L’affaire Benalla et la Constitution : le Sénat, organe de contrôle politique de l’exécutif

Par Denis Baranger

<b> L’affaire Benalla et la Constitution : le Sénat, organe de contrôle politique de l’exécutif </b> </br> </br> Par Denis Baranger

L’affaire Benalla secoue l’opinion et le système politique. Les travaux de la commission d’enquête du Sénat, qui ont culminé avec l’audition du principal intéressé la semaine dernière, ont mis en évidence une série de problèmes et de dysfonctionnements au sein de l’Elysée et des services de l’Etat. Ce billet analyse les implications constitutionnelles de l’intervention de la commission sénatoriale.

The constitutional reform undertaken by President Macron and his Government has been brought to a halt this summer because of the “Benalla” scandal: two of the President’s staff members have been involved in violences against demonstrators in Paris last May. A Senate Committee has investigated into the events and has brought to light a flurry of disturbing facts about executive malfunctionings. The reaction of the President and some of his ministers has been surprisingly brutal. This blogpost examines the effects of this whole set of events on the constitution and the political régime.

 

Par Denis Baranger, professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2)

 

L’affaire Benalla n’est pas une affaire d’État. Ce n’est pas non plus un incident trivial. C’est un épisode, non pas majeur, mais tout à fait significatif de notre vie institutionnelle et politique. Cela ne tient guère, en réalité, aux faits qui se sont déroulés le 1er mai sur la place de la Contrescarpe, ni à la personnalité du principal intéressé ou de son entourage. Il est difficile, à chaud, de dire quelle sera la profondeur de l’empreinte laissée par cette affaire. Mais on peut penser qu’elle ne sera pas superficielle. Ce qu’elle démontre, c’est que la constitution change au gré des événements politiques, parce qu’elle n’est pas un stock de règles imperméables à la réalité : vérité connue des générations passées mais un peu oubliée par notre temps. Les règles, principes, mécanismes institutionnels qui composent notre régime politique sont réinterprétés en permanence et sous l’empire des événements. C’est une dimension fascinante du droit constitutionnel : le « monde » constitutionnel est fait (pour paraphraser un mot philosophique célèbre) de « tout ce qui arrive ».

Nous avions commencé l’été avec la révision constitutionnelle. Elle traduisait la mise en œuvre de promesses contenues dans le programme du président Macron. Cette réforme n’est pas ici notre sujet. On peut la regarder sous toutes les coutures, et apprécier diversement ses vertus ou ses justifications. Reste qu’il est difficile de voir de quelle façon elle pourrait bien (car elle n’est que mise entre parenthèses à ce jour) renforcer le parlement. Elle n’y prétend d’ailleurs pas. Prenez l’intitulé de la loi constitutionnelle : « Pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace ». La revalorisation du parlement, ou le rééquilibrage des institutions, ces ponts aux ânes des réformes passées, ne sont même plus invoqués, pas même au titre des banalités d’usage. Tout est fait au contraire pour limiter le poids institutionnel du Parlement. L’encadrement projeté du droit d’amendement, sujet technique et peu accessible à l’opinion publique mais tout à fait central, l’illustre bien.

Mais l’été a connu un tournant avec la révélation – ou plutôt la mise en exergue, car la vidéo circulait déjà – des faits de la Place de la Contrescarpe et de leur point saillant : le principal auteur des faits n’était pas un CRS mais un chargé de mission à la « chefferie » de cabinet de la présidence de la République. Il était accompagné d’un autre membre du cabinet. Cela changeait tout du point de vue de l’impact politique des événements. Et tout aussi de sa portée institutionnelle. Que faisaient là des membres du cabinet du Président ? A quel titre ? Quelles étaient leurs attributions exactes ? S’il ne s’est pas trouvé grand monde pour défendre les intéressés, il est vite devenu difficile de s’en tenir à la thèse de la « dérive individuelle ». Non pas qu’ils aient été en service commandé, mais parce que différents éléments de fait ne pouvait qu’intriguer : pourquoi M. Benalla était-il titulaire d’un permis de port d’armes ? Était-il affecté à la protection personnelle du président, et si oui, comment cette compétence s’articulait-elle avec celle des policiers et des militaires chargés officiellement de la protection du chef de l’État ? Pourquoi n’a-t-il pas été immédiatement licencié, une fois les faits connus par le directeur de Cabinet du Président et le Secrétaire Général de l’Élysée ?

 

Malaise institutionnel

Avec les travaux de la commission d’enquête sénatoriale, on en sait désormais infiniment plus sur nos institutions. On comprend mieux comment travaillent les services de l’Élysée. On sait mieux comment fonctionne la Préfecture de Police, que ce soit pour attribuer un permis de port d’armes ou pour gérer une manifestation porteuse de risques de dérives violentes. C’est une moisson d’informations que les universitaires et pourquoi pas les citoyens, exploiteront certainement. Mais, selon la formule consacrée, on sait aussi beaucoup mieux désormais… tout ce qu’on ne sait pas et qui semble difficile à savoir. La France est un pays de haute rationalité administrative. Tout agent public doit avoir sa place et doit s’y tenir. Le périmètre de ses compétences doit être clairement délimité. Toute activité administrative doit être organisée de la manière la plus soigneuse. S’il est une leçon à tirer des auditions effectuées jusqu’ici, c’est pourtant bien le flou de l’organisation institutionnelle des services de l’Élysée et de leurs relations avec le reste de l’État. La commission d’enquête, présidée par un ancien secrétaire général de l’Élysée et composée de membres pour certains fort informés de la marche de l’État, a certainement été vite attentive à ce flottement, car, comme dans tout bon roman policier, il ne pouvait que cacher quelque chose…

D’une part, les attributions de MM. Benalla et Crase au sein de la machinerie élyséenne n’étaient nullement claires. D’autre part, cette relative confusion a porté ses effets bien au-delà du palais de l’Élysée. Le président de la commission des lois l’avait dit d’emblée : « le gouvernement (…) seul dispose de l’administration. Toute interférence d’un collaborateur du Président de la République dans le fonctionnement de l’administration ressort d’un grave désordre »[1]. Pourtant, il est permis de penser que la centralité de la fonction présidentielle, en particulier dans le contexte de la pratique actuelle des institutions, jette un peu de doute sur un tel propos, valable sur le principe mais incertain dans son application. Ne sait-on pas que beaucoup d’arbitrages administratifs, de réunions, etc., se font à (ou depuis) l’Élysée et qu’un conseiller peut y avoir plus de pouvoir réel qu’un ministre ? Le cas Benalla est une illustration extrême d’une telle immixtion. Mais ce cas pathologique agit comme un révélateur du cas normal : lorsque tout se décide à l’Élysée, la formule de la Constitution plaçant l’administration sous la seule autorité du Gouvernement devient littéraire. Les auditions du préfet de police, du ministre de l’intérieur, puis de différents fonctionnaires de police, l’ont bien montré. Les missions de police et d’ordre public contemporaines sont d’une grande complexité technique. Les fonctionnaires interrogés – même les plus prudents – n’ont pu cacher que l’intervention de M. Benalla dans le dispositif policier avait perturbé ce fonctionnement très huilé. L’affaire de la délivrance du permis de port d’armes conduit à peu de choses près aux mêmes conclusions.

 

Quelle responsabilité politique ?

On pourrait s’en tenir là, c’est-à-dire à la révélation de faits institutionnels importants. Mais personne, semble-t-il, n’a fait semblant de le croire. Tout le monde a compris que cette affaire remettait en question la légitimité politique de l’Exécutif. Lorsque le Président lui-même a réagi à l’affaire, c’est pour désapprouver son ancien collaborateur, mais aussi pour dire que « s’ils veulent un responsable, il est devant vous, qu’ils viennent le chercher »[2]. (AFP, 10 septembre 2018). La phrase avait peut-être une efficacité politique, mais elle ne prêtait pas beaucoup à conséquence. Car, sous la Cinquième République, personne ne peut « venir chercher » un président pour lui demander de rendre des comptes de son action. Du moins, la Constitution ne permet-elle pas que la responsabilité du président soit recherchée, tant sur le terrain politique (il ne peut faire l’objet d’une motion de censure) que sur le terrain pénal (son irresponsabilité est consacrée par l’article 67 de la constitution). Quant à la procédure de destitution de l’article 68, elle suppose une inconduite personnelle du chef de l’Etat, dont il n’est nullement question ici. Au demeurant, le Président est étonnamment absent de cette affaire. Elle ne le concerne guère, sinon par ce qu’elle apprend de sa pratique du pouvoir, de sa façon d’organiser son entourage immédiat, et de sa manière – donc – de réagir au travail de la commission d’enquête, notamment par le désormais célèbre coup de fil au Président du Sénat, qui est aux rapports entre les pouvoirs ce que l’appel au SAV est à l’expérience du consommateur en électroménager : une tentation irrépressible pour un résultat qui se révèle décevant.

La logique des événements est la suivante : face à un président irresponsable – au sens où il ne peut faire l’objet ni d’une motion de censure ni (mais il n’en a nullement été question- d’une procédure pénale), la solution traditionnelle de la « double censure » des 26 et 27 juillet 2018 (sur la base de l’article 49, al. 2 de la Constitution) a été un échec relatif, sinon pour fédérer autour d’elle les oppositions. Mais ce qui a été un véritable succès, c’est le travail de la commission d’enquête sénatoriale. Et cela doit être interprété en termes de responsabilité politique et de fonctionnement du régime parlementaire.

 

Les commissions d’enquête et le contrôle politique de l’Exécutif

Les commissions d’enquête n’ont pas très bonne presse sous la Cinquième République. Elles travaillent, certes, et souvent utilement. Mais elles ont peu d’impact politique. Pourtant, on pourrait bien se trouver à un tournant de ce point de vue. Car tant l’échec de la commission d’enquête de l’Assemblée Nationale que la réussite – car c’en est déjà une – de la commission sénatoriale portant sur les mêmes faits, marqueront la pratique institutionnelle.

Une commission d’enquête a pour mission…d’enquêter. Elle est là pour faire la lumière sur des faits. Elle ne saurait semble-t-il avoir pour fonction de remettre en cause la responsabilité du Président ou du Gouvernement. Pourtant, il est des réalités auxquelles les interprétations les plus sourcilleuses et les plus neutralisantes du régime de l’engagement de la responsabilité politique dans notre Constitution ne sauraient rien changer. C’est que la responsabilité politique est un vif argent. Elle n’est pas, au bout du compte, confinée dans des procédures, y compris celles des articles 49 et 50 de la Constitution. C’est une limite du parlementarisme dit rationalisé : la responsabilité politique ne se rationalise jamais totalement.

Pour le dire en termes textuels, la disposition de l’article 24 de la constitution selon laquelle « Le Parlement (…) contrôle l’action du Gouvernement » et « évalue les politiques publiques » revêt ici une portée nouvelle : ensemble avec les dispositions de l’ordonnance du 17 novembre 1958, elle a permis à la commission d’enquête, sans jamais sortir de son rôle et spécialement sans jamais empiéter sur l’enquête judiciaire, de véritablement contrôler l’action gouvernementale et de remettre en cause – sans « l’engager » au sens étroit d’une motion de censure – sa responsabilité politique[3]. Disons-le sans ambages : cette évolution est heureuse. Elle corrige quelque peu le déséquilibre causé dans les institutions par l’irresponsabilité présidentielle et par le fait (ultra) majoritaire qui joue actuellement à plein pour éviter tout contrôle de l’Assemblée Nationale sur le Gouvernement. On voit ici les limites de l’article 49, qui est loin d’épuiser la question de la responsabilité politique dans la Constitution. C’est depuis le Sénat (parent pauvre, chacun le sait, de l’article 49) et par la voie d’une « simple » commission d’enquête, qu’a été rendue possible ce qu’on pourrait appeler la mise en cause d’une « responsabilité informelle », ou si l’on préfère d’un « effet de responsabilité ». Le contrôle exercé ne peut pas ne pas être un contrôle politique. Et du contrôle politique à la remise en question de la responsabilité politique, il n’y a qu’un pas, ou, dirons-nous plutôt, il ne saurait y avoir de cloisonnement total. C’est le contexte politique (majorité différente au Sénat et à l’Assemblée) sans parler de l’habileté des personnes ayant diligenté l’action de la commission sénatoriale, qui le permet aujourd’hui. La conclusion est donc que le régime parlementaire est flexible, qu’il ne se réduit pas à des procédures écrites, et que la responsabilité politique ne s’y ramène certainement pas à des motions de censure ou à des questions de confiance. Mais cela, qu’on ne s’y trompe pas, c’est l’enseignement que nous livre toute l’histoire du régime parlementaire…

Il est important de remarquer que cette évolution a été rendue possible par la bonne volonté du Président lui-même, qui a « autorisé » (CR, 26 juillet, audition d’Alexis Kohler) ses collaborateurs à venir s’exprimer devant les commissions d’enquête parlementaires. Cette autorisation n’était pas nécessaire en droit. Mais en pratique, elle constitue un « revirement de précédent », au regard des refus opposés – ou des purs et simples renoncements des commissions concernées – dans les années 1990 (non présentation de G. Ménage en 1992) et dans les années 2000 (Mme Cécilia Sarkozy en 2007). Cela rend d’autant plus singulières les réactions, assez vives, du Président lui-même, et de plusieurs de ses ministres (M. Castaner parlant de « destitution », Mme Belloubet de menace pour la séparation des pouvoirs, M. Griveaux remettant en cause la déontologie du président de la commission des lois du Sénat). Conforme à la tradition « hyperprésidentialiste » du régime, un refus pur et simple de déférer aux convocations des commissions d’enquêtes parlementaires aurait mis fin au problème. La boite de Pandore a été désormais ouverte par l’Exécutif lui-même. C’est à sa manière un signe intéressant que le système peut évoluer et que ni l’irresponsabilité totale, ni la lecture (fausse) de la séparation des pouvoirs en termes d’une hypothétique « muraille de Chine » entourant le palais de l’Élysée ne sont la conséquence indispensable des règles écrites. Elles sont susceptibles d’évoluer. Le régime de la Cinquième République – dont on finissait par oublier qu’il était aussi parlementaire – s’est, de lui-même quelque peu rééquilibré. Très légèrement, certes, mais en la matière, même de petites doses sont bénéfiques au patient.

 

[1] Compte-Rendu de la Commission des lois, 26 juillet 2018. Ci-après : CR.

[2] Mes italiques.

[3] Cet aspect des choses a été particulièrement marqué lors de la (très intéressante) audition du Ministre de l’Intérieur, M. Gérard Collomb, le 30 juillet 2018. Les autres auditions montrent par ailleurs la complète porosité entre contrôle de l’action de l’administration et ce que j’appelle ici « contrôle politique ».