par le pluralisme permet à l’opposition et aux partis minoritaires d’exister dans l’espace médiatique et donc politique. En d’autres termes, en matière de pluralisme, le point de départ de l’action se situe du côté des partis et non du Président.

 

Par conséquent, notre suggestion ne change rien aux principes qui gouvernent l’équilibre du temps de parole. En effet, si le Président s’exprime moins, il fera parler ses collaborateurs et le Gouvernement, dont les propos seront alors décomptés au titre de l’exécutif. Jouer sur la responsabilité du Président permet de se soustraire à l’approche purement quantitative pour adopter une approche qualitative du propos présidentiel.

 

S’il fallait encore convaincre, on ajoutera que dans notre hypothèse, il n’appartient ni au CSA ni aux journalistes de décider du sort de l’expression du Président, mais au Parlement. Pour le dire simplement, notre proposition consiste à couper le micro de ce dernier, et non à compter les secondes. Toutefois, le CSA n’est pas absent de ce mécanisme. En effet, cette autorité fournit chaque mois, comme la loi le lui impose, les relevés des temps d’antenne de chaque personnalité politique. Ainsi, la Tour Mirabeau participe indirectement à la fonction de contrôle du Parlement sur le temps de parole du Président. Plus loin, c’est au régulateur qu’il incombe d’assurer une mission de police auprès des médias afin de faire respecter la mise sous silence du chef de l’Etat.

 

 

Le fondement juridique de la responsabilité politique du Président de la République 

Idéalement, un tel mécanisme aurait une empreinte constitutionnelle légère et ne nécessiterait aucune révision constitutionnelle. L’hypothèse d’une convention de la Constitution est peu probable pour deux raisons. Premièrement, les rapports entre les pouvoirs gagnent à être sécurisés par une procédure établie, surtout lorsqu’il s’agit de combler une faille du système constitutionnel. Deuxièmement, le Président actuel à son arrivée à l’Elysée, conscient des dérives d’une parole non mesurée, a bien tenté de raréfier sa prise de parole avant de revenir sur sa stratégie sous la pression des évènements. En outre, l’opposition n’avait aucun rôle dans ce choix de communication, ce qui devrait être le cas pour un mécanisme mettant en jeu la responsabilité du chef de l’exécutif.

 

Si la voie de la révision constitutionnelle est retenue, quel(s) article(s) faut-il modifier ? Trois options sont ouvertes, celles des articles 18, 50, et 67/68. Selon nous, la révision de ces deux dernières dispositions doit être écartée car ces textes renvoient à des faits graves, sanctionnés par une procédure exceptionnelle.

 

Un nouvel article 50-2 pourrait être créé. Il mentionnerait la procédure par laquelle une Chambre peut initier le vote d’une motion par les deux assemblées parlementaires selon une majorité suffisante. Une telle option exigerait une modification de l’intitulé du Titre VI pour indiquer « Des rapports entre le Parlement et l’Exécutif ».

 

Enfin, la voie de l’article 18 pourrait être employée. En effet, la conception évoquée par Nicolas Sarkozy lors de son discours d’Epinal le 12 juillet 2007 – celui-ci affirmait que « plus la volonté politique s’affirme, plus la responsabilité politique doit s’affirmer », que le « lien de confiance entre le public et les dirigeants (…) a été gravement atteint par le déficit de responsabilité » et que « l’opposition [doit] être en mesure, non pas d’empêcher la majorité et le gouvernement de gouverner, mais [de] les mettre davantage en face de leurs responsabilités » – pourrait être complétée par la création d’un article 18-1 détaillant la procédure à suivre.

 

Venons-en au cœur de notre proposition. Une résolution (si la voie de l’article 18 est privilégiée) ou une motion peut être votée à l’initiative d’un tiers des membres du Parlement, afin d’offrir à ce mécanisme des chances d’être appliqué… Celle-ci limite les interventions du Président de la République à deux prises de parole par an (sans compter les messages de vœux et d’hommages) à charge pour le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, de contrôler, voire de sanctionner, les médias qui n’observent pas cette décision. Le chef de l’Etat demeure libre de la forme à donner à son propos, allocution, entretien, conférence de presse ou message devant le Parlement réuni en Congrès.

 

Est-ce à dire qu’un bon Président est un Président qui se tait ? Nullement. Toutefois, l’économie de la parole du chef de l’Etat présente de nombreuses vertus. 

 

 

Les vertus du silence présidentiel : Une discipline au service du retour au régime parlementaire

Gouverner c’est décider, et non papoter. Dans la société de l’information, la parole politique doit constituer le véhicule de la responsabilité politique au cœur et entre les phases électorales. Le Président ne peut se rabaisser au rôle de communicant permanent. C’est au Gouvernement qu’il appartient d’expliquer à la nation la politique menée. Or, en régime parlementaire, le Gouvernement est censé assumer la responsabilité de l’exécutif devant le Parlement. Dès lors, cette proposition redonnerait une certaine vitalité à ce principe. En effet, le Président, contraint à une parole plus mesurée, devra se reposer sur son Gouvernement pour communiquer avec le peuple. Les ministres et collaborateurs effectueront une forme de contreseing oral.

 

Dans un contexte marqué par la défiance envers les institutions et la fragmentation sans ordre ni efficacité des lieux de débat, une telle ascèse présidentielle permettrait de faire du Parlement le cœur du débat démocratique[5].

 

On l’a dit, ce mécanisme ne vise pas à faire taire le Président, mais à l’inciter (si ledit mécanisme est mis en œuvre) à faire l’économie de sa parole.

 

L’objectif sous-jacent cette proposition est de contraindre le chef de l’Etat à en revenir à un rôle d’arbitre au-dessus des partis, plus discret mais pas moins efficace. Elle lui redonne la dignité dont il se prive en se comportant en chef de parti. En pratique, une nouvelle discipline présidentielle voit le jour. Elle concrétise ce qu’avait exprimé Michel Debré dans son discours devant le Conseil d’Etat en 1958. Celui-ci affirmait que le Président « n’a pas d’autre pouvoir que celui de solliciter un autre pouvoir : il sollicite le Parlement, (…) le Comité constitutionnel, [et] le suffrage universel. Mais cette possibilité de solliciter est fondamentale ». Notre offre permet d’orienter l’action du Président dans cette voie.

 

Ainsi conçu, le Président adopte trois attitudes. D’abord, celle d’un architecte car il définit un axe politique. Ensuite, celle d’un stratège qui sollicite les pouvoirs, négocie avec les parlementaires, et comme le disait Georges Pompidou (conférence de presse du 24 septembre 1971) compose avec « les majorités » présidentielle, électorale, et de circonstance. Enfin, celle d’un maître d’orchestre qui distribue la parole.

 

Plus que n’importe quel acteur politique, le Président de la République donne une réalité politique et juridique aux mots qu’il prononce. Loin de signifier qu’un bon Président se mure dans le silence, cette proposition entend répondre à une crise de confiance dans les institutions par une dilution des rôles et des responsabilités.  Le Président intervient sur tout, pour tout, à la place de tous. L’inciter à l’économie de la parole, en cas de contestation, constituerait une réponse mesurée de nature à restaurer une certaine sérénité dans le débat public.

 

 

 

[1] Olivier Beaud, « Impressions diffuses sur le grand débat à l’Élysée : un témoignage et une analyse », 27 mars 2019, Blog Jus Politicum, http://blog.juspoliticum.com/2019/03/27/impressions-diffuses-sur-le-grand-debat-a-lelysee-un-temoignage-et-une-analyse-par-olivier-beaud/

[2] Jean-François Kerléo, « Ce que le débat national nous dit de nos institutions politiques »(8 avril 2019), Pierre Avril, « LEGITIMITE, LEGITIMITES… »,(4 avril 2019) ; Denis Baranger, « L’affaire Benalla et la Constitution : le Sénat, organe de contrôle politique de l’exécutif »(23 septembre 2018),« Une présidence « à la dérive » ? »(17 octobre 2016), « L’échec de la révision constitutionnelle : leçons d’un fiasco présidentiel »,  (14 avril 2016), et Nicolas Thiébaut, « La déclaration présidentielle d’Emmanuel Macron devant le Congrès : entre problèmes anciens et nouveaux usages »(10 juillet 2017)

[3] Olivier Beaud, « La contribution de l’irresponsabilité présidentielle au développement de l’irresponsabilité politique sous la Ve République », in Revue du droit public, 1998, n°6 (N° spécial sur les 40 ans de V° République), p.1541-1561.

[4] Ibid, p. 1560 « On peut s’interroger sur la raison pour laquelle plus personne n’invoque la responsabilité politique. Cela serait dû, selon nous, à une conception trop restrictive de cette notion, identifiée à tort à sa sanction maximale, la perte de pouvoir (la destitution). (…) Celle-ci [la responsabilité politique] peut être définie de manière large comme une responsabilité devant l’opinion publique » p.1560. Du même auteur, « La responsabilité politique face à la concurrence d’autres formes de responsabilité des gouvernants », Pouvoirs, n° 92, janvier 2000, p. 17-30.

[5] Denis Baranger, « La Constitution et le statut des députés : que faut-il changer ? », Blog Jus Politicum, 20 octobre 2017, http://blog.juspoliticum.com/2017/10/20/la-constitution-et-le-statut-des-deputes-que-faut-il-changer/