Le rejet de la déclaration de politique générale devant le Sénat

Par Jean de Saint Sernin

<b> Le rejet de la déclaration de politique générale devant le Sénat </b></br> </br> Par Jean de Saint Sernin

Jeudi 13 juin 2019 au lendemain de l’engagement de la responsabilité politique de son Gouvernement en application de l’article 49 alinéa 1erde la Constitution, le Premier ministre Edouard Philippe a prononcé, en application de l’article 49 alinéa 4 de la Constitution, un discours de politique générale devant le Sénat. De manière inédite sous la VRépublique, le vote consécutif s’est traduit par un rejet, ce qui conduit à s’interroger sur la portée juridique comme sur les finalités politiques de la déclaration gouvernementale de politique générale devant la seconde assemblée.

 

On Thursday June 13, 2019 the day after the commitment of the political responsibility of his Government pursuant to Article 49 paragraph 1 of the Constitution, Prime Minister Edouard Philippe delivered, pursuant to Article 49 paragraph 4 of the Constitution, a general policy speech to the Senate. In an unprecedented way under the Fifth Republic, the consecutive vote resulted in a rejection, which leads to questioning the legal scope as well as the political ends of the governmental declaration of general policy before the second assembly.

 

Par Jean de Saint Sernin, Chargé d’enseignement à l’université Paris Nanterre (CTAD), à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne et docteur à l’université Paris II Panthéon-Assas

 

 

Jeudi 13 juin 2019, au lendemain de l’engagement de la responsabilité politique de son Gouvernement en application de l’article 49 alinéa 1erde la Constitution, le Premier ministre Edouard Philippe a prononcé, en application de l’article 49 alinéa 4 de la Constitution, un discours de politique générale devant le Sénat. De manière inédite sous la VRépublique, le vote consécutif s’est traduit par un rejet. Il n’est donc pas inutile de revenir sur ce mécanisme un peu négligé de la responsabilité politique en examinant tant l’article pertinent de la Constitution que sa pratique institutionnelle, en tentant enfin de dégager les leçons de ce vote négatif au Sénat. 

 

Si la responsabilité politique du Gouvernement n’est applicable que devant l’Assemblée nationale, le Premier ministre peut, aux termes de l’article 49 alinéa 4, demander au Sénat l’approbation d’une déclaration de politique générale. Le constituant a préféré réserver « l’exclusivité à l’Assemblée nationale de la responsabilité politique gouvernementale, (…) en forme de compromis entre le parlementarisme rationalisé et la réhabilitation de la seconde chambre, une procédure permettant, sans obligation politique ni engagement juridique, de solliciter un témoignage de confiance de la seconde chambre »[1]. Ce mécanisme fut créé en 1958 pour permettre au Gouvernement « de trouver un appui politique au Sénat »[2] en l’absence présumée de majorité à l’Assemblée nationale. Ce procédé, resté formellement inchangé, expose le Gouvernement à un risque, dans la mesure « où il constitue une manifestation d’opinion »[3] à son égard.

 

La déclaration de politique générale « sénatoriale » est généralement réalisée parallèlement à un engagement de responsabilité politique « gouvernementale » au titre de l’article 49 al.1 C. à l’Assemblée nationale. De manière très régulière depuis l’alternance de 1981, les Premiers ministres ont engagé la responsabilité de leur Gouvernement devant l’Assemblée nationale et ensuite demandé quasi-systématiquement au Sénat l’approbation de leur politique générale[4]. Le discours prononcé devant la seconde chambre est généralement de la même teneur que celui adressé à la première. Conformément aux précédents, la déclaration « sénatoriale » du Premier ministre du 13 juin 2019 a succédé à celle prononcée la veille devant l’Assemblée, avec un objet identique, en l’occurrence « l’acte II » du quinquennat de la Présidence d’Emmanuel Macron.

 

Ce mécanisme fut utilisé pour la première fois par le Gouvernement de Jacques Chirac le 10 juin 1975. Le discours fut approuvé par 176 voix contre 96, à une époque où les relations entre le Sénat et l’Assemblée nationale étaient « redevenues » cordiales. Il s’agissait à l’époque pour le Premier ministre, avec le concours de la majorité sénatoriale, d’affirmer son autorité vis-à-vis du Chef de l’État et également d’une partie de la majorité parlementaire non gaulliste et alliée du Président à l’Assemblée nationale. Ce mécanisme fut réutilisé à l’occasion des deux premières cohabitations. Il constituait pour la majorité sénatoriale un signal politique fort de défiance au Chef de l’État, afin de lui démontrer l’unité de tout le Parlement dans le soutien à la politique gouvernementale. Le 15 avril 1986, Jacques Chirac demanda ainsi au Sénat d’approuver une déclaration de politique générale qui fut ratifiée par une majorité de 205 voix contre 98. Cette initiative fut réitérée le 15 avril 1987, le 9 décembre 1987 et le 15 avril 1993 et réunit à chaque fois une majorité significative à la seconde assemblée[5]. La procédure de l’article 49 al.4 C. semble ainsi « motivée par des considérations d’opportunité politique »[6], même si les finalités gouvernementales demeurent variables. La déclaration de Jacques Chirac en 1975 concernait la politique étrangère, sujet faisant l’objet d’un consensus républicain laissant planer peu de doute quant à son approbation. En revanche, sous la première comme sous la seconde cohabitation, il s’agissait pour le Gouvernement, face à la majorité présidentielle de 1981, de rechercher l’appui de la seconde chambre sur son programme..

 

L’article 39 du Règlement du Sénat permet au Gouvernement de choisir « la forme qu’il entend donner à son intervention »[7] devant la seconde chambre. Si le Gouvernement engage sa responsabilité devant l’Assemblée nationale au titre de l’article 49 alinéa 1er, ledit article n’énonce aucun droit de réponse pour les membres de celle-ci. En revanche, si le Gouvernement sollicite, en application du 49 alinéa 4, l’approbation d’une déclaration de politique générale par la seconde assemblée, l’article 39 alinéa 2 prévoit que cette déclaration fait l’objet d’un débat qui s’achève, le cas échéant, par un scrutin public. Cette procédure n’obéit pas à un formalisme juridique contraignant, et les modalités de mise en œuvre appartiennent à l’exécutif, qui juge du « contexte majoritaire » favorable ou défavorable à une adoption. Le Gouvernement n’en fit ainsi pas usage entre 1981 et 1986 du fait de l’existence d’une disharmonie manifeste des majorités gouvernementale et sénatoriale. Si l’issue du vote ne comporte aucune conséquence juridique quant à la stabilité du Gouvernement, la désapprobation de la seconde chambre peut produire publiquement et médiatiquement « de mauvais effets »[8] pour le Gouvernement et fragiliser non seulement sa cohérence interne, mais aussi les relations avec la majorité parlementaire à l’Assemblée nationale. La controverse juridique d’une éventuelle responsabilité du pouvoir exécutif devant le Sénat est aujourd’hui obsolète. Le « Sénat » n’est pas mentionné dans les articles 49 et 50 C. relatifs à la démission du Gouvernement. La réprobation d’une déclaration gouvernementale par le Sénat « n’entraîne pas sur le plan constitutionnel la démission du Gouvernement »[9]. Toujours est-il qu’un rejet par le Sénat emporte des conséquences politiques sur l’opinion parlementaire, voire électorale, et explique « la réserve des Chefs de Gouvernement qui ne s’aventurent sur ce terrain qu’en étant assurés d’un soutien suffisamment large pour contrer d’éventuelles dissidences attendues ou imprévisibles »[10]. Aussi le Gouvernement n’en fait-il usage que lorsqu’il est certain d’obtenir l’approbation.

 

Les configurations majoritaires n’ont pas toujours permis l’utilisation du dernier alinéa de l’article 49. Sous la IXème législature, Michel Rocard réussit cependant à obtenir le vote favorable du Sénat sur la politique de la France à l’égard des Pays d’Europe Centrale et Orientale, le 20 novembre 1989 et le 16 janvier 1991 sur la politique au Moyen-Orient. Dans le second cas, cette déclaration eut lieu le jour même où le Gouvernement demandait la confiance de l’Assemblée nationale sur un discours de politique générale. Le Chef du Gouvernement privilégia les relations cordiales avec la seconde chambre en raison de la relativité de sa majorité à l’Assemblée nationale. Un tel usage par le Gouvernement permet d’en déduire qu’« obtenir un vote du Sénat n’est pas sans importance pour marquer l’unité de la France lors d’une crise exceptionnelle et l’on eut sans doute mal compris que le Sénat ne fût pas associé à la politique alors menée »[11]. Il s’agit pour le Gouvernement de rechercher l’harmonie institutionnelle et l’apaisement des relations parlementaires, tout particulièrement lorsque les majorités parlementaires ne coïncident pas.

 

L’usage par le Gouvernement de l’article 49 al.4 C. ne doit pas être envisagé comme un simple procédé constitutionnel démagogique à l’égard du Sénat, aux conséquences politiques inexistantes. Dans le système de la VRépublique, ce procédé peut permettre de pallier la faible cohésion de la majorité à l’Assemblée nationale. Conformément à l’intention des constituants, une majorité rétive et instable « peut-être mieux dominée par un Gouvernement qui obtient le soutien du Sénat »[12]. La faiblesse numérique de la majorité sous la VIIIème législature (1986-1988), sa relativité sous la IXème (1988-1993) et sa faible cohésion sous la Xème (1993-1997), ont conduit les différents Premiers ministres « à faire fonctionner le bicamérisme égalitaire, afin de faire pression sur l’Assemblée nationale et de la conduire à soutenir cette politique »[13].

 

En période de concordance des majorités parlementaires, on ne constate pas un usage fréquent des articles 49 alinéa 1eret 4, alors même que les relations entre la majorité des deux assemblées auraient pu le laisser légitimement entrevoir. Sous la XIIIème législature, François Fillon engagea la responsabilité de son Gouvernement au regard de la politique étrangère et notamment de la réintégration de la France dans l’OTAN. Devant le Sénat, le Gouvernement se borna à donner lecture de la déclaration, mais n’employa curieusement pas l’article 49 alinéa 4. La perte de la majorité absolue par le groupe UMP lors des élections de 2008 et les positions moins « atlantistes » de la majorité sénatoriale peuvent être une explication de ce choix. La symétrie des majorités ne conduit donc pas nécessairement à l’emploi de l’article 49 alinéa 4. Ainsi, sous la XIVème législature, après sa nomination à Matignon, Jean-Marc Ayrault engagea la responsabilité de son Gouvernement devant l’Assemblée nationale, mais il ne fit pas usage du 4ème alinéa de l’article 49 au Sénat. Voulant cependant « délivrer un message particulier aux membres de la Haute Assemblée et au premier chef à sa majorité »[14], le Premier ministre utilisa, le 4 juillet 2012, l’article 50-1 C. dont l’emploi ne nécessite pas un vote des parlementaires, sauf si le Gouvernement en fait la demande. Sceptiques quant à la configuration relative de la majorité sénatoriale, Jean-Marc Ayrault tout comme Manuel Valls décidèrent de ne pas donner suite à un vote. « L’incertitude du résultat »[15], en raison notamment de l’abstention des députés communistes, à l’occasion de l’engagement de la responsabilité du Gouvernement lors de sa formation à l’Assemblée nationale, laissait présager un vote identique au Sénat qui aurait été interprété comme un désaveu politique pour la nouvelle majorité gouvernementale nouvellement arrivée au pouvoir.

 

Ainsi, au regard de tous ces précédents, le scrutin sénatorial du 13 juin 2019 est riche d’enseignement à plusieurs égards. D’une part, pour la première fois sous la VRépublique, la seconde assemblée a rejeté la déclaration politique gouvernementale. Sur les 164 suffrages exprimés, on dénombre 93 voix contre et 71 pour. D’autre part, on peut noter un record d’abstention avec 181 voix, chiffres jamais égalés dans les précédentes utilisations. À cet égard, on observe une absence de discipline collective de vote au sein des groupes politiques sénatoriaux, qui explique la dispersion individuelle des suffrages. Ainsi, sur les 144 sénateurs du groupe LR, 132 se sont abstenus et 10 ont voté contre. Au sein des 72 membres du groupe socialiste (groupe d’opposition), 62 votèrent contre et 10 se sont abstenus. Ce phénomène n’épargne pas les groupes minoritaires. En effet, sur les 23 membres du groupe RDSE, 12 votèrent favorablement, 3 contre et 8 s’abstinrent. Sur les 53 membres du groupe Union centriste, 23 votèrent favorablement et 29 s’abstinrent. Enfin, on peut noter une absence de concordance dans les votes entre les groupes des deux assemblées. Les élections législatives de 2017 ont révélé une nouvelle fois, une absence de coïncidence entre les configurations majoritaire et les suffrages exprimés par les deux assemblées. Ainsi sur les 104 membres du groupe LR (groupe d’opposition) de l’Assemblée nationale, 81 votèrent contre et 22 choisirent l’abstention. Par ailleurs, les 46 membres du Mouvement Démocrate votèrent favorablement la confiance ; or une telle unité ne fut pas observable parmi les groupes centristes du Sénat. Il en fut de même avec les 29 députés du groupe socialiste qui votèrent unanimement contre la confiance. Les groupes parlementaires des deux assemblées ne pratiquent pas la même orientation dans le suffrage. Cela peut s’expliquer par les enjeux, à savoir le risque d’un gouvernement renversé à l’Assemblée nationale, mais peut être davantage par une différence réelle dans la structure, la cohésion et la discipline des groupes politiques des deux assemblées à l’occasion de l’exercice de la fonction parlementaire.

 

Le rejet sénatorial a fait l’objet d’un écho médiatique relativement faible. Cette conséquence résulte moins de la faiblesse de la fonction parlementaire du Sénat, mais davantage et de manière plus inquiétante, d’un désintérêt de l’opinion pour les mécanismes de la responsabilité politique gouvernementale devant le Parlement.

 

Si sous la VRépublique, la mise en cause de la responsabilité gouvernementale, avec ses conséquences juridiques, reste le monopole de l’Assemblée nationale qui, seule, peut approuver ou rejeter la question de confiance posée par le Premier ministre, elle ne saurait exclure l’existence d’une « certaine » responsabilité politique devant le Sénat. Cette responsabilité ne saurait se traduire par la démission ou le maintien collectif du Gouvernement, mais son maniement nécessite de la prudence, comme vient de le montrer le rejet par le Sénat le 13 juin 2019 de la déclaration de politique générale gouvernementale. Ce rejet rappelle que depuis 2017, la majorité parlementaire n’est pas « acquise » dans ses entiers composants au Gouvernement. Au-delà de la responsabilité politique et vis-à-vis de l’opinion, ce scrutin négatif traduit une discordance manifeste de la majorité parlementaire gouvernementale et de la majorité parlementaire sénatoriale.

 

 

[1] P. TÜRK, Le contrôle parlementaire en France, LGDJ, 2011,p. 123.

[2] H. PORTELLI, Droit constitutionnel, Dalloz, 11èmeéd., 2015, p. 336.

[3] P. AVRIL, J. et J-É. GICQUEL, Droit parlementaire, LGDJ, 5èmeéd., 2015,p. 335.

[4] Jacques Chirac : le 9 avril 1986 engagement de la responsabilité politique lors de la formation du Gouvernement devant l’Assemblée nationale, en application de l’Art 49 alinéa 1eret le 15 avril 1986, discours de politique générale au Sénat Art.49 alinéa4). Respectivement pour Edouard Balladur : le 8 avril 1993 et le 15 avril 1993. Pour Alain Juppé : le 23 mai 1995 et le 24 mai 1995, puis le 15 novembre 1995 et 16 novembre 1995. Pour Jean-Pierre Raffarin : le 3 juillet 2002 et le 4 juillet 2002, puis le 5 avril 2004 et le 7 avril 2004. Pour Dominique de Villepin : le 8 juin 2005, puis le 9 juin 2005. Pour François Fillon le 3 juillet 2007 et le 4 juillet 2007.

[5] Respectivement, 226 voix contre 64 ; 226 voix contre 68 et 223 contre 15.

[6] P. TÜRK, Le contrôle parlementaire en France, op. cit, p. 125.

[7] L. FONDRAZ, Les groupes parlementaires au Sénat sous la VRépublique, Thèse Paris I, Paris, Economica, 2000, p. 237.

[8] G. CARCASSONNE, La Constitution, Le Seuil, 11èmeéd., 2013, p. 251.

[9] P. JAN, Les assemblées parlementaires françaises, La Documentation française, 2èmeéd., 2010,p. 126.

[10] Ibid, p. 127.

[11] M. LASCOMBE et G. TOULEMONDE, Droit constitutionnel de la VRépublique, L’harmattan, 13èmeéd., 2015, p. 122.

[12] J. CADART, Institutions politiques et droit constitutionnel, T.1, Paris, Economica, 3èmeéd. 1993, p. 939.

[13] Ibid, p. 940.

[14] J. BENETTI, « Les premiers pas du Gouvernement devant les assemblées », Constitutions, 2012, p. 418.

[15] Ibid.